En 1876, les États-Unis célèbrent le centenaire de l’indépendance de la Nation. Cette commémoration donne lieu à une importante exposition industrielle qui se tient à Philadelphie. Elle vise à mettre en évidence l’émergence de la puissance technologique américaine.
Le Dr Malvin Ring a récemment rapporté l’article publié en 1876 par le Dental Advertiser (1) qui décrit l’importante exposition sur l’art dentaire tenue dans le cadre de cette grande manifestation.
L’American academy of dental sciences a, par ailleurs, publié à cette occasion un ouvrage intitulé « History of dental and oral science in America ». Ce livre établit l’état des connaissances passées et présentes de toutes les disciplines de la dentisterie. Il consacre notamment un important chapitre aux acquisitions technologiques récentes concernant l’instrumentation et l’aménagement opératoire du cabinet dentaire.
Ces deux documents que complète l’important catalogue de S.S. White de 1876, constituent une documentation particulièrement riche sur la dentisterie américaine de cette période.
Les instruments rotatifs
Le « moteur à air » de Green – 1868
Une nouvelle ère d’instruments rotatifs apparaît en 1868 avec le « moteur à air » de Green. Il est composé d’un soufflet manœuvré au pied où l’air est propulsé par un tuyau en caoutchouc jusqu’à la pièce a main. Ce dispositif fut surtout utilisé par les dentistes de la côte Ouest. Une pièce à main de ce type est exposée au Smithsonian Institute de Washington.
Le micromoteur électrique de Green – 1871
Après quinze ans de recherche, Green dépose en 1871 le brevet du premier moteur électrique à usage dentaire. Le moteur, de très petite taille, est solidaire de la pièce à main. L’énergie électrique est fournie par une batterie. Ce dispositif constitue l’ancêtre du micromoteur électrique contemporain. Il fut présenté au Congrès de l’American dental association de Niagara falls et par la firme de Samuel S. White en 1872. Malheureusement, la forme et le poids du moteur et de son support sont incompatibles avec une bonne maniabilité. La batterie s’avère peu fiable et insuffisamment puissante pour effectuer la taille des tissus durs de la dent. Malgré les perfectionnements apportés par les fabricants, sa commercialisation cessera prématurément.
Les tours dentaires à pédale
Le modèle de Morrison – 1871
Le 7 février 1871, un brevet est accordé à James B. Morrison pour le premier tour dentaire à pédale qui, contrairement au modèle précédent, va connaître un succès spectaculaire. Il comprend :
- un trépied qui supporte l’arbre du volant,
- un ressort de rappel J relie ce dernier à la pédale K en la maintenant toujours en position haute prête à mettre l’appareil en marche à la moindre pression du pied,
- une potence CH – qui est mobile sur l’arbre du volant – est articulée avec le bras horizontal D et les deux poulies L et M.
La pièce à main est reliée à la poulie par suite du mouvement imprimé au volant par la pédale.
Le modèle à suspension d’Elliot – 1872
Un an après celui de Morrison, le Dr W.S. Elliot dépose, le 13 février 1872, un brevet de tour dentaire à pédale original fabriqué par Johnston’s Brothers. Ce premier dispositif à suspension plafonnière augmente considérablement le débattement de la pièce à main. Il est décrit et reproduit dans le Dental Advertiser de 1872.
La poulie F qui soutient la corde du tour est reliée à une autre corde qui passe dans la seconde poulie L fixée au plafond. Elle est équilibrée par le contrepoids N. Sur le modèle commercialisé par S.S. White après 1881, le système à contrepoids est remplacé par un mécanisme à enrouleur.
La poulie fixée à l’extrémité d’un bras mural articulé améliore encore l’aire de déplacement de la pièce à main.
La seconde innovation du tour d’Elliot se situe au niveau de la corde d’entraînement qui aboutit directement à l’axe de la pièce à main.
Le modèle à flexible de Samuel S. White – 1874
Il s’agit du premier tour dentaire à pédale à « bras flexible » qui relie la transmission directement de la poulie à la pièce à main. Ce bras est composé d’un arbre de transmission rotatif souple situé à l’intérieur d’un fourreau flexible. Ce dispositif améliore la liberté de mouvement de la pièce à main mais génère à celle-ci des vibrations, ce qui réduit l’efficacité du fraisage. Ce tour à pédale va subir de nombreux perfectionnements jusqu’au début du XXe siècle. Il figure encore au catalogue de S.S. White de 1953.
Les tours dentaires hydrauliques
C’est au cours de cette période que sont présentés les premiers tours dentaires qui utilisent la force motrice fournie par la pression d’eau des canalisations urbaines. Ce procédé a l’avantage de supprimer la contrainte du « pédalage » des tours du type Morrison. D’après la « Backus water motor C- dont le modèle fut le plus répandu avec celui de S.S. White, une pression d’eau de 15 litres par inch au carré est nécessaire pour obtenir une fréquence de 1000 à 2 000 tours par minute. Cette pression n’était malheureusement disponible que dans certaines grandes villes des États-Unis. Cet handicap freina la diffusion de ces modèles malgré leur bonne fiabilité.
Les tours de cabinet à pédale.
Ces tours sont utilisés au cabinet pour l’ajustage des dents à pivot et des prothèses adjointes en ivoire d’hippopotame et en vulcanite. Ils servent aussi pour le brossage des pointes rotatives encrassées.
Les accessoires de la pièce à main
L’irrigateur du Dr E. Herrick
Ce dispositif a pour but d’humecter les pointes en corundum, lors du meulage en bouche. Il est constitué d’une petite poire à eau fixée à l’extrémité de la pièce à main. Une légère pression de la poire amène l’eau sur la pointe et évite son encrassement. C’est l’ancêtre de la « technique du champ irrigué » de Thompson de 1965 (2).
L’injecteur à air du Dr F. Hickman
Il s’utilise avec le tour à fraiser. Une poire à air fixée sur le bras horizontal près de la poulie est automatiquement comprimée par un petit mécanisme mis en mouvement par les rotations de la poulie. L’air ainsi comprimé est évacué à travers un petit tube en caoutchouc fixé sur le flexible qui aboutit à l’extrémité de la pièce à main. Le jet d’air projeté sur la cavité élimine les débris du fraisage et refroidit la fraise au cours de la préparation. C’est le principe du « Chip-blower » monté sur la plupart des modèles contemporains de turbines et de contre-angles.
L’éclairage buccal
Bien que l’éclairage par le gaz soit largement vulgarisé dans les pays occidentaux des années comprises entre 1870 et 1880, aucun modèle d’appareil d’éclairage spécialisé pour l’art dentaire n’apparaît dans la littérature américaine. Depuis la lampe à huile fixée sur un bras du fauteuil de Snell de 183 1, aucun nouveau modèle d’éclairage dentaire n’a été présenté à la profession. Ce n’est qu’en 1875 que la maison Ash and Sons décrit dans son catalogue deux projecteurs spécialement conçus pour l’éclairage de la bouche.
Le projecteur buccal de Steven
Il est composé d’une colonne fixée sur un trépied sur laquelle est fixée un réflecteur monté dans un tube en laiton renfermant une lampe à huile à bec d’Argand (physicien genevois, véritable auteur des lampes à huile « à courant d’air ». Ce système supprimait la fumée, en convertissant en lumière la matière qui la produisait). A l’extrémité d’un bras articulé à trois segments attenant à la colonne est fixé un miroir orientable qui réfléchit la lumière en direction de l’ouverture buccale.
Le projecteur buccal de Stewart
Avec ce modèle, la source lumineuse est fournie par le gaz d’éclairage. Le réflecteur en verre, cannelé en forme de miroir concave, réfléchit vers la bouche la lumière du bec de gaz. Le miroir et la source lumineuse sont orientables latéralement et réglables en hauteur.
Le stomatoscope de Grohnwald
Cet appareil est basé sur les mêmes principes que le réflecteur de Steven. Il s’en différencie par l’adoption de nouvelles sources d’énergie lumineuse : le pétrole et le gaz d’éclairage. Il fut distribué par Paul Buss de Berlin et importé aux États-Unis par C. Beseler de New York. Malgré l’introduction de ces premiers modèles d’éclairage spécialisé, la lumière du jour reste la source d’énergie lumineuse privilégiée des praticiens. Le fauteuil opératoire se situe toujours face à la fenêtre et très souvent au sein même d’une véranda.
Les meubles de rangement
Les coffrets d’instruments sont encore au catalogue de S.S. White de 1876. L’important coffret du Musée Pierre Fauchard fait partie de la série des « operating case n° 1 » de Samuel S. White. L’introduction des différents modèles de tours à fraiser va susciter le développement de nouvelles techniques opératoires conservatrices. Par voie de conséquence, cette évolution amène les praticiens à enrichir leur instrumentation de toute une gamme de nouveaux modèles d’instruments : pièces à main et contre-angles, fraises meulettes et disques rotatifs, maillets automatiques électromagnétiques comme celui de Bonwill qui atteint une diffusion considérable. L’instrumentation concernant la préparation des cavités et les techniques d’obturation se diversifie d’année en année. Cette évolution soulève le problème de son rangement: les traditionnels coffrets d’instruments s’avèrent insuffisants à assurer le rangement fonctionnel de cette instrumentation. De nouveaux modèles de meubles sont alors proposés par les fabricants. Les modèles muraux du type Cogswell et les tables aménagées telle celle d’Archer n° 7 sont progressivement délaissées au profit des meubles à grand volume comme celui d’Arrington ou d’Archer n° 6.
Ce dernier modèle va non seulement connaître une très grande diffusion aux États-Unis, mais il va être aussi la source d’inspiration de nombreux meubles d’Ash and Sons, de la Dental manufactoring C° à Londres et de Reymonds Frères à Genève. Le meuble d’Archer n° 6 est à deux corps et en noyer. Le corps supérieur est composé d’un compartiment avec tablette de marbre, miroir sur le fond et porte abattante circulaire. Il est prévu pour le rangement de la pharmacie. En dessous, on trouve dix petits tiroirs et un grand tiroir pour le rangement des instruments. L’élément inférieur comprend un placard fermé par une porte à deux vantaux. Il est surmonté d’un grand tiroir et d’une tirette servant de plan de travail.
Reconstitution de cabinet dentaire (ca. 1880) « medecinhistoriska Museet », Stockholm
L’aménagement opératoire comprend :
- un fauteuil de Morrison revêtu d’un velours vert (modèle de 1872). Un bras fixé à l’accoudoir gauche soutient un crachoir de Butler. Il fait face à la fenêtre
- un tabouret d’opérateur à potence orientable
- un réservoir d’eau chaude sur colonne à trépied avec robinet. sur ce réservoir sont fixés :
- un porte-verre
- un rince-doigts
- un porte-flacons faisant partie de la pompe à salive de Codman et Shurtleff dont la poire en caoutchouc est très visible sur la photographie
- un projecteur de Telschow à pétrole sur colonne (modèle apparenté à celui de Grohnwald)
- un tour à fraiser à pédale, apparenté au modèle à flexible de S.S. White
Le cabinet dentaire du Dr Laird W. Nevius, anesthésiste associé du Dr Gardner Quincy Colton – ca. 1880
Le Dr Colton s’est rendu célèbre en administrant du protoxyde d’azote à des volontaires lors de la fameuse soirée « hilarante » de 1844, au cours de laquelle le Dr Horace Wells comprit tout le parti que l’on pouvait tirer de l’utilisation de ce gaz pour extraire les dents sans douleur (3).Le lendemain de cette soirée, Wells pria Colton de lui céder du protoxyde d’azote et d’être témoin de l’extraction de sa propre dent qui devait être effectuée par le Dr John Riggs (4). Colton enseigna ensuite à Wells la technique de fabrication et d’administration de ce gaz.
Le Dr Laird Nevius, associé du Dr Colton est l’auteur d’un ouvrage sur l’anesthésie générale (5) et d’un gazomètre breveté en 1883 et distribué par la maison Justi de Philadelphie.
La découverte du protoxyde d’azote, ou gaz nitreux, est due au chimiste anglais Priesley et date de 1776. En 1799, Humphrey Davy adresse une communication à la « Royal Society of London » qui précise que le gaz pourrait servir dans les interventions chirurgicales. Le protoxyde d’azote s’obtient par distillation de nitrate d’ammoniaque chauffé dans une cornue et se recueille dans un gazomètre à cloche.
La liquéfaction du protoxyde d’azote fut découverte à Vienne en 1834. La technique fut perfectionnée en France par Barthélemy Bianchi.
Ce n’est qu’à la fin de cette décennie que le protoxyde d’azote liquéfié fut introduit aux États-Unis. Cet appareillage ne figure pas encore au catalogue de S.S. White de 1876.
Il est conservé sous cette forme dans des bouteilles de dimensions réduites ne dépassant pas 30 cm de long et 8 cm de diamètre. Il est ainsi prêt à être utilisé. A l’ouverture du robinet, le gaz liquide reprend son état gazeux en fournissant jusqu’à 450 litres de protoxyde d’azote.
Sur notre document, le Dr Nevius, en costume de ville, est en train d’administrer du protoxyde d’azote à une patiente sous le regard attentif de l’assistante tout de noir vêtue. Le gaz est ici fourni par un gazomètre qui est dissimulé sous l’appui de fenêtre. A l’ouverture du robinet, le gaz passe dans un tuyau souple pour arriver à l’embouchure du masque inhalateur maintenu sur la bouche de la malade. Il faut noter que l’opérateur tient en même temps le masque de la main droite et le davier de la main gauche. Dès que les effets anesthésiques se manifestent après quelques minutes, le dentiste doit se hâter d’opérer car l’anesthésie ne dure à peine que 40 à 50 secondes. La photographie du cabinet du Dr Nevius est, semble-t-il, le premier document où figure une assistante dentaire.
La surveillance du malade par une tierce personne était un impératif absolu pour assurer la sécurité de l’intervention, La présence d’une assistante était encore rare dans les cabinets dentaires de cette époque. Elles étaient formées par les praticiens jusqu’à l’ouverture de la première école pour assistantes dentaires en 1912 à Bridgework dans le Connecticut (6).
Conclusion
L’anesthésie par inhalation de protoxyde d’azote illustrée par le document photographique du cabinet du Dr Nevius ne doit pas nous faire perdre de vue que la pratique de l’anesthésie ne débute pas au milieu du XIXe siècle.
Alain Segal a récemment montré que les éponges somnifères, composées principalement d’opium, de jusquiame et de mandragore étaient utilisées par voie perlinguale dès la fin du VIIIe siècle pour lutter contre la douleur (7).
« Le dessin entend souligner certaines particularités très anciennes. L’origine de la plante était le résultat de la semence de l’homme mêlée à la terre, ce qui expliquait sa forme proche de celle de l’homme. On a aussi voulu montrer la manière dont on la recueillait et la précaution qu’il fallait prendre.
Son odeur et le cri qu’elle poussait, lorsqu’on l’arrachait, pouvait tuer, aussi utilisait-on un chien pour la détacher du sol. » (François Vidal, catalogue de l’exposition « Des dents et des hommes », 1992)
La présence du fauteuil de Morrison dans les cabinets des Drs Cunningham et Nevius témoigne du succès remporté par ce modèle. C’est pourtant l’introduction du tour dentaire à pédale de Morrison qui constitue l’événement majeur de cette décennie.
L’enthousiasme manifesté par les praticiens libres de travailler en bouche avec les deux mains est vite réfréné lorsqu’ils réalisent qu’ils sont condamnés à travailler en équilibre sur un pied. La pression sélective imprimée à la pédale qui module la vitesse de l’instrument rotatif est un second facteur de tension pour le dentiste. Cette servitude permet de comprendre le grand intérêt manifesté par les visiteurs du stand de Samuel S. White à l’Exposition du Centenaire pour les nouveaux tours dentaires hydrauliques. Le tour dentaire à pédale, malgré ses insuffisances, donne au praticien les moyens d’améliorer la préparation des cavités. La condensation de l’or cohésif qui doit s’effectuer rigoureusement à l’abri de la salive, explique le rapide essor des pompes à salive perfectionnées de Snow et de Fisk et la vulgarisation de la « digue » en caoutchouc.
Le concept très ergonomique du tour d’Elliot à suspension murale qui octroie une grande liberté de maniement à la pièce à main sera adopté dans les années 1880 pour l’installation des nouveaux moteurs électriques à double induction.
Toutes les nouveautés exposées au stand de Samuel S. White de l’Exposition du Centenaire ont impressionné l’auteur de l’article du Dental Advertiser au point d’écrire que la présentation de cette firme de Philadelphie est « la plus importante et la plus complète exposition de tous les fabricants de matériels dentaires ».
Cette déclaration qui met en évidence la position dominante de cette manufacture est d’autant plus significative que l’auteur écrit ces lignes dans une revue parrainée par un fabricant concurrent : la « Buffalo dental manufactoring company ».
Il faut se réjouir que lors d’une telle manifestation de nombreux praticiens participent activement à l’amélioration de leurs conditions de travail ainsi qu’à la qualité des soins. Parmi les dentistes qui exposent leurs travaux, on relève la présence de deux femmes dentistes qui bénéficient d’un pavillon particulier.
Il faut regretter avec l’auteur de l’article sur l’Exposition qu’aucun fabricant européen ne participe à cette manifestation et que les dentistes étrangers ne soient représentés que par deux Italiens, un Autrichien, trois Russes et un Argentin. La France brille malheureusement par son absence. L’âge d’or de l’odontologie française du XVIIIe siècle semble faire partie d’un passé révolu.
Bibliographie
1 Bulletin of history of dentistry, oct.1976, pp. 94 à 98
2 Thompson E.O. – Clinical application of the washed field technic in dentistry. – JADA, 51, 703-1955
3 Keys, Thomas. – The history of the surgical anesthesia. – New York, 1963
4 Proceedings of the Horace Wells centenary celebration. – JADA, 1944, p. 141
5 Dr Laird Nevius. – The discovery of the modern anesthesia. – New York, 1894
6 History of the Connecticut State Dental Association. – 1956, p. 82
7 Segal, Alain. – Réflexions sur la spongiaa somnifera ; leur évolution du IXe au XVe siècle. Actes du XXXIIe congrès International de l’Histoire de la Médecine