Les « Journées du Patrimoine » de 1995 ont donné lieu à de nombreuses manifestations célébrées dans toute la France.
Les Médias, qui ont largement contribué à leur diffusion, ont cependant ignoré un événement marquant: le retour à Nancy du prestigieux « cabinet Grüber » exposé au Couvent des Cordeliers en 1992, à l’occasion de la célébration du Centenaire de la création du Diplôme de Chirurgien-Dentiste.
C’est en effet lors de ces Journées du Patrimoine que cet ensemble a rejoint l’exceptionnelle collection du Musée de l’Ecole de Nancy, temple de l’Art nouveau français où les oeuvres de Jacque Grüber cohabitent avec celles de Gallé, Majorelle, Daum, Guimard, Prouvé et Vallin.
L’Art décoratif à l’orée du XXème siècle
Depuis le milieu du XIXème siècle l’Art décoratif se complait dans le pastiche des styles anciens. Ce manque d’imagination et de création cède brusquement la place à une réaction qui se manifeste dans plusieurs nations européennes sous le dénomination d’ « Art nouveau » en France, de « Modern style » en Angleterre, de « Jugendstil » en Allemagne et de « Secessionstil » en Autriche.
Curieusement, c’est dans une ville de province, à Nancy, qu’apparait en France cette nouvelle tendance dénommée en 1901 par le vocable de « Ecole de Nancy ».
Pour comprendre ce phénomène, il faut se rappeller que les évènements de 1870 aboutissent au partage de la Lorraine avec l’Allemagne et que Nancy devient dès lors une ville frontière.
Les lorrains et les alsaciens qui refusent la nationalité allemande se réfugient dans la capitale de la Lorraine dont l’afflux de population qu’elle entraîne, amène une grande prospérité économique.
Cette évolution aboutit à l’existence d’une riche bourgeoisie dont l’importante clientèle qu’elle génère va favoriser les potentialités créatrices.
C’est Emile Gallé, personnalité de premier plan, qui va donner l’impulsion régénératrice à l’Ecole de Nancy.
Dès 1870, Emile Gallé rénove la verrerie et la céramique alors qu’en 1884, il aborde le domaine de l’ébénisterie.
L’art de ce chef de fil est essentiellement inspiré par la nature, l’art japonais, la conscience régionale et nationale. Il s’attache aussi à réaliser le bonheur des hommes par son soucis de l’art social et de l’art pour tous.
Sa notoriété se manifeste déjà au Musée du Luxembourg où une vitrine est consacrée à la présentation des verres de Gallé.
C’est lors de cette exposition que Jacques Grüber, alors peintre de l’Ecole des Beaux Arts, rencontre fortuitement Antonin Daum. C’est ce concours de circonstance qui va déterminer le ralliement de Jacques Grüber à l’Ecole de Nancy.
Jacques Grüber ( 1870-1936 )
Maître de l’Ecole de Nancy, Jacques Grüber est nommé professeur d’Art décoratif à l’Ecole des Beaux Arts en 1893.
Son activité s’exerce dans de nombreux domaines: peinture murale, mobilier, verrerie, broderie et vitrail. C’est cette dernière discipline qui prend la place la plus importante dans l’oeuvre de cet artiste.
Ses années de collaboration avec Daum l’amènent à transposer au vitrail la technique des verres gravés multicouches.
A ce procédé, Grüber associe une remarquable maîtrise des effets de la gravure à l’acide fluorhydrique et des verres dichroïques qui ont la propriété de changer de teinte suivant la quantité de lumière qu’ils recoivent et la direction des faisceaux qui les traversent.
L’Art du vitrail chez Grüber : ses principales réalisations
Elles sont connues par des écrits, des reproductions, ou par des oeuvres encore en place.
- 1902 : Les vitraux de la salle à manger et la grande verrière de la cage d’escalier de la villa Majorelle à Nancy.
- 1909 : Les vitraux de la Brasserie Excelsior de Nancy et des Magasins Réunis de Paris, occupés aijourd’hui par la FNAC.
- 1910 : Le vitrail « effet du soir » qui lui vaut la médaille d’or à l’exposition de Turin.
- 1920 : La décoration des douze pavillons à l’Exposition internationale des Art décoratifs de Paris dont celle de l’immense baie de la porte d’entrée au Pavillon des Galeries Lafayette.
Grüber et l’ébénisterie
L’artiste apporte une touche personnelle au mobilier en y insérant des verres gravés. Cette maîtrise se manifeste en premier lieu dans la cheminée monumentale de la maison Gaudin en 1899. Le mobilier du cabinet dentaire de Nancy illustre brillamment l’intégration harmonieuse du verre et du bois.
Un appel téléphonique inattendu
C’est en 1983 que le Dr Claude Barthélémy de Nancy prend contact par téléphone avec un dentiste parisien :
« Cher Confrère, C’est au collectionneur averti que je m’adresse pour vous informer que j’ai conservé la totalité de l’installation de mon grand-père qui comprend un exceptionnel ensemble composé de meubles et de vitraux conçu et réalisé par Jacque Grüber et dont je suis obligé de me séparer à mon grand regret ».
Notre collectionneur se rend sans tarder à Nancy où il est reçu dans le cabinet jadis occupé par le grand-père du praticien.
C’est dans l’atelier de prothèse désaffecté qu’il découvre, non sans émotion, les meubles de Grüber rassemblés dans cette pièce qui sert aujourd’hui de débarras.
Dans une salle obscure, le plafonnier, pièce maitresse de cet ensemble, repose sur une table difficilement accessible à cause du matériel de toutes sortes amassé dans cette salle. On peut néanmoins distinguer une petite caisse sous le plateau de la table où émergent les précieuses et fragiles tulipes plafonnières en verre, miraculeusement indemnes.
Dans un recoin du grenier, les vitraux des fenêtres sommeillent depuis plus d’un siècle non loin de l’antique crachoir en verre rouge et des carreaux de faience bleus de la cheminée.
Le Cabinet du Dr Barthélémy, créé vers 1903, était situé dans un hotel particulier rue Gambetta à Nancy.
L’appartement professionnel occupait le rez-de-chaussée surélevé. Aprés avoir monté quelques marches, les patients étaient accueillis dans une entrée qui permettait d’accéder au salon d’attente à gauche et au cabinet dentaire à droite.
Composition de l’aménagement opératoire du cabinet dentaire
Les éléments du mobilier réalisés par Grüber
Ils comprennent :
- une bibliothèque en chêne et placage de noyer dont les deux portes sont ornées de verres multi-couches gravé à l’acide à décor de pommes de pin
un bureau à tiroirs en ceinture, modèle dit « bureau à ailes » en chêne. La face est décorée d’un paysage vogien en verre multi-couches. Il est accompagné d’un fauteuil et de trois chaises de visiteur au modèle du bureau
une cheminée monumentale en chêne dont le trumeau est constitué d’un vitrail à décors de lac vogien en verre gravé
Un lave-mains encastré dans une petite armoire en chêne surmonté d’un fronton en verre gravé à décor de pommes de pin
Une grande console en chêne servant de plan de travail recouverte d’une plaque en opaline et surmontée d’un miroir. Un grand tabouret permet le travail assis
Une petite console supporte un tableau électrique en chêne et marbre où sont fixés un ampère-mètre, un volt-mètre et des fusibles nécessaires à l’alimentation elecrique du thermo-cautère, du miroir bucal et autres instruments à bas voltage
Quatre vitraux de Grüber en verre » américain » et verre cathédrale , à décor de tournesol. Ils occupent les deux fenêtres du cabinet
Un exceptionnel plafonnier formé d’un grand vitrail oval à décor de tournesols et de tulipes en verre dichroïque montées sur une embase florale en bronze doré
les autres éléments de l’installation
Ils n’apparaissent pas sur les photos prises lors de l’Exposition de 1992. Ce choix a été dicté par le soucis de mettre davantage en valeurs l’Art de Jacques Grüber et de ménager le très beau tapis.
Ils comportent :
un fauteuil hydraulique Lemania n° 1 à pompe monocylindrique de Reymond Frère à Genève. Ce mécanisme introduit par Ritter en 1891, ne s’affirme qu’à la fin du XIXème siècle
- un crachoir à piètement circulaire de Weber ; créé en 1899, il est le premier modèle de crachoir à cuvette en verre balayé par un jet d’eau tangentiel qui améliore la qualité du nettoyage
- un tour électrique boule. Il est suspendu à une potence murale munie de deux poulies; le règlage en hauteur est assuré par un système de contre-poids
- un projecteur électrique mural de Klingelfuss. Il est doté de bras articulés qui assurent un bon éclairage bucal
une tablette d’Holmes murale en noyer. Elle comprend plusieurs tiroirs de rangement, deux porte-fraises et un porte-coton
- une vitrine de rangement et d’exposition à montants en laiton et panneaux en glace, signé S. Simon à Nancy
Conclusion
Le cabinet dentaire de Nancy aménagé par Jacques Grüber peut être assimilé à une réalisation d’avant-garde par plusieurs aspects.
C’est d’abord l’adoption du style « Art Nouveau » de cet ensemble qui frappe d’emblée le visiteur.
L’esprit novateur s’exprime aussi dans la technologie de plusieurs composants de l’équipement dentaire. Il figure par ailleurs, dans l’architecture de l’installation; le traditionnel meuble mural en noyer ou en acajou est remplacé ici par une vitrine en glace plus accessible au praticien sans faire écran dans l’aire du cabinet dentaire.
Grâce à la volonté tenace de Monsieur Georges Barbier-Ludwig, Conservateur à l’époque du Musée de l’Ecole de Nancy, le Cabinet Grüber fait dorénavant partie de la collection de ce Musée. Mis temporairement en réserve, la reconstitution de cet ensemble prodigieux était prévue dans les locaux de la Faculté dentaire pour la commémoration du Centenaire de la création de l’Ecole de Nancy. Malgré les efforts déployés par le doyen Jean-Paul Louis auprès des instances dirigeantes de la profession, l’exposition n’a malheureusement pas pu avoir lieu .
Nous souhaitons enfin rendre un vibrant hommage à René Barthélémy Chirurgien-Dentiste initiateur de ce cabinet qui s’est délibérément comporté en homme de son temps, à ses fils et petits-fils qui ont réussi à préserver ce patrimoine dans son intégralité.
Elements bibliographiques
Publications du Musée de l’Ecole de Nancy, 36, rue Sergent-Blandan, 54000 NANCY
DUNCAN (Alastaire). – Art Nouveau furniture. – Thames and Hudson Ltd, London
BUFFET-CHALLIE (Laurence). – Le modern-style. – Baschet et Cie, Paris