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Le musée de la
manufacture de
Sèvres |
Le musée de la Cité de la céramique à Sèvres,
dans les Hauts de Seine à proximité de Paris, possède dans ses
collections un lot de dents en céramique sous la référence MNC
20650. Il s'agit de « 158 dents fabriquées par Nicolas Dubois de
Chémant à la manufacture royale de porcelaine de Sèvres ». Cet
ensemble a été remarquablement bien étudié par André Belfort par
une thèse pour le diplôme d'état de docteur en chirurgie
dentaire soutenue en 1976 auprès de l'Université Paris VII. Une
grande partie de notre présentation (passages entre guillemets)
reprend cet important travail précis, très bien documenté et
quasiment inconnu.
Il manque cependant à cette thèse, sans
photo, toute une iconographie indispensable pour illustrer cette
recherche. c'est le but de notre présentation. Il nous fallait
donc voir ces dents et essayer d'en prendre quelques photos.
Nous nous sommes rendus dans les réserves des collections du
musée de la Cité de la céramique à Sèvres pour redécouvrir ces 158
dents. grâce à l'autorisation du musée et à l'excellent accueil
des conservateurs nous avons pris quelques photos de l'ensemble
pour les présenter dans cet article.
CONTEXTE HISTORIQUE
Le contexte historique de cette période avec
Nicolas Dubois de Chémant nous est bien connu par de nombreuses
études historiques. Il en est de même pour les débuts de la
céramique en Art Dentaire ( fin 18ème, début 19ème) assez bien
documentés. Cependant nous avons très peu de pièces, de
prothèses ou dents en céramique de cette période d'où l'intérêt
de ces 158 dents réalisées en 1791 et qui n'ont depuis jamais
quitté les collections de Sèvres.
Revenons brièvement sur cette période
charnière pour l'histoire de la prothèse dentaire. jusqu'à la
fin du 18ème les quelque prothèses dentaires réalisées par les
tabletiers et dentistes sont le plus souvent en ivoire
d'hippopotame (voir expo22.htm : Un ensemble de prothèses
dentaires en ivoire ).Bien que plus résistant que l'ivoire
d'éléphant, cet ivoire d'hippopotame a tendance à se décomposer
avec la salive. Les prothèses se déforment, se colorent, et se
putréfient avec de mauvaises odeurs.
Dans les années 1770 Il se trouve qu'un
apothicaire de St Germain en Laye, Alexis Duchateau, ne supporte
plus l'inconfort et les inconvénients de ses prothèses dentaires
en ivoire. Sa profession le met souvent en contact avec des
porcelainiers pour différents ustensiles professionnels. Or la
porcelaine ne prend pas les odeurs, est inaltérable et
relativement résistante. D'où l'idée de faire fabriquer ses
propres prothèses en porcelaine : à Il semble que ce soit en
1779 que Duchateau contacte la manufacture de Mr Guerhard, rue
d'Angoulème à Paris pour effectuer un premier dentier en
porcelaine dure.
De nombreux problèmes techniques de
réalisation et d'inconforts buccaux l'amènent à s'associer,
d'ailleurs pour une très courte période, avec un dentiste
parisien Nicolas Dubois de Chémant (Garat 1753 - Paris ? après
1826). Celui-ci reprend les expérimentations à son compte.
L'importante contraction de la céramique à la cuisson rend les
dentiers inadaptés aux tailles réelles des maxillaires. Il
travaille à la confection de prothèses en porcelaine en essayant
différentes sortes de porcelaines existantes, comme en
témoignera son mémoire pour l'obtention de son futur brevet.
c'est alors que progressivement Dubois de Chémant a l'idée de
réaliser des dents unitaires en porcelaine évitant ainsi
l'inconvénient de rétraction massive de pièces unitaires
importantes. Dents unitaires qu'il montera sur des bases en
ivoire ou mieux sur des bases métalliques.
Dubois de Chémant publie en 1788 : à
Dissertation sur les avantages des dents et râteliers
artificiels incorruptibles et sans odeurs à Puis suivront
pendant plusieurs années des rivalités et procès avec de
nombreux confrères. En 1790 il travaille en étroite
collaboration avec la Manufacture Royale de porcelaine de Sèvres
où il dispose d'un petit four pour ses expérimentations. La
manufacture lui fournit aussi la pâte tendre dont il a besoin
pour ses fabrications. Le 6 septembre 1791 Dubois de Chémant
obtient un à Brevet pour 15 ans pour la fabrication de dents et
râteliers de pate crue. Ce brevet est étayé d'un mémoire du 3
septembre 1791 où il décrit sa démarche expérimentale, la
composition et mise en ouvre de sa fabrication. Les archives de
la manufacture permettent de déterminer que l'ensemble des 158
dents a bien été effectué à cette époque entre le 20 septembre
et le 16 décembre 1791.
Puis surviennent de nouvelles péripéties avec
ses confrères. En cette période révolutionnaire difficile, les
privilèges qui lui sont accordés par la manufacture (fourniture
de pâte de porcelaine crue, mise à disposition d'un four de
cuisson) lui sont alors retirés. Eprouvé par cette période
Dubois de Chémant s'exile à Londres début 1792 et s'installe à
Soho, 2 Frith street. Il fait publier en 1797 une traduction en
anglais de son ouvrage. Il acquiert une réputation remarquable.
après 1822 il revient s'installer à Paris, au 7 rue Vivienne.
Passé 1826 on perd sa trace car ses dernières années sont assez
mouvementées entre Londres et Paris.
L'utilisation de la porcelaine en Art
Dentaire est lancée. Son œuvre et ses recherches vont être
ensuite reprises. c'est Guiseppangelo Fonzi, quelques années
plus tard qui va faire progresser la technique fixant le mode de
réalisation moderne des dents prothétiques en porcelaine. à (
André Belfort)
COMPOSITION DE L'ENSEMBLE DES 158 DENTS
L'ensemble des 158 dents se compose :
19 incisives centrales supérieures
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Les incisives centrales du
haut. Remarquez la centrale toute noire traitée à la
fluorescence X pour analyses |
15 incisives latérales supérieures
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Les incisives latérales du
haut |
42 incisives centrales inférieures
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Les incisives centrales du
bas
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17 Incisives latérales inférieures
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Les incisives
latérales du bas
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16 Canines (4 supérieures, 12
inférieures)
14 prémolaires inférieures
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Les prémolaires
inférieures |
9 prémolaires supérieures
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Les prémolaires
supérieures |
12 molaires supérieures
14 molaires inférieures
FORMES
Les formes sont assez précises. La
majorité des dents sont de grande qualité de porcelaine et réalisées
avec dextérité. On a vraiment l'impression qu'un professionnel de la
céramique a probablement été assisté par un praticien de l'Art
Dentaire. La taille importante de certaines dents a certainement été
inspirée par un dentiste pour compenser certaines pertes de hauteurs
maxillaires.
TEINTES
les teintes des dents antérieures vont du
blanc neige au gris vert en passant par le jaune clair, jaune
moyen, jaune foncé, gris jaune et gris. Il est à noter que la
teinte noirâtre d'une centrale supérieure est due à une analyse
à la fluorescence X. Les molaires et prémolaires ont des teintes
bien plus uniformes. Certaines sont jaune foncé, d'autres d'un
blanc laiteux. Les teintes peuvent nous paraitre un peu
excessives. Dubois de Chémant arrivait-il a bien doser les sels
métalliques destinés à nuancer les mélanges. Vraisemblablement
les dentures de l'époque devaient être de teintes plus soutenues
que maintenant.
COMPOSITION ET MARQUAGE
Une recherche de composition a été réalisée
par les ingénieurs de la manufacture de Sèvres par fluorescence
X sur une incisive centrale de l'ensemble. Il a été retrouvé les
éléments suivants : silicium, calcium, aluminium, magnésium,
fer, titane, sodium et platine. La présence de platine
correspond à un système d'attache de la dent posé à la cuisson.
Nous pouvons conclure à une grande
originalité de la composition de la dent de Dubois de Chémant :
la pâte tendre qu'il demande et obtient à plusieurs reprises de
la manufacture est fortement modifiée par ses soins. Par contre
nous pouvons réaffirmer qu'il s'agit bien d'une porcelaine, car
nous retrouvons exactement les compositions de cette dernière.
Sa porcelaine est une pâte tendre par sa teneur en silice et la
couverte a une composition un peu éloignée de celle de la
porcelaine dure. à Seules neuf dents portent un marquage : X en
creux, M, 6 ou 9, B, 13, 4 pointes en creux, ce ne sont
probablement que des repères techniques et non pas des marquages
de fabrication.
MODES D'ATTACHEMENT
Déjà en 1791 Dubois de Chémant connaissait les
affinités des coefficients de dilatation entre la porcelaine et le
platine. Il utilisait couramment cette particularité dans la
fabrication de ses dents car 133 dents sur 158 comportent des
anneaux de platine inclus dans la pâte. Le platine est un métal
nouveau à l'époque (1748). Il est très tenace, ductile, élastique,
peu dilatable avec le même coefficient que le verre. La liaison avec
les dents en céramique est donc facilement assurée et stable lors de
la cuisson des dents. à Dubois de Chémant est très probablement le
premier à utiliser les attachements en platine en France, une
quinzaine d'années avant Fonzi.
Les modes d'attachement sont très variés, par
une adaptation à chaque cas particuliers. 35 dents antérieures,
canines et prémolaires, possèdent des anneaux métalliques verticaux.
38 dents antérieures et canines possèdent des anneaux métalliques
horizontaux. 25 dents seulement, incisives et canines ne possèdent
aucun élément métallique mais un ou deux canaux à ligature. Les 60
autres dents restantes sont équipées d'une combinaison, de
gouttières, d'anneaux verticaux ou horizontaux. Aucune molaire ne
comporte d'anneau métallique vertical.
Ces dents ont été fabriquées à la pièce.
Elles ont une variété de forme, de teinte, d'attachement qui
prouve que des moules ne furent pas utilisés, comme plus tard
ils le seront pour de petites séries. Chaque dent est étudiée
avec soins pour s'adapter à un ancrage déterminé fonction de la
prothèse envisagée. Les dents comportant un ou deux canaux à
ligature sont conçues pour des prothèses fixes et sont
solidarisées entre elles et avec des dents naturelles par des
ligatures croisées. Les dents à anneaux et gouttières sont
destinées à être utilisées sur des bases mobiles. Les anneaux à
boucles horizontales sont enfilés dans des tiges verticales,
insérées à la cuisson dans des bases de céramique ou rivées dans
de plus classiques bases d'hippopotame ou métalliques. Les
gouttières de rétention, sur une ou deux faces de la dent,
renforcent la solidité de l'ensemble. Les anneaux à boucle
verticale se glissent sur une tige épousant la courbure de la
crête du maxillaire, du coté lingual ou palatin de la base. Il
n'est pas possible que ces matériaux hétérogènes ou homogènes
aient pu être maintenus ensemble par de simples moyens
mécaniques
jusqu'à l'arrivée de la vulcanite dans les années
1850- 1860, ce sera un véritable problème pour fixer efficacement
ces dents unitaires sur des bases. De nombreux auteurs tenteront
d'apporter des solutions comme le rapporte, pendant 60 ans,
l'abondante littérature professionnelle sur ce sujet. Fauchard
préconisait déjà de la colle, de la résine ou des ciments. Certains
ont évoqué une cuisson supplémentaire de céramique pour solidariser
les éléments sur la base. Malheureusement on n'a pas retrouvé de
prothèse à plaque par Dubois de Chémant. Il semblerait que le
système qui posait le moins de complications était constitué par une
plaque métallique avec des tiges soudées à la plaque comme supports
des dents unitaires.
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Base prothétique métallique avec tiges supports soudées à la
plaque pour dents céramique unitaires. Tout début 19ème |
CONCLUSIONS
Grace à divers documents et archives nous
pouvons confirmer que l'ensemble des 158 dents conservé dans les
collections de Sèvres-Cité de la céramique a été réalisé pour
Nicolas Dubois de Chémant et peut être par lui-même, du moins
avec sa très étroite collaboration. Ces 158 dents conservées
sans interruption au musée ont été produites entre le 20
septembre 1791 et le 16 décembre 1791. grâce à l'institut
national de la céramique, on a la connaissance exacte de la
composition chimique d'une des toutes premières dents
artificielles en céramique. Nous avons la preuve de l'emploi du
platine par Dubois de Chémant pour les attachements des dents
céramique 15 ans au moins avant Fonzi. Cet ensemble étayé par de
nombreuses archives et documents complète nos connaissances sur
cette période historique pour les progrès de la prothèse
dentaire, dont Nicolas Dubois de Chémant est un des personnages
clef.
André Belfort dans la conclusion de sa thèse
ajoutait : à La réalité objective des faits est simple : c'est à
Alexis Duchateau qu'il faut attribuer l'IDEE initiale d'utiliser
la porcelaine pour confectionner des prothèses dentaires. c'est
par contre à Nicolas Dubois de Chémant que revient tout le
mérite de mettre au point et de faire entrer dans la pratique
courante cette idée originale. Rendons l'imagination créatrice à
Alexis Duchateau et le sens pratique de la méthode expérimentale
scientifique à Nicolas Dubois de Chémant.
Dubois de Chémant est une personnalité
remarquable. Les échecs ne le rebutent pas : par un travail assidu
et un patient empirisme, il transforme les inadéquates pâtes
d'origine en des produits bien adaptés à l'usage dentaire.
Comprenant que plus un objet est petit, moins la rétraction de la
céramique est importante à la cuisson, l'idée lui vient d'éléments
fabriqués séparément et que l'on assemble par la suite. Il est probablement le premier à mettre ce concept en application
pour la céramique. De l'avis d'auteurs étrangers il est à
l'origine de la fabrication industrielle des dents porcelaine, peut
être en contact avec Claudius Ash à Londres, certainement aux Etats
Unis par l'apport de ses méthodes en céramique grâce à deux français
: Le Breton dans les années 1794-1798, puis Planton en 1817.
grâce à sa grande personnalité, grâce à des
documents historiques, précis et irréfutables, Nicolas Dubois de
Chémant a su prendre toutes garanties officielles et juridiques
permettant de lui attribuer la paternité de l'invention des dents
imputrescibles.
DOUMENTATION PHOTOGRAPHIQUE DE l'ASPAD AVEC LA
TRES AIMABLE AUTORISATION DU MUSEE DE SEVRES-CITE DE LA CERAMIQUE.
REMERCIEMENTS
l'ASPAD se permets de renouveler ses remerciements auprès des conservateurs de la Collection Sèvres-Cité de la céramique, pour leur accueil et leurs très compréhensives autorisations données à notre association.
Ceci est une preuve de plus que les historiens et collectionneurs doivent rester toujours très ouverts, car il est souvent possible de trouver des éléments importants dans d'autres réserves ou musées qui n'ont à priori pas grand chose à voir avec certaines spécialités.
BIBLIOGRAPHIE