Deuxième dissection (début). [1]
Double cheminement des lactifères découvert dans le thorax, jusqu’à la quatrième vertèbre dorsale, où se déploie la source chyleuse des subclavières, et au-dessus de laquelle aucun rameau lacté ne se dirige plus vers le haut.Ne disposant pas d’un cadavre humain, [2] je me contentai d’un chien que le hasard m’avait procuré à l’improviste. Une longue privation de nourriture m’ayant laissé prévoir que ses lactifères [3] seraient vides, je me disposais à gaver cet animal famélique ; mais je dus l’éviscérer à jeun pour soumettre sur-le-champ ma découverte à l’arbitrage de spectateurs que sa nouveauté avait attirés. [4]
Survint alors mal à propos ce que j’avais annoncé à ceux qui s’étaient précipités : l’estomac et les intestins étaient si absolument vides que, pour mon malheur, il ne subsistait aucune trace de lactifères, pas même dans le mésentère, qui s’offrît au regard de quiconque cherchait à les voir.
Aussitôt l’auditoire exprima son amère désapprobation, en refusant de croire ce qu’il ne pouvait regarder. Je les vis nombreux, sinon tous, se récrier vivement sans rien céder à mes arguments. Il est finalement bien (me dis-je à part moi) que vous ayez appris à vous servir de vos yeux ; mais peu m’importe car, par ces mêmes yeux, dont j’ai fort complaisamment subi les dédaigneux clignements, vous donnerez satisfaction à l’aruspice [5] qui reviendra opérer devant vous.J’avais bien sûr prévenu ceux qui m’avaient témérairement pressé à me lancer dans une [Page 8 | LAT | IMG] dissection mal préparée, que les petits rameaux lactés étaient très menus, qu’on ne les distingue que grâce à la blancheur du suc qu’ils charrient, tiré des intestins remplis de nourriture digérée, et qu’il est tout à fait vain de chercher le chyle dans un ventre famélique. On perd son temps à démontrer l’existence d’une source quand elle est tarie. Le chyle n’est pas élaboré au cours du jeûne ; sans prise d’aliments, la substance qu’ils produisent disparaît aussitôt.
Sans en être empêché par l’exigence de quiconque, je soumis donc à ma diète un chien que j’avais capturé et, quatre heures après qu’il se fut rassasié du très copieux repas que je lui avais présenté, nous entreprenions l’examen de ses viscères.
L’essentiel de mon projet n’était pas d’observer les lactifères, ruisseaux d’Euripe [1][6] que je voyais en nombre infini se ruer de toute part dans le mésentère, mais de porter entièrement mon attention sur le thorax.
Le cœur, jusque là intact, continuait à battre. À son voisinage, les autres organes vitaux s’acquittaient chacun de sa fonction. [2] Jugeant qu’il ne fallait encore en léser aucun, je commandai à mon aide d’empaumer fermement le poumon droit pour le renverser dans la cavité thoracique gauche, afin d’exposer entièrement sa paroi postérieure au regard.
J’observai les affluents de la veine cave, [7] tous étaient bleuâtres. Aucun rameau des vaisseaux qui montent vers les orifices lactés, tels que je les avais récemment découverts, n’était visible. Je suivis des yeux les branches de la sixième paire intercostale, dont les unes étaient recouvertes par l’auvent du diaphragme, et les autres dissimulées par le contenu de l’abdomen. [3] Enfin, je découvris ce que je cherchais : en regardant les flancs des dernières vertèbres dorsales, mes yeux s’arrêtèrent sur je ne sais quelle blancheur, qui avait l’aspect d’un petit chylifère. Sinueux et entortillé, il rampait sur quelque distance, avant de se perdre au contact du rachis. [Page 9 | LAT | IMG] Sa ressemblance avec un nerf me faisait douter qu’il s’agît bien d’un vaisseau tel que j’étais habitué à en voir. Je serrai donc un lien un peu au-dessous des clavicules, et mes incertitudes se dissipèrent entièrement car, tandis que l’aval de la ligature s’était affaissé, mon petit vaisseau, en amont, enfla pour laisser place à une dilatation semblable à une tumeur. [4]
Il est pourtant mauvais de fonder une sentence définitive sur une minuscule anomalie et je n’osais pas encore me fier à mes seuls yeux, bien que leur témoignage fût flagrant. J’interrogeai le côté gauche : il y rôdait le même liquide qu’à droite ; et sous l’effet de la ligature, il s’avéra être un canal qui se drainait pareillement. À l’aide d’un scalpel, je me hâtai de séparer habilement les gros vaisseaux du médiastin de leurs attaches thoraciques. Le voisinage fut nécessairement inondé par l’intarissable irruption de sang qui jaillit du cœur ; mais son ablation eut bientôt le double effet de le châtier d’avoir troublé notre travail et de lever l’obstacle qu’il mettait à le mener plus avant.
Après avoir évacué le sang, je découvris enfin les canaux lactés, cheminant le long de la plèvre jusqu’aux deux liens que j’avais placés à la base du cou. À partir de la troisième vertèbre dorsale, ils cessaient d’être en contact avec le rachis, qui leur avait jusque là servi de support, et se glissaient obliquement sous l’œsophage, auquel ils adhéraient, puis progressaient vers chacune des deux clavicules. Solidement attachés au thymus, [8] ils se divisaient alors en quatre branches, ou même plus, et atteignaient les veines subclavières. [9][10] Aussitôt après les avoir ouvertes, j’en dénouai les ligatures, je les scrutai très avidement du regard, et voici qu’une fois encore, de part et d’autre, la veine cave fut immédiatement inondée par un torrent laiteux de chyle. [5]
Le mépris des spectateurs se transforma alors en émerveillement et en pressante exhortation à chercher si quelque canal chylifère ne s’élançait pas vers la tête ou ne s’était pas détourné vers les pattes antérieures. Après avoir coupé la tête et amputé les membres, pas une goutte d’humeur lactée [Page 10 | LAT | IMG] ne s’écoula autrement qu’en comprimant l’abdomen. Je prouvai ainsi que cette grande quantité de substance chyleuse qui s’était déversée dans la veine cave ne provenait pas de la tête ou des membres, mais uniquement des veines subclavières.
L’Euripe est un détroit de Grèce (Béotie), l’un des rares endroits du rivage méditerranéen où s’observe le phénomène des marées. Avant la découverte de William Harvey (1628) et depuis l’Antiquité, les anatomistes s’en servaient pour illustrer l’idée qu’ils se faisaient du lent va-et-vient du sang dans les veines (v. note Patin 4/483). Jean Pecquet l’appliquait ici au remplissage intermittent mais impétueux des lactifères par le chyle.
Respiration des poumons et battements des gros vaisseaux du pédicule cardiaque.
J’ai compris comme « intercostale » ce que Jean Pecquet entendait par les « branches de la sixième paire » (sexti paris propagines), mais sa description, au niveau du diaphragme, me semble correspondre aux branches de la douzième paire.
L’absence de clavicule chez le chien (v. note [8], Experimenta nova anatomica, chapitre ii) rend Jean Pecquet difficile à suivre. Sa première dissection lui avait fait découvrir les méats du chyle qui, chez cet animal, se situent de part et d’autre du cou, au confluent des veines jugulaire interne et axillaire, s’unissant pour former un court tronc veineux brachiocéphalique. À cœur battant, il a d’abord lié le tronc droit (entre les repères B et A de la première figure), ce qui a provoqué l’affaissement de sa partie distale (jusqu’à son abouchement dans la veine cave supérieure) et la turgescence de son amont : veine axillaire et jugulaire, et surtout chylifères thoraciques. Celui qu’il avait repéré juste au-dessus du diaphragme se mit ainsi à enfler. Pecquet a ensuite procédé de la même manière du côté gauche.
Avec cette deuxième démonstration, Jean Pecquet découvrait les vaisseaux chylifères du thorax qui cheminent du diaphragme à la base du cou, le long du rachis dorsal. Scindé en deux chenaux principaux et anastomosés entre eux, leur ensemble forme le canal thoracique, qui sera mieux décrit dans la suite du livre.
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Caput iii.
Detectum intra Thoracem Lactearum bivium, ad
quartam dorsi Vertebram, à Chylosâ Subclavio-
rum evolvitur scaturigine, ultra quam nullus La-
ctearum surculus ad superiora porrigitur.Suffecissem illicò in demortui locum,
quem mihi tum ex improviso sors Ca-
nem obtulerat, nisi exhaustas ex longâ
inediâ Lacteas macies portendisset. Ie-
junum igitur parabam confarcire ; cùm
arbitrio virorum, quos rei novitas ad spectaculum
exciverat, impastum animal eviscero.Manifestum fuit, quod intempestivè urgentibus
significaveram ; exinanitus nempe tam miserè cum
Intestinis erat Ventriculus, ut nec Lactearum usquam
ulla vestigia, ne in mesenterio quidem, superfuerint
cujusquam scpectantium oculis sentienda.Reclamavit extemplò irrequietæ censuræ superci-
liosa austeritas, atque non apparentibus, fidei denega-
vit substantiam. Ego, cum viderem plures, ne univer-
sos dicam, contemptu assensum gesticulante, quid-
quid argumentarer mihi concedere. Bene est (in-
quam apud me) oculis tandem didicistis uti : at iis-
dem ipsis oculis, quorum fastidiosos nictus facili subi-
vi obsequio, æquum est, iteranti Extispici detis
pœnas.Prædixeram certè, accelerantibus temerè immatu-
Page 8, Ioan. Pecqueti Diepæi Experimenta nova anatomica.
ram dissectionem, exilissimos esse Lactearum canali-
culos, solâ succi, quem ex repletis elixato cibo inte-
stinis exceptum devehunt, candicantiâ notabiles,
ac per tot inani operâ in ventre famelico Chylum
quæri. Frustra alvei habebitur ratio deficiente fon-
tis plenitudine. Nec Chylus procreatur jejunio, ut
nec sumptus cibus, statim alimentarem substantiam
dissolvitur.Ergo illaqueatum canem diætæ meæ neminis tum
prohibitu præpeditus subigo : et cum jejunij mo-
ras largissimâ dape compensassem, demum horâ cir-
citer à saturitate quartâ, extorum accingimur exa-
mini.Summa consilij fuit, non Lacteos obseruare, quos
infinitis circumquáque videbam Euripis per Mesen-
terium dissilientes, rivulos : sed tot studio in Thora-
cem incumbere.Cor illic intactum suas systolas explicabat ; cætera
vitæ, quæ cordi vicina sunt, instrumenta, suo quod-
que munere fungebantur. necdum ulli vim ratus in-
ferendam, elatum firmâ ministri manu Pulmonem à
dextro latere versùs sinistri cavum reflecto, totius
dorsi penetralia lustraturus.Obervo surculos Cavæ ; omnes livebant ; nullus
ascendentium Arteriarum ramus ad Lactea forami-
na, quæ recens inveneram, emicabat. Sexti paris se-
quor propagines, quarum hæ Diaphragmatis obice
sistebantur, illas imus venter absorbebat. Tandem
exerto, in suprema vertebrarum dorsi latera contui-
tu, nescio quid albedinis, instar Chylosi canaliculi,
oculos meos moratur. Sinuoso aliquantisper et ad
spinam impacto serpebat volumine : dubium an ex
Page 9, Ioan. Pecqueti Diepæi Experimenta nova anatomica.
similitudine nervus, an foret vasculum, quale solici-
tus vestigabam. Ergo subducto paulò infra Claviculas
vinculo, cûm à ligaturâ sursum flaccesseret, super-
stite deorsum turgentis alveoli tumore, dubium
meum penitus enervavit.Sed quia malum ex minimo defectu, necdum au-
sus ex oculis, tam evidentis licet argumenti testibus,
peremptoriam ferre sententiam ; sinistrum latus in-
terrogo ; etiam illic germanus dextero latex oberra-
bat, qui conjectus similiter in vincula, compari exitu
canalem se esse confessus est. Conspicua igitur vascu-
la per mediam Pleuram à sociis festino Thoracis par-
tibus levi scalpello dispescere. Inundavit opus cruen-
tâ eruptione cordis inexhausta vicinia : sed mox avul-
sum cor et interturbato pœnas labori dedit, et pro-
ducendo abstulit obstaculum.Post abstersum crurorem, ab utroque tandem liga-
mine canales Lacteos ad Iugulum Pleuræ semotu de-
tego. A tertiâ dorsi vertebrâ, ubi deseruerant susten-
tantis spinæ commercium, Oesophago, cui obli-
què subrepebant, adhærescentes, ad ipsas hinc et inde
Claviculas procedebant : Thymo firmiter innixi qua-
dripartito, vel etiam numerosiori alveolo Subclavias
attingebant venas ; has actutùm diffissas avidissimis
oculis attendo ; ecce per reperta denuò circa Iugula-
res foraminula, laxatis vinculis lacteus utrinque ri-
vulus in Cavam affatim Chylum profudit.Ac tum in miraculum resipiscente spectatorum con-
temptu, num Chyli ductus quispiam aut ad caput
exiliret, aut ad artus derivaretur anteriores, eorun-
dem incumbit scrutandum hortamine. Sed cùm am-
putatum caput, truncatosque artus nihil lactis, ne
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compressu quidem inferioris alvi sequeretur ; ex illâ,
quæ se receperat intra Cavam Chylosæ substantiæ
copiâ, argumentor neque ad caput, neque ad ante-
riores artus divertere Chylum, sed totum in ramos
Subclavios confluere.
"Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la
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