Un cabinet dentaires des années 1860

 

Le mois d’août 1859 fut marqué aux États-Unis par deux événements retentissants: le premier numéro du « Dental Cosmos » issu des « Dental news letters » créé en 1874 était publié le 1er août 1859, alors que le 27 de ce même mois l’or noir jaillissait àTitusville en Pennsylvanie. Ces deux événements, sans lien apparent, allaient pourtant contribuer, dans une certaine mesure, au développement prodigieux de l’industrie américaine du matériel dentaire. Le « Dental Cosmos », conçu par James White, frère de Samuel et parrainé par la fameuse firme de Philadelphie, est la première revue professionnelle où cohabitent articles scientifiques et documents publicitaires abondamment illustrés. Diffusé dans le monde entier, traduit en français à partir de 1876 sous le nom de « Cosmos dentaire » par la maison Billard, ce journal va largement contribuer à l’information et à la diffusion du matériel le plus souvent de la marque de S.S. White. Elle constitue pour nous une source précieuse de documentation sur l’évolution de l’équipement dentaire aux Etats-Unis.

Le fauteuil opératoire

Il représente le thème unique des gravures publicitaires des premiers numéros du « Dental Cosmos ». Le modèle ancien du Dr. Porter déjà décrit dans les « Dental news letters » laisse rapidement la place aux fauteuils récents de Justus Ask et de Perkin.

Le modèle amélioré de Justus Ask breveté en 1859
Le fauteuil de Justus Ask de 1859

Le modèle d’Archer n°3

 

D’abord fabriqué par la firme de James H. Case, il constitue le premier fauteuil à bascule commercialisé. L’assise du siège et la têtière sont réglables; le repose-pied à cylindre est indépendant du fauteuil. Un modèle modifié et breveté l’année suivante est fabriqué par R. W. Archer. Le libellé publicitaire de ce modèle mentionné dans le « Dental advertiser » de 1874, atteste que 4 000 fauteuils sont déjà en service.

Bien qu’il soit difficile de prendre en considération la véracité d’un tel slogan publicitaire, il faut reconnaître que ce modèle a bénéficié d’un rapport qualité-prix dont le succès est confirmé par la bonne place encore tenue par les modèles d’Archer n° 2 et 3 dans le catalogue de Johnson and Lund’s de 1881. Par ailleurs, le Dr. G.V. Black a choisi le fauteuil d’Archer n° 2 pour l’aménagement de son cabinet de Jacksonville.

Le fauteuil de Perkin

Samuel White obtient en 1859 l’exclusivité de fabrication du fauteuil de Perkin. L’allure générale de ce fauteuil (le premier modèle ci-dessous) est en rupture totale avec la physionomie des fauteuils de salon dossier droit encore fréquemment utilisés à cette époque.

Le fauteuil de Perkin

 

Son aspect rappelle curieusement l’ « Euphorian » de Ritter de 1959.

Son originalité technologique se situe au niveau de son mécanisme à rotule qui unit le corps du fauteuil à sa base. Il assure une bascule dans tous les plans y compris latéralement.

Le fauteuil d’Owen
Le fauteuil d’Owen

Cet exemplaire a été utilisé à Buckingham Palace
ll. Musée de la British Dental Association

 

C’est en juin 1859 qu’Owen fit la présentation d’un nouveau fauteuil devant l’ « Odontological society » de Londres intitulée : « un nouveau concept de fauteuil opératoire adaptable ». Afin de pallier l’inconvénient des modèles en usage dotés de mécanisme à levage situe sous le siège qui ne permettent pas d’abaisser suffisamment l’assise du siège, Owen présente un modèle où le mécanisme a poulies est situé au niveau du dossier. Il libère ainsi un volume qui autorise une réduction très sensible de la position basse maximum de l’assise. Afin de réduire le prix de revient de ce modèle, la têtière n’est pas réglable en hauteur, ce qui simplifie l’installation du patient dont l’ajustement de la tête ne s’effectue qu’en réglant la hauteur du siège. Pour compenser l’absence de têtière réglable en hauteur, plusieurs tailles de fauteuils étaient proposées pour s’adapter à la stature du praticien. La fabrication fut d’abord confiée à Betjemann du 28 Oxford street et par la suite à Ash and sons qui réalisa un modèle permettant la bascule antéropostérieure du fauteuil.

Le fauteuil d’Owen avec son crachoir (coll. part.)

 

Le fauteuil de George

En 1860 ce praticien publie en France un ouvrage intitulé : « L’anesthésie dentaire par Galvanocaustique ». Le fauteuil utilisé pour cette pratique est reproduit. Il s’agit d’un fauteuil à dossier droit sans têtière individualisée.

Le fauteuil de George

 

Le fauteuil de Pfeffermann
Le fauteuil de Pfeffermann

 

Praticien et enseignant de la faculté de médecine de Vienne, le Dr Pfeffermann publie en 1862 un livre où il décrit un fauteuil opératoire spécialement conçu pour l’utilisation des courants galvaniques.(1) La base du fauteuil comprend six pieds dont l’un supporte le repose-pied et l’autre le repose-genoux. Le dossier ne comprend pas de têtière individualisée. Le crachoir fixé au fauteuil est mobile sur le plan horizontal ; il est relié à un réservoir situé sous l’accoudoir gauche. Sous l’accoudoir droit se trouve un réservoir d’eau pour l’alimentation du verre qui repose sur un plateau. Une plateforme coulissante sert d’appuie-genoux à l’opérateur. Cette posture agenouillée était quelque fois utilisée par Fauchard.

Le fauteuil de Snowden et Cowman
Le fauteuil de Snowden et Cowman

 

En 1867 la « Buffalo dental manufacturing Co » commercialise le fauteuil de Snowden et Cowman. Ce modèle rappelle le fauteuil Archer n° 2 tout en présentant deux originalités :

  • sa base à quatre pieds permet à la fois la bascule antéro-postérieure et la rotation du corps du fauteuil sur sa base
  • une potence attenante au fauteuil est solidaire d’un crachoir qui communique avec le réservoir situé à la base de la colonne et d’un second bras en liaison avec une tablette porte- instruments.

Le crachoir et la tablette porte-instruments

Le fauteuil de Justus Ask avec son crachoir et sa tablette sur pied-support

 

Dès le début des années 1860 on assiste à l’émergence de deux tendances qui vont régir la localisation du crachoir et de la tablette porte-instruments : ces tendances se manifestent par leur réunion et leur séparation.

Le crachoir et la tablette sont séparés

Avant 1860 la tablette est fixée à la base du fauteuil : fauteuils de Snell et de Justus Ask de 1859. Le crachoir et la tablette sont indépendants du fauteuil.

Après 1860 deux types de crachoirs sont commercialisés :

les crachoirs sur pied-support 

Le crachoir de Samuel White n° 4

 

comme le modèle n° 4 de Samuel White. Il comprend un petit meuble en noyer qui renferme le réservoir. Il est recouvert d’un revêtement en marbre sur lequel repose une vasque en cuivre ou en verre.

les crachoirs fixés au fauteuil 

Crachoir fixé à l’accoudoir d’un fauteuil d’Archer n°6

 

Certains fabricants proposent des fauteuils avec crachoir fixé à l’accoudoir gauche ; modèles de Minter et Owen en Angleterre et d’Archer aux États-Unis.

En 1865 Butler dépose le brevet d’un crachoir original qui sera adopté par la majorité des fabricants.

Le crachoir de Butler

Le fauteuil de Butler avec son crachoir

 

Ce modèle en métal nickelé est fixé au corps du fauteuil. Il comprend quatre parties :

  • le corps métallique
  • la vasque en verre
  • le filtre
  • la liaison articulée qui permet au crachoir de rester toujours en position verticale lors de la bascule du fauteuil.
Les tablettes 
Tablette sur bras avec fixation murale de Samuel White

 

Deux modèles sont proposés

  • les tablettes à colonne télescopique sur pied-support. Elles sont réglables en hauteur.
  • les tablettes à fixation murale. Elles sont composées de bras articulés, télescopiques, ou en accordéon. Ces modèles ne sont réglables que sur le plan horizontal. Le modèle à extension n° 2 de Samuel S. White est doté de petits tiroirs de rangement.
Le crachoir et la tablette sont réunis

Sur colonne solidaire de la base du fauteuil

Modèle de Snowden et Cowman. La tablette et le crachoir sont reliés à la colonne par des bras articulés. La base de la colonne est solidaire du réservoir qui reçoit les eaux de rinçage de la cuvette du crachoir.

Sur colonne solidaire du pied-support

Le crachoir-fontaine de Whitecomb

 

Le crachoir « fontaine » de Whitecomb. C’est en 1864 que Samuel S. White commercialise le premier crachoir avec alimentation d’eau et évacuation des eaux de rinçage. La cuvette est fixée à un bras articulé. Le rinçage est assuré par une pomme multi-jets située au centre de la vasque. Le porte-gobelet est surmonté d’un robinet en forme de cygne qui assure le remplissage du verre. Une tablette munie de tiroirs est solidaire d’une potence verticale attenante à la colonne du crachoir. Cette tablette est pivotante et réglable en hauteur.

Discussion

Pour le patient la fixation du crachoir au fauteuil est la solution la plus satisfaisante car le malade l’a toujours à portée de main gauche sans interférer avec l’aire du poste de travail du praticien. Pour le dentiste, la tablette reposant sur un bras solidaire d’une fixation murale constitue le positionnement le plus fonctionnel. La mobilité de la tablette n’est encore assurée que sur un seul plan. La solution qui consiste à réunir crachoir et tablette sur une colonne fixée au fauteuil a l’inconvénient de créer une interférence entre le poste de travail du patient et celui du praticien. Le crachoir « fontaine » de Whitecomb est inaccessible pour le patient, le pied-support n’autorise plus la rotation du fauteuil sur son axe.

L’éviction de la salive

 

Les progrès réalisés dans le protocole opératoire des aurifications grâce à la vulgarisation de l’or cohésif de Watt obligent les praticiens à trouver des solutions pour résoudre le problème de l’éviction salivaire. C’est ainsi que Sanford Barnum propose en 1865 le champ opératoire en caoutchouc : la fameuse « digue » qui reste encore aujourd’hui la méthode de choix pour toute intervention qui doit être exécutée à l’abri de la salive. En 1866 le « Dental Cosmos » introduit la pompe a salive à poire du Dr. Dibble, améliorée en 1869 par Shurtleff et Codman.

Le meuble de rangement

Le développement de l’instrumentation et la commercialisation de fournitures de plus en plus variées obligent les fabricants à concevoir des meubles plus importants que les tables aménagées de Cushman aux Etats-Unis et de Betjemann en Angleterre. En 1864 Samuel White commercialise le meuble du Dr. Geo Mills de Brooklyn. Ce meuble en noyer est muni de roulettes. Il est composé de 12 tiroirs à la partie supérieure, d’un compartiment inférieur à étagères. Au sommet un tiroir à porte abattante occupe toute la largeur du meuble.

Table opératoire de Cushman

Meuble de rangement du Dr Geo Mills

 

Le cabinet de G.V. Black

Green, Vardiman Black, est bien connu pour sa classification des cavités qui fut universellement adoptée, et ses recherches en histopathologie dentaire. Le cabinet de cet illustre praticien utilisé de 1875 à 1897 fut reconstitué et exposé à Northwestern university jusqu’en 1955. Il s’agit d’une réplique fidèle de son cabinet de Jacksonville. Le fauteuil d’Archer n° 2 fait face à une avancée largement vitrée pour bénéficier de la lumière du jour. On remarque la présence d’un banc à l’arrière du fauteuil pour pallier la position basse insuffisante de ce modèle. Une tablette circulaire repose sur un trépied en bois. Le crachoir est fixé à l’accoudoir gauche du fauteuil. Le tour a pédale, conçu par ce praticien, a la particularité d’avoir un entraînement par corde qui agit directement sur la pièce à main. La vitrine et le meuble réalisés par Black contiennent et les nombreux instruments scientifiques utilisés pour ses recherches. La pièce est éclairée au gaz.

Réplique du cabinet de G.V. Black à Jacksonville, Illinois

 

Conclusion

A l’aube des années 1860, la France n’a toujours pas de législation concernant l’art dentaire. L’enseignement de cette discipline reste à l’état de projet malgré les initiatives d’Andrieu et de Fanton. La France reste toujours livrée aux Empiriques (2).

Cette période est néanmoins marquée par un événement positif : la création des premières revues professionnelles françaises : « L’Art dentaire » de Preterre lancé à Paris en 1857 « L’Union dentaire » de Trousseau qui paraît à Rennes en 1860 et « L’Abeille » de Fanton créé à Orléans en 1862.

Le fauteuil d’Archer n° 2 de G.V. Black (National Museum of American History, Smithsonian Institute, Washington)

 

La première publicité n’apparaît qu’en 1862 dans « L’Abeille » où le Dr. Louis Alexandre Billard, fondateur à Paris de la première fabrique et dépôt dentaires en 1834 signale qu’il vend des dents en porcelaine et des instruments. Aucune mention n’est faite à l’équipement du cabinet dentaire. Ce n’est qu’en 1864 qu’apparaît dans « L’Art dentaire » la première page publicitaire. Elle est faite par la maison Ferguson de Londres qui possède à Paris le « Dépôt central de fournitures pour dentistes ». Elle propose un choix de fauteuils américains avec l’illustration du modèle de John D. Chevalier de New York. Le Dr. Putnam nous apprend aussi que « la Maison franco-américaine » importe le fauteuil de Perkin distribué par Samuel White.

Ces publicités nous permettent de constater qu’aucune fabrication d’équipement n’est encore réalisée en France.

Elle souligne par ailleurs la primauté de l’école américaine en ce domaine.

Les Etats-Unis, grâce à la mise en place d’un enseignement précoce et performant et au dynamisme commercial de leurs fabricants, proposent plusieurs nouveaux modèles de fauteuils opératoires.

Néanmoins le réglage en hauteur du siège s’effectue toujours à l’aide d’une manivelle. Le principe de réglage au pied, plus ergonomique du fauteuil anglais de Betjemann de 1857 n’a pas encore été adopté par les firmes d’Outre-Atlantique.

Les progrès réalisés en dentisterie opératoire sont pourtant freinés par l’absence d’instruments rotatifs performants. Ce n’est qu’avec l’introduction du tour à pédale de Morrison en 1871 que nous assisterons au prodigieux développement technologique qui affectera aussi les composants du poste opératoire.

Le cabinet dentaire de G.V. Black révèle une certaine hétérogénéité dans la conception de son aménagement.

L’esprit novateur de ce praticien est bien mis en évidence par la présence des deux microscopes utilisés pour ses recherches histologiques et par l’invention d’un tour à pédale breveté quelques mois après celui de Morrison.

On est par contre surpris du choix de fauteuil d’Archer n° 2 techniquement dépassé lors de son acquisition en 1875 et qu’il continuera d’utiliser jusqu’en 1897, date de sa nomination de doyen de Northwestern university à Chicago.

Bibliographie

1) PEFFERMANN P.: Fassliche Darstellung der gesammten Zahnheilkunde Erlangen, Ferdinand Enke,1862
2) VIDAL François, CARON Philippe, GRANIER Didier, MORGENSTERN Henri; Histoire d’un diplôme Ed. CDF