Lydie BOULLE
Docteur en Histoire de la Médecine,
Ecole Pratique des Hautes Etudes, IVe section,
Sorbonne, Paris
Introduction
L’Alsace, riche de ses traditions est une terre d’histoire. Elle communique avec les grandes plaines du Nord de l’Europe et est un remarquable passage au cœur de l’isthme européen.
Si on considère la carte de l’Alsace dressée lors des traités de Westphalie, en 1648, on voit une marqueterie de :
- principautés,
- seigneuries,
- villes.
Le regard est retenu par un bloc massif de terres, qui va du Rhin en face de Brisach, jusqu’à l’entrée des vallées vosgiennes. On y pénètre par Belfort, on ne le quitte qu’aux portes de Colmar. Il s’agit essentiellement du Sundgau, territoire alsacien des Habsbourg, complément de ce qu’on appelle l’Autriche Antérieure.
Première partie
L’unité évidente de l’Alsace, imposée par la nature, ne s’est manifestée, dans le passé, sur le plan politique ou administratif que durant deux brèves périodes:
- du VIIème au milieu du VIIIème siècle avec le duché d’Alsace au moment où apparaît le nom même de » Alsace « .
- de 1648 (ou mieux 1681, date de l’entrée de Louis XIV à Strasbourg) à la Révolution (1790) avec la Province d’Alsace, création de Louis XIV.
C’est un curieux paradoxe de l’histoire alsacienne qui se déroule, par ailleurs, comme une épopée.
La scène en est vaste, les événements complexes, pittoresques parfois et souvent dramatiques et sanglants. Dans cette grande histoire, originale, j’ai choisi de présenter :
- Les chartes de franchises alsaciennes, en soulignant leur caractère général et territorial.
- Obernai, ville immédiate d’Empire, membre de la décapole alsacienne dans le cadre des chartes de franchises.
- Les terres sundgoviennes de l’Autriche antérieure, brillants souvenirs !
Au XIIIème, XIVème et XVème siècle, l’Alsace est un pays d’émancipation urbaine. Des chartes de franchises sont concédées par un seigneur, à une communauté urbaine ou à des villages, aux sujets habitant le territoire de la seigneurie. Ces chartes ont donc un caractère général et territorial.
Les écrits précisent les relations entre deux pouvoirs en présence, accordent, confirment des droits bien définis aux hommes du domaine seigneurial. A ce titre sont éliminés les privilèges en faveur des individus isolés, des groupes sociaux, tels que les corporations d’arts et métiers, les exemptions du droit commun d’établissements ecclésiastiques. En fonction de cette définition, que je qualifie de provisoire, j’ai établi l’existence de 2505 chartes de franchises pour l’Alsace. 1442 sont destinées aux villes immédiates d’Empire, dont Obernai. Dix d’entre elles sont des membres de la décapole, confédération de solidarité entre ses adhérents dans les moments difficiles des périls intérieurs ou extérieurs. Elle est créée par l’Empereur en 1354.
Avec Obernai le nombre des villes décapolitaines est de 10 : Haguenau, Wissembourg, Rosheim, Sélestat, Colmar, Turckheim, Kaysersberg, Munster, Mulhouse.
Les exigences de l’histoire ont déterminé des modifications à cette liste :
- En 1515, Mulhouse adhère à la Confédération Suisse. C’est Landau, en Allemagne aujourd’hui, qui remplace Mulhouse.
- A noter un très bref passage à la décapole alsacienne de Seltz, médiatisée, en 14-18, par l’Electeur palatin.
- Enfin, Ammerschwihr, ville immédiate d’Empire n’a jamais été décapolitaine. Le territoire des Habsbourg avec ses nombreuses petites villes, affiche 392 chartes de franchises.
Sans entrer dans le détail de ces documents, on peut affirmer 4 constats :
- Le caractère tardif du mouvement d’affranchissement en Alsace; essentiellement: XIVème, XVème et XVIème siècle. Bien entendu, il y a eu des concessions précoces, aux XIIème et XIIIème siècle, notamment pour Strasbourg et Haguenau.
- Le nombre des confirmations très élevé, jusqu’au XVIIIème siècle.
- Le caractère fiscal des confirmations.
- Jusqu’au milieu du XIIIème siècle les documents sont rédigés en latin. Le premier acte délivré en langue vulgaire, c’est-à-dire en Allemand, par la Chancellerie impériale date de 1275. Il s’agit d’un texte en faveur de Colmar.
Deuxième partie
L’évolution d’Obernai, sur les bords de l’Ehn, en Basse-Alsace, est intéressante à suivre dans l’optique du destin d’une ville alsacienne qui sera immédiate d’Empire. Quelque soient les droits d’une abbaye, Obernai, dès le XIIème siècle, dépend du Saint Empire romain germanique.
Les Hohenstaufen détiennent la couronne impériale et possèdent, en Obernai, des biens patrimoniaux et des parcelles de terres d’Empire. La politique de l’Empereur consiste à libérer la ville de toute entrave seigneuriale et à l’émanciper dans le cadre des franchises urbaines.
Souvent les Empereurs résident à Obernai, ainsi en: 1153, 1178, 1198. Des réunions importantes se tiennent à Obernai. Par exemple Henri VI y convoque les Grands d’Alsace pour décider de l’abolition du » Strandrecht » (c’est-à-dire du privilège des riverains à recevoir les bateaux échoués), dans tout l’Empire.
En citant Obernai, un acte officiel la désigne pour la première fois sous le nom de » civitas » dès 1240. Par la double muraille entourant la ville, à la fin du XIIIème siècle (1291-1298) Obernai affirme sa liberté. C’est en 1301 qu’elle obtient la liberté urbaine. Désormais, ville immédiate d’Empire, elle entre dans la grande histoire.
Dans le monde féodal, l’Empereur est le seul seigneur d’une ville immédiate d’empire. L’emblème de la cité est l’aigle impérial, tant recherché. A chaque changement de régime, les bourgeois obtiennent confirmation, moyennant finances, du seigneur immédiat qu’est l’Empereur, des us, coutumes, franchises de la ville. L’Empereur promet en particulier de ne pas engager la ville ou de l’aliéner de la décapole. Dans le catalogue général des chartes de franchises, Obernai est, chronologiquement inscrit de 1301 à 1670.
Un choix parmi les nombreuses données, souvent répétitives, est éloquent de l’immédiateté d’empire. Un document de 1346 apprend qu’Obernai est exempté de toute juridiction étrangère à la prévotée de la ville, relevant immédiatement de l’Empereur par grand baillé résidant à Haguenau interposé. Quant au prévôt, il doit être automatiquement recruté parmi les bourgeois de la cité.
En 1440, la justice de la potence est déplacée à Obernai. Capital est le droit d’appel de la justice prévôtale, non criminelle, rappelé par une charte très précise de 1450. Le tribunal d’appel, » Oberhof » dans le texte, c’est-à-dire cours suprême, est fixé à Ulm, parce que le droit municipal d’Obernai a subi l’influence d’une filiation avec Ulm.
Après avoir insisté sur la juridiction, il convient d’attirer l’attention sur la précision et le grand nombre de privilèges économiques, dont certains sont des concessions à la ville de produits d’origine seigneuriale destinés, pour une période de dix ans par exemple, à entretenir les murailles de la communauté urbaine. La charte, de 1348, est très significative à ce sujet.
Très fréquents sont les droits ou exemptions concernant les marchés, et péages. Un phénomène fort intéressant est l’extension du territoire de la ville d’Obernai, d’un district urbain, celui de Bernardsvillé. Ce qui veut dire que des droits concédés aux bourgeois de la ville, le sont aussi aux habitants de la campagne.
Ce phénomène observé à Obernai est d’autant plus intéressant qu’elle est octroyé à une ville relativement peu importante. Selon un recensement effectué en 1444, au moment de l’invasion des armagnacs et des bourguignons, Obernai comprenait environ 2000 habitants, tandis que Strasbourg comptait environ 18000 habitants, Haguenau et Colmar environ 6000, Sélestat plus de 4000, Wissembourg 2500.
Troisième partie
Les villes immédiates d’Empire membres de la décapole ont manœuvré avec habileté pour échapper à la puissance tentaculaire des Habsbourg du Sundgau alsacien, pont de passage facile entre le monde germanique et roman.
Dès le XIIème siècle, en qualité de Landgrave de Haute Alsace, ils représentent l’Empire. Au XIIIème siècle, les Habsbourg, ducs d’Autriche, ont leur capitale à Vienne, sur le Danube.
La couronne impériale est décrochée par les Habsbourg au XIVème et XVème siècle. Dès le XIVème siècle, les terres alsaciennes des Habsbourg sont détachés des duchés héréditaires d’Autriche. Ils sont gérés par la branche cadette des Habsbourg. Leur capitale sera tyrolienne, à Innsbruck.
Le Sundgau d’Alsace des Habsbourg est au départ, géré sur place, par des femmes d’état: belles, intelligentes, douées pour les affaires. A la cathédrale Saint-Etienne, à Vienne, on admire la statue de la première de ces femmes d’état, Jeanne de Ferrette (première moitié du XIVème siècle). Elle a largement favorisé le phénomène urbain des franchises. Ensuite, il s’agit de Catherine de Bourgogne (1393-1426), fille du puissant duc de Bourgogne Philippe, proche parent des Valves. Catherine est l’épouse de Léopold IV, le Superbe, duc d’Autriche. Elle administre le Sundgau de main experte et signe les chartes de franchises dans les villes privilégiées.
Et puis ce sont les guerres, les changements de mentalités avec la Réforme et la Renaissance.
Deux siècles après la disparition de Catherine, à la veille de la guerre de trente ans, le Sundgau est à son apogée. Il est la pièce maîtresse de l’Autriche antérieure alsacienne qui se présente comme un état centralisé avec Ensisheim pour capitale. L’administration est le fait de juristes formés dans les universités. L’imprimerie assure une diffusion rapide des règlements. A Ensisheim on bat monnaie depuis 1582. Cependant la guerre des paysans de 1525 a ravagé la région. La noblesse est appauvrie, démographiquement et économiquement. Les communautés villageoises et bourgeoises sont au zénith. Le témoignage en est inscrit dans la pierre. Les maisons du XVIème siècle sont encore un charme de la province.
Léopold de Habsbourg, frère de Ferdinand II, a son siège à Innsbruck. L’Archiduchesse, Claudia de Médicis, exerce le régence d’Ensisheim. Les évènements se précisent. L’article 73 du traité de Westphalie stipule, en 1648, que les possessions autrichiennes du Sundgau soient transférées à la France. Ces territoires, partie ouest de l’Autriche antérieure, étaient le prototype de la province d’Alsace, création de Louis XIV.
Conclusion
Au terme de ce rapide défilé à travers des temps forts du passé de l’Alsace, je voudrais souligner qu’elle s’est forgée une individualité originale et qu’elle reste, pour le chercheur, une terre privilégiée de découvertes, guidées par le respect des traditions. Tant de travaux en perspective seront un souvenir ému et silencieux des grands maîtres de l’histoire du XXème siècle que j’ai eu la joie d’écouter, durant des années à Strasbourg : Marc Bloch, Lucien Febvre, Georges Lefebvre, Charles Edmond Perrin.