On recherche le réservoir du chyle, dont l’existence a été ignorée jusqu’à ce jour. On démontre que ni le chyle, ni les lactifères ne se dirigent vers le foie. On découvre le réservoir du chyle sous la racine du mésentère, lequel reçoit le chyle sans qu’existe la confluence des lactifères décrite par Aselli : son pancréas n’est ni constant, ni identique, ni unique chez tous les animaux. Dans leur parcours thoracique les lactifères ne sont pas dénués de valvules.
Il est commode que le chien soit attiré par la nourriture (comme dit l’adage) : [1][2] j’en gavai un et l’amenai quelques heures après dans l’amphithéâtre anatomique. [2][3] Le premier coup de scalpel n’a fait qu’ouvrir le thorax. Je prévins sans délai la fuite du chyle vers le cœur en liant sous les clavicules, de chaque côté, la veine où s’abouchent les lactifères. [3] L’ablation des organes qui font obstacle à la vue permit d’aborder promptement les structures profondes ; et comme le relâchement des intestins sous-jacents exerce une poussée qui rétrécit la cavité thoracique, je l’ai libérée et mieux exposée au regard en prolongeant mon incision du haut en bas de l’abdomen.
Il n’y eut guère à attendre pour contempler le ruissellement des lactifères dilatés, [4] fort peu différent de celui que j’avais précédemment observé. Le soupçon d’un réservoir, dont je m’étais peu à peu convaincu de l’existence, me hantait la pensée : tout me prédisait qu’il se cachait de l’autre côté du septum transverse, [4] sous la racine du mésentère. Je n’aurais pas douté que la suppression des viscères qui s’interposent [Page 13 | LAT | IMG] le rendrait accessible si l’erreur bien ancrée sur l’hématose [5] ne m’avait tourmenté au plus haut point l’esprit, qui peine encore aujourd’hui à abandonner des croyances si solidement établies. [6] Jusqu’à présent l’opinion, contraire à la vérité, a été que le chyle progressait du mésentère jusque dans le parenchyme du foie, [5][7] viscère auquel on attribuait la prérogative de fabriquer le sang destiné au reste du corps. Je me suis plu à disséquer avec le plus grand soin un à un tous les vaisseaux qui se dirigent vers le foie, pour savoir si du chyle y affluait par l’un quelconque d’entre eux. J’ai exploré en tout sens les ruisseaux lactés du mésentère, [8] sans en trouver un seul qui s’y rende : j’ai fendu la veine porte, [9] j’ai ouvert la veine splénique, [10] je n’aurais pas épargné la mésaraïque [11] s’il ne m’avait semblé devoir la laisser intacte tant était saillante, par tout le mésentère, la turgescence blanchâtre des lactifères (le souvenir du réservoir se vidant de son chyle m’inspirait crainte et inquiétude), j’ai ouvert la veine cave, [12] non seulement là où s’abouchent les veines rénales, mais depuis les veines iliaques jusqu’au centre du diaphragme, et partout s’est répandu du sang, mais nul afflux de chyle n’a blanchi ce qu’on croit à tort être son chemin.
Et (ô lecteur) ne te fie pas à mes seuls yeux, qui me sortaient de la tête, sans faire le moindre mouvement, tout absorbés par l’immense poids de la preuve ; il y eut aussi ceux des témoins qui regardaient en étant moins mes amis que ceux de la vérité, et dont je devais moins espérer la bienveillance que redouter l’éclat de rire qu’on réserve à un insensé. Puisque je t’ai depuis longtemps piqué l’esprit et t’ai appelé à m’attaquer loyalement, ose à ton tour descendre dans l’arène. Le paresseux fait entièrement confiance à ses oreilles, dans la terreur de la tâche à accomplir ; [6] et n’est pas parfaitement digne de se dire savant celui qui adhère à une erreur qu’il serait capable de corriger.
De si pesants témoignages aboutissent à cette claire vérité : le chyle n’est détourné ni vers le foie, ni vers la veine porte, ni vers la veine cave, [Page 14 | LAT | IMG] à proximité des veines rénales. Après avoir soigneusement scruté ces viscères, il fallut chercher le chyle ailleurs avant qu’il ne s’échappe de la cavité abdominale, car l’opulence des lactifères avait été préservée par le mésentère qui n’avait pas été incisé ; [7] en plaçant ensuite des ligatures à sa base, j’empêchai ces vaisseaux dilatés de s’affaisser. Alors, progressant avec précaution, j’ai enlevé le diaphragme, ce qui me permit de bien exposer à la vue ce qui se cachait sous ses apophyses, à savoir le tronc de l’aorte et nos lactifères. [8]
Sur la gauche, derrière l’aorte, au niveau où en naissent les artères phréniques, [13] ces vaisseaux lactés se dilataient pour former chacun une cavité en forme de fiole ; plus bas, ceux de droite et de gauche se réunissaient de nouveau, en semblant se dilater en un volumineux étang de chyle. [9] Et alors, en parcourant cet endroit des yeux, mon regard s’arrêta sur le refuge où est enfermé le liquide venu de tout le voisinage et j’y appuie l’index pour le sonder. À cet endroit, chose admirable ! sous la pression intermittente du doigt, la poche sautillait sans résistance, souplesse qui prouvait l’existence, cachée sous la racine du mésentère, d’une volumineuse vessie du chyle. Enfin, à petits coups de scalpel, je la dégageai des enveloppes qui la dissimulent, mais sans la détacher de l’aorte : cette poche est comme hébergée en toute sécurité derrière l’émergence du tronc cœliaque et des artères rénales, sans être ni entièrement invisible ni tout à fait exposée. Voilà qu’était enfin découvert le tant désiré magasin secret du chyle, ce réservoir que j’avais si laborieusement recherché. [10][14][15]
Il s’étalait sous le diaphragme, sur la saillie du rachis dans l’abdomen, à peu près à hauteur de la troisième vertèbre lombaire, situé entre les deux reins, au niveau des glandes ou capsules surrénales, qu’on appelle atrabilaires ; [11][16] enfermé plus bas entre les remparts des deux muscles lombaires, [17] il occupait tout l’espace qui les sépare l’un de l’autre (mais en débordant sur son flanc droit).
[Page 15 | LAT | IMG] D’où vient donc le si grand afflux de substance nutritive qui se fait à cet endroit ? Par quels canaux, dis-je, la liqueur chyleuse se plonge-t-elle dans cet étang pour se déverser continuellement dans le thorax ? J’avais d’abord suspecté une construction du mésentère : la dilatation des lactifères, qui est dans son voisinage le plus proche, laisse croire qu’ils y ont régurgité le suc qu’ils ont extrait des intestins. Cela suppose une perpétuelle agitation, à laquelle je ne me suis pas tenu, sans laisser une vérité crépusculaire m’égarer très longtemps dans d’obscures conjectures.
Du chyle s’écoula donc dès que j’eus incisé la paroi du réservoir ; puis, par la plaie ainsi créée, l’évidence jaillit en levant tout doute, quand j’eus ôté le lien que j’avais placé à la racine du mésentère pour gonfler ses lactifères.
Quand l’évacuation complète du chyle contenu dans le réservoir eut conclu mon enquête, Aselli [18] me revint en mémoire et, en déroulant la racine du mésentère, je cherchai la très grande glande qu’il y a décrite, mais son inexistence a été toute la récompense de la peine que je m’y suis donnée : du moins cette glande est-elle absente chez les animaux domestiques, ou alors, vous la verriez se résoudre en tout au plus cinq très petites (comme de Wale l’a noté avant moi). [12][19]
Le mésentère de l’animal que j’examinais en montrait trois, qui étaient séparées par un espace bien visible. Elles jouxtaient les veines rénales : une seule du côté droit, qui avait une forme un peu oblongue, et les deux autres à gauche, de forme plus arrondie, ressemblaient beaucoup plus à de petites sphères.
Je me suis permis de chercher leur besoin d’un pancréas, comme l’appelle Aselli, où qu’il se pût trouver. [20] Tant que le mésentère s’enfle de lactifères dilatés, une partie du chyle s’écoule dans les replis caverneux de ces glandes : la preuve en est que non seulement quelques canalicules lactés se répandent autour d’elles, à la manière [Page 16 | LAT | IMG] d’une toile d’araignée, mais aussi que si vous les en séparez, s’en déverse une profusion de chyle. En vidant les lactifères du mésentère, du chyle sort des glandes pour s’écouler dans le réservoir en passant par des canaux situés au-dessous de lui, certes peu nombreux, mais de grande capacité ; leurs abouchements sont munis de valvules [21] qui empêchent le chyle de refluer vers le mésentère (comme le prouve sa progression vers le haut, sans que le réservoir ne s’affaisse). Je pensai que, comme par hospitalité, les glandes spongieuses avaient seulement absorbé cette sérosité résiduelle qui provient de l’aliment stagnant dans celles qui restaient.
J’aurais mis fin à la dissection si le double chenal des lactifères qui chemine tout le long des vertèbres thoraciques n’avait de nouveau attiré à lui nos regards admiratifs, en continuant de former deux saillies blanches. Aussi longtemps qu’on tenait serrés les liens placés sur leur extrémité, au niveau de la quatrième vertèbre dorsale, leur cavité enflait dans sa partie sous-jacente ; mais ni l’un ni l’autre ne s’amincissait, et on ne voyait ni chyle refluer par le réservoir crevé ni substance lactée s’accumuler dans le mésentère.
En y appuyant donc l’index, je dilatai plus encore les deux canaux et leurs valvules y firent apparaître de nombreuses nouures : cette démonstration fut loin de m’être désagréable car elle acheva de récompenser mon rude travail. [22]