A l’aube de l’année 1880, la firme de Samuel S. White se trouve sans président; ce dernier vient de mourir le 30 décembre 1879 à Paris d’une congestion cérébrale (1). Selon les voeux du défunt une nouvelle administration est constituée sous la direction de son frère le Dr James W. White qui a été associé à l’affaire depuis sa création, de son fils aîné Clarence White, qui fait partie de la société de son père depuis 1867, et de son homme de confiance, Henry M. Lewis. Cette nouvelle direction ne soupçonne pas qu’un nommé Franck Ritter, émigrant bavarois récemment débarqué à New-York, va fonder dans quelques années à Rochester la Ritter dental manufactoring company qui va rapidement croître et devenir la principale concurrente de la firme de Philadelphie. Néanmoins, la chance sourit bientôt au Dr James W. White. Dix mois seulement après sa nomination, il est contacté par les responsables de la célèbre  » Johnston brothers and Selby company  » de New-York qui, mise au courant des nouveaux statuts qui régissent désormais la nouvelle société de Samuel S. White (nouvelle administration et création d’une société par actions aux pouvoirs renforcés) proposent de fusionner avec celle-ci. Un accord est réalisé et signé le 1er juillet 1881. La réunion des usines de « Prince Bay » et « Staten Island » des frères Johnston qui s’étaient spécialisées depuis quinze ans dans la fabrication de matériel dentaire, avec celles de Samuel S. White, va désormais constituer une unité de production de dimension mondiale, la « S.S. White dental manufactoring company » est alors constituée.

Le fauteuil de Wilkerson, modèle de 1877

La manufacture dentaire de « Johnston Brothers »

 » Johnston brothers and Selby  » présente en 1877 à New-York un nouveau fauteuil opératoire doté d’un mécanisme de levage révolutionnaire qui supprime la traditionnelle manivelle.

Le docteur Basil Wilkerson

Le créateur de ce modèle est le Dr Basil Manly Wilkerson. Né en Alabama en 1842, il fait ses études au « Baltimore College of dental surgery » où il est reçu D.D.S. en 1868 et au « College of physicians and surgeons of Baltimore » où il obtient le titre de Docteur en médecine en 1873. Il est membre du corps enseignant de plusieurs universités et fonde en 1879 la revue dentaire « Independant practioner » , tout en se consacrant à la recherche pendant un quart de siècle ; il est l’auteur d’ingénieuses inventions comprenant de nombreux modèles de fauteuils qui seront distribués dans le monde entier. Toutes ces activités ne l’ont pas empêché de mener avec succès la gestion d’un cabinet dentaire à Baltimore (2). En tant que praticien, le Dr Wilkerson est confronté aux problèmes de l’anesthésie générale au protoxyde d’azote. Pour contrecarrer une syncope toujours possible, l’opérateur doit être en mesure de positionner rapidement le malade en situation de décubitus dorsal. Cette manœuvre n’était pas possible avec le fauteuil de Morrison dont la possibilité d’inclinaison était limitée. Ces considérations sont à l’origine des recherches qui ont abouti à la présentation de ce nouveau fauteuil.

Le fauteuil du Dr Wilkerson : modèle de 1877


Le fauteuil du Dr Wilkerson : modèle de 1884
(à gauche, Revue russe de 1887)

Un procédé révolutionnaire : le mécanisme de levage à cric et à sustentation hydrostatique

Bien que Wilkerson réadapte le traditionnel système de levage situé sous le siège, le mécanisme s’avère pourtant tout à fait révolutionnaire. La sacro-sainte manivelle des fauteuils mécaniques est ici éliminée et avantageusement remplacée par une pédale à levier. Ce dispositif libère les mains de l’opérateur qui peut dès lors régler la hauteur du fauteuil sans interrompre les soins du patient. La pédale à levier agit sur la crémaillère du piston par l’intermédiaire d’un vérin à cric qui déclenche l’élévation du fauteuil d’une façon purement mécanique. La montée du piston et le vide qui s’effectue dans le cylindre provoquent l’ouverture d’une soupape qui entraîne l’huile du carter dans l’espace libéré du cylindre. Ce mécanisme constitue une phase de transition entre les fauteuils mécaniques et les modèles hydrauliques à pompe introduits par Ritter en 1891.

Tête de lion
(Détail du piétement au niveau du piston)
Les autres innovations

Elles affectent toutes les parties du fauteuil :

  • le piétement : les quatre pieds à griffe sont répartis asymétriquement ; un pied est situé à l’arrière alors que les trois autres sont ramenés vers l’avant. L’entrave générée par le positionnement symétrique des quatre pieds est éliminée ; l’approche du malade en position de 11 h s’en trouve facilitée.
  • le corps du fauteuil : une pédale sous le siège assure la bascule arrière du corps du fauteuil; le déblocage d’un autre levier permet sa rotation sur son axe.
  • la têtière à rotule : elle autorise tous les mouvements de rotation et de translation. Elle est dotée d’un repose-bras qui peut être bloqué à gauche ou à droite par un simple mouvement de rotation.
  • le dossier : il comprend une partie coulissante qui permet le réglage en hauteur et une partie fixe et articulée pour soutenir les reins du patient. Entièrement relevée, elle se transforme en siège pour enfant.
Cabinet reconstitué avec le fauteuil de Wilkerson (modèle 1884)
Coll. part.

En 1897, la revue américaine « Items of Interest », patronnée par la « Consolidated dental MFG Co » commence la publication d’une série de reportages intitulée : « Office and laboratory ». C’est à l’initiative du Dr Rodriguez Ottolengui de New York, nouveau rédacteur du journal, que les dentistes sont alors sollicités pour envoyer un plan, des photos et une description de cabinets considérés comme exemplaires. Ces articles constituent une documentation exceptionnelle sur les installations des dentistes américains de la fin du XIXe siècle. L’étude des cabinets des Drs Allan et Finney que nous présentons résulte de l’analyse des reportages publiés par « Items of interest ».

Le cabinet du Dr Charles F. Allan (3)

Le cabinet dentaire du Dr Charles F. Allan

Le cabinet de ce praticien est situé à Newburg dans l’État de New-York. La photo reproduite dans l’article est un des rares documents où figure le premier modèle du fauteuil du Dr Wilkerson. Alors que la gravure publicitaire de « Jonhston brothers » présente le fauteuil de profil, la photo du Dr Allan met en évidence la face arrière et l’installation particulière du piétement ; on distingue très bien sur ce document les cales de surélévation placées sur trois des quatre pieds à griffe qui inclinent le fauteuil à droite en assurant une meilleure approche de la bouche du malade.

Un bras fixé au fauteuil est solidaire de la potence qui supporte le crachoir et la tablette. Un tel dispositif permet de conserver les mêmes rapports de distance lors de l’élévation ou de l’abaissement du malade. Le crachoir « fontaine », modèle le plus répandu à cette époque est composé d’une vasque en métal poli que ce praticien juge difficile d’entretien. Le Dr Atlan a donc jeté son dévolu sur un modèle non commercialisé en porcelaine avec alimentation qu’il a du faire réaliser d’après ses propres données.

La présence d’une petite plate-forme à l’arrière du fauteuil est un élément très significatif de l’installation. Il témoigne que ce modèle a un débattement vertical insuffisant et une position basse trop élevée. Sur la plaque en marbre du meuble de rangement, on peut distinguer, à droite, un petit appareil de « Cataphorèse » – premier appareil d’anesthésie électrique – qui est connecté avec l’accoudoir gauche du fauteuil. Si le Dr Allan met l’accent sur l’aspect ergonomique de son installation, il insiste aussi sur la nécessité d’éliminer les appareils d’aspect trop agressif et de dissimuler, dans la mesure du possible, les autres du regard du patient. C’est ainsi que l’énergie motrice fournie aux instruments rotatifs est dispensée par une turbine à eau logée sous le plancher. Dans cette optique, ce praticien s’oppose à la présence de tableau électrique composé de rhéostats, d’ampoules et d’interrupteurs clinquants dont la proximité avec le fauteuil opératoire pourrait suggérer au malade le processus de l’électrocution.

Le cabinet du Dr William B. Finney (4)

Le cabinet du Dr William B. Finney : la façade de l’immeuble

Le salon d’attente

La Cour

A la fin du XIXe siècle, les dentistes américains qui ambitionnent de toucher une riche clientèle, se doivent d’installer leur cabinet dans leur résidence privée ; le Dr Finney fait partie de cette catégorie de praticiens. Professeur de métallurgie dentaire au « Baltimore College of dental surgery », le Dr William B. Finney s’est installé dans un petit immeuble à quatre niveaux d’un quartier résidentiel de Baltimore. Le cabinet dentaire et le laboratoire donnent sur une cour intérieure agrémentée d’un bassin avec jet d’eau et poissons rouges et d’une végétation abondante. Bien que le cliché photographique du cabinet ne soit pas d’excellente qualité, un examen attentif permet de distinguer la disposition asymétrique des quatre pieds à griffe du fauteuil avec la grande pédale articulée à son tiers supérieur et l’accoudoir gauche dissocié du dossier. Ces caractéristiques correspondent au modèle de Wilkerson de 1884 doté d’un dossier articulé et d’accoudoirs amovibles. A partir de 1881, date de la fusion de la firme de Samuel White avec celle de « Jonhston brothers », de nouveaux modèles du fauteuil de Wilkerson apparaissent sur le marché avec différentes améliorations.

En 1882, le fauteuil présente un dossier désolidarisé des accoudoirs et articulé au niveau du siège. La possibilité d’allongement du malade s’en trouve améliorée.

En 1884, le nouveau modèle est pourvu accoudoirs amovibles. Ils peuvent être remplacés par un siège pour enfant, ou par un appui corporel destiné au dentiste en position de 8 h. C’est ce modèle qui équipe le cabinet du Dr Finney. Une plate-forme est présente à l’arrière du fauteuil comme dans le cabinet du Dr Allan. Le crachoir de type « fontaine » est par contre indépendant du fauteuil.

L’appui corporel du fauteuil de Wilkerson

La tablette d’Holmes, composée de quatre tiroirs et de deux porte-fraises est solidaire d’un bras mural. Le ventilateur qui domine sur son piédestal au premier plan de la photographie peut laisser supposer que le cabinet est pourvu d’une installation électrique. En fait, la force énergétique qui alimente à la fois l’appareillage du cabinet et du laboratoire est fournie par des turbines à eau ; cette source d’énergie, dont la ville de Baltimore est abondamment pourvue, est considérée par le Dr Finney comme plus fiable, plus silencieuse, et moins dangereuse que celle dispensée par l’électricité. C’est par ailleurs le pédalage du dentiste effectué sur un tour dentaire mécanique qui fournit l’énergie cinétique aux pièces à main et angles droits. Ce tour à pédale, muni d’un volant fixé sur un demi étrier qui facilite la mise en place de la corde de transmission et d’une potence orientable révélée par le carter du ressort horizontal, correspond au modèle perfectionné de S.S. White des années 1890. Bien que le Dr Finney utilise encore des instruments à manche en nacre sculpté, un souci d’hygiène se manifeste dans ce cabinet par la réduction de la surface tapissée du plancher et la mise en place d’une serviette sous la tête de la jeune patiente. Ce praticien a de même abandonné l’austère costume noir du Dr Nevius pour adopter le port d’une veste blanche et du noeud papillon blanc.

La salle d’opération

De la description de ces deux cabinets, émanent deux personnalités très différentes qui s’opposent sur bien des points. Le Dr Allan, qui présente lui-même son installation, ne nous donne aucune précision sur sa formation professionnelle. Il consacre essentiellement sa description à l’agencement opératoire de son cabinet en mettant l’accent sur l’importance de l’ergonomie dans l’aménagement des différents composants de l’équipement. Bien que la création de son cabinet date de la fin des années 1870, la présence de « moteur » hydraulique pour activer ses pièces à main et d’un appareil de cataphorèse atteste qu’il est très attentif aux progrès technologiques. Le Dr Finney dont la présentation du cabinet est faite par le Dr Ottolengui, insiste davantage sur le décorum de son cabinet qui se manifeste par les illustrations de l’immeuble et de son somptueux salon et par la présence au cabinet d’un assistant de couleur. Bien que son installation soit plus récente que celle du Dr Allan, un certain conservatisme s’exprime dans le choix de son matériel et dans sa fidélité au maillet à aurification à main de Parmly Brown qu’il utilise depuis vingt-six ans et qu’il préfère aux maillets électriques. L’hypersensibilité surprenante du Dr Allan pour tout ce qui peut évoquer « la chaise électrique » s’explique néanmoins par la proximité de son cabinet de Newburg avec la prison de Sing-Sing, un des premiers centres pénitenciers des États-Unis à pratiquer l’électrocution pour les condamnés à la peine capitale !

Bibliographie

1 Obtuary. Samuel Stockton White – Dental Cosmos – fév. 1880
2 Obtuary. Dr Basil Manly Wilkerson – Dental Cosmos – October 19 10 – p. 1176
3 Items of interest – V. 19-1897 – p. 952 à 956
4 Items of interest – V. 19-1897 – p. 856 à 863