A l’aube de cette avant-dernière décennie du XIXe siècle, la France ne possède toujours ni législation, ni centre d’enseignement de l’art dentaire. Depuis la loi du 17 mars 179 1 qui ferme les facultés et les collèges de chirurgie, l’exercice de toutes les branches des arts de guérir est totalement libre. La loi du 19 ventôse An XI réglemente à nouveau l’exercice de la médecine et ouvre les écoles nationales de santé ; mais rien n’est prévu pour la pratique et l’enseignement de l’art dentaire. Un événement survient cependant au début des années 1880 dont les conséquences vont amener la transformation complète de la profession dentaire en France ; il s’agit de la création des deux premières écoles dentaires parisiennes :
- l’école et l’hôpital dentaires libres de Paris en 1880
- l’école dentaire de France constituée au sein de l’Institut odontotechnique de France en 1884.
Lors de la cérémonie du cinquantenaire de la fondation de l’École dentaire de Paris en 193 1, le Dr Frison, directeur de l’école odontotechnique, qualifie celle-ci « d’école sœur de la rive gauche ». Ces deux écoles sont en effet issues du même groupement: « Le comité de l’Art dentaire ». Cette initiative revient au président de « L’Union nationale des chambres syndicales du commerce et de l’industrie » qui a pensé qu’il serait utile de créer un syndicat de l’Art dentaire, compte tenu de la présence au sein de l’Union nationale de 94 adhérents exerçant la profession de dentiste.
C’est le 7 février 1879 qu’une assemblée générale de dentistes décide de nommer une commission provisoire de 6 membres pour procéder à l’établissement d’un premier comité de l’Art dentaire. Le 17 février a lieu l’élection du comité définitif où tous les membres de la commission sont élus à la grande majorité.
Le 29 avril une liste de 15 membres (représentant toutes les catégories d’une profession très hétérogène : médecins, officiers de santé, dentistes patentés, mécaniciens) est élue presque à l’unanimité pour représenter la Société syndicale de l’Art dentaire ou Chambre syndicale de l’Art dentaire qui vient ainsi d’être fondée.
Le Dr Andrieu, élu président à l’unanimité lors du vote du 17 février, pose d’emblée le problème de la réglementation de l’art dentaire. Cet ordre du jour suscite aussitôt la dissidence de 5 praticiens qui est l’origine de la création du « Cercle des dentistes de Paris » dont l’arrêté d’autorisation date du 30 mai 1879. Dès lors, deux praticiens à forte personnalité, le Dr Andrieu pour la Chambre syndicale et Emmanuel Lecaudey pour le Cercle des dentistes de Paris, vont mener vaillamment un combat pour des objectifs totalement opposés. Pour le courant majoritaire conduit par le Dr Andrieu, la mise en place d’une réglementation constitue le projet prioritaire des réformes ; l’art dentaire étant considéré comme une branche de la médecine, la formation du dentiste doit être sanctionnée par le diplôme de docteur en médecine. La création d’une école dentaire est envisagée en second lieu. Elle dépendra de la faculté de médecine et sera financée et gérée par l’État.
En opposition totale avec ces principes, Emmanuel Lecaudey soutenu par Charles Godon et leurs amis du « Cercle des dentistes » déclarent que l’objectif essentiel de leur mouvement réside dans l’établissement d’une école professionnelle libre.
Dans cette démarche où la tutelle de l’État est totalement exclue, le diplôme dispensé par cette institution est celui de : « Chirurgien-dentiste de l’École professionnelle dentaire de Paris ».
Ce préambule nous a permis de constater que dès sa création, une profonde disparité conceptuelle se manifeste au sein de « La chambre syndicale de l’Art dentaire ».
L’existence de ces deux courants va aussi nous permettre de mieux comprendre les différents points de vue soulevés par les problèmes de la création des deux premières écoles dentaires parisiennes quant au choix du local, à l’installation et à leur financement.
L’école et l’hôpital dentaires libres de Paris
Le projet de fondation
C’est lors de la séance du 4 décembre 1879 du Cercle des dentistes de Paris que Charles Godon présente le projet de fondation d’une École professionnelle de chirurgie et de prothèse dentaire à Paris ainsi que d’une clinique en hôpital dentaire adjointe à l’École (1). Ce projet est adopté lors de l’assemblée générale du 28 mars 1880 à l’unanimité moins deux voix et une abstention M. Le procès-verbal du 23 septembre 1880 stipule que le comité d’organisation a loué un local situé 23 rue Richer à Paris. Le bail garantit à l’École une période de 4 années fermes avec une clause lui permettant de résilier au bout d’un an, puis deux périodes de 3 ans à volonté des deux parties.
Le projet de financement
Une souscription nationale permanente est ouverte dès la séance du 4 décembre 1879 tant parmi les membres de la profession et du monde médical que parmi le simple public (2).
La première liste communiquée en novembre 1880 qui comprend 59 souscripteurs rapporte la somme de 13 320 F. Chaque souscription s’échelonne de 100 et 600 F. Cette liste se compose des principaux fondateurs du projet et de nombreux dentistes de Paris et de province. On remarque aussi les noms de nombreux fournisseurs et fabricants comme Ash de Londres, Billard, Cornelsen et Mamelzer, de Paris.
Une deuxième liste de souscripteurs est publiée en septembre 1881, ce qui donne à cette date la somme totale de 21 580 F. Les dons et les souscriptions vont se poursuivre lors des années suivantes au sein des praticiens et des fabricants. Chez ces derniers, E. Billard et son neveu Heymen-Billard vont le plus généreusement contribuer à l’aménagement opératoire de l’École.
L’installation du local à l’inauguration de l’École le 13 novembre 1880
Le local comprend un appartement situé au 4 e étage d’un immeuble du 23 de la rue Richer. À l’ouverture des cours, l’aménagement opératoire est encore très sommaire. Les trois pièces consacrées à la clinique ne possèdent pas l’installation du gaz et le nombre de fauteuils est réduit à six pour les deux années d’études. Ash et Cornelsen ont fait don chacun d’un fauteuil. Les fauteuils, tablettes et crachoirs prêtés par Mamelzer et Duchesne sont considérés comme trop luxueux pour l’usage de l’École (3). En 188 1 une commission de trois membres est chargée d’acheter le matériel adéquat pour terminer l’installation et le Conseil vote la somme de 300 F pour effectuer l’installation du gaz à l’École. M. Jean Helot offre une tête de gorille du Gabon au musée (4).
L’aménagement opératoire de l’École à la rentrée des cours du 8 novembre 1881
A l’assemblée administrative du 8 août 1881, Charles Godon précise que l’installation du gaz est terminée ainsi que celle du protoxyde d’azote. Il ajoute : « nous allons commencer notre 2e année avec 10 fauteuils devenus nécessaires, vu le nombre toujours croissant d’élèves. » (5) 70 élèves sont inscrits pour la rentrée de 1881 au lieu des 35 enregistrés en 1880.
A l’ouverture des cours du 8 novembre 1881 le règlement de l’Hôpital dentaire de la rue Richer comprend une description de l’installation ainsi libellée (6) :
Article 5 : l’Hôpital contient 3 salles pour opérer les malades :
– La salle n° 1 qui est réservée aux étudiants de 2e année.
– La salle n° 2 qui est réservée aux extractions avec ou sans anesthésie et aux médecins de service pour la clinique des maladies de la bouche.
– La salle n° 3 réservée aux étudiants de 1e année.Article 6 : les fauteuils sont au nombre de 10, dont :
– Salle 1 – fauteuil n° 1 pour le chef de clinique ; fauteuils n° 2, 3, 4, 5 pour les élèves de 2e année
– Salle 2 – fauteuil n° 6 pour les extractions et pour le médecin de service
– Salle 3 – fauteuil n° 7 pour le démonstrateur de 1e année ; fauteuils n° 8, 9, 10 pour les élèves de 1e année.
Article 14 : [ … ] L’administration ne fournit que les daviers et les tours à fraiser. Dans aucun cas les élèves de 1e année ne pourront se servir de tour à fraiser. Les élèves de 2e année ne pourront le faire qu’après en avoir obtenu l’autorisation par le chef de clinique.
1882 : le local de l’Ecole est doublé
Devant la rapide extension de l’école, l’appartement de la rue Richer est devenu trop restreint ; aussi le conseil de direction se voit dans l’obligation de louer un second appartement et d’aménager un escalier de communication (7 et 8). Le loyer annuel se monte dès lors à 5 000 F. Le financement est rendu possible grâce à l’augmentation du nombre des élèves et de celui des souscripteurs qui n’ont cessé de s’accroître.
C’est lors de la 3e séance annuelle d’ouverture de l’École, tenue le 4 novembre 1882, qu’a lieu l’inauguration du nouveau local de l’École dentaire libre de Paris.
Le nouvel aménagement opératoire
La réfutation d’un article de la revue italienne « Odontologia » des mois de novembre et décembre 1882 qui met en cause l’École dentaire de Paris, donne lieu à une vigoureuse réponse du conseil d’administration de l’École.
Cette réplique a l’avantage de mettre l’accent sur les améliorations de l’installation maintenant répartie sur deux étages.
Le rédacteur considère que le nouveau local est très suffisant puisque :
Il contient :
– une grande salle de conférence
– une salle d’opération pour les étudiants de 1e année
– une salle de consultation et d’extractions où une fois par semaine il est fait des anesthésies !
– deux salles d’opération pour les étudiants de 2e année
– une salle de dissection avec laboratoire de physique et chimie
– un laboratoire de prothèse
– une salle pour le conseil d’administration et les archivesLe musée contient plus de 200 pièces anatomiques et la bibliothèque plus de 400 volumes provenant tous de dons qui augmentent chaque jour.
Les fauteuils au nombre de 13 (nombre qui sera porté à 20 avant la fin de l’année) sont en bois, sur le modèle le plus pratique, celui qui est employé dans les écoles dentaires anglaises et dont le premier fut offert gracieusement par la maison Ash de Londres.
Parmi les instruments, outre les tours à fraiser, il existe 80 daviers composés de 5 collections différentes.
Le fauteuil mentionné par l’auteur de l’article est reproduit dans les pages publicitaires du « Progrès dentaire » des années 1882-83-84 et dans le catalogue d’Ash de 1887.
D’allure rustique, ce modèle de la firme anglaise est néanmoins fonctionnel : le siège est réglable en hauteur. Il s’effectue en déplaçant l’assise sur les quatre crémaillères dont l’appréhension est facilitée par deux orifices ménagés dans le plateau du siège. Le dossier est inclinable et la têtière à rotule semble tout à fait performante. Le marchepied, qui est indépendant du fauteuil, n’est pas fourni avec ce modèle.
Le 12 décembre 1882, le conseil d’administration vote les crédits pour l’appareillage utilisant le protoxyde d’azote liquide.
Il est précisé que pour ce type d’anesthésie il sera prélevée une indemnité de 3 F.