La revue professionnelle du négoce dentaire » Proofs » consacre son numéro de juin 1962 à la célébration du 75e anniversaire de la création de la « Ritter dental manufacturing company » fondée en 1887 (1).
Cet article nous donne de précieux renseignements sur la vie et la carrière professionnelle de cet américain de souche allemande.
Frank Ritter est né à Astheim dans le Wurzbourg en Bavière en 1844. Ébéniste, il débarque à New-York en 1870 où il continue d’exercer son métier. Supportant mal le climat de la ville, il s’installe ensuite à Rochester où il retrouve la fraîcheur de sa Bavière natale. Devenu citoyen américain en 1876, il s’installe à son compte, quand un événement survient qui va bouleverser sa carrière professionnelle.
Le fauteuil de Dewel Stuck
C’est en 1887 qu’un ami lui présente un nommé Dewel Stuck, spécialiste de la fabrication de fauteuils de coiffeur à Rochester. Il soumet à Ritter les plans d’un nouveau fauteuil opératoire de dentiste.
`
Conscient des mérites de ce projet, il décide de créer, conjointement à son affaire de mobilier, un nouvel atelier pour élaborer un modèle expérimental. La « Ritter dental manufacturing Co » vient de naître.
L’innovation de ce fauteuil se situe au niveau de la base où les 4 pieds à griffe sont remplacés par un socle circulaire.
Le mécanisme de levage conçu pour fonctionner à sec sans l’aide d’aucun lubrifiant est vite abandonné. Il est remplacé par le classique appareillage hybride, mécanique et hydraulique du fauteuil de Wilkerson.
La série de fauteuils de Dewel Stuck s’achève début 1891 après une production de 198 exemplaires.
Le fauteuil Columbia
Face aux problèmes posés par le fauteuil de Stuck, d’autres recherches avaient été entreprises. Elles aboutissent à la présentation d’un nouveau prototype en 1890. Il s’agit du fauteuil Columbia qui sera commercialisé l’année suivante.
Ce modèle comporte deux importantes innovations :
• la première concerne le mécanisme de levage où la pression hydraulique d’une pompe affecte à la fois la montée et la descente du fauteuil d’où le surnom de « jacknife (couteau de poche) chair » donné à ce modèle.
• la seconde mutation se rapporte au remplacement du système piston-cylindre qui assure la montée et la descente du fauteuil par un mécanisme constitué par deux bras articulés en forme de parallélogramme.
Il en résulte un débattement vertical inégalé par rapports aux autres fauteuils du marché. En 1893, les deux derniers exemplaires des 215 déjà commercialisés sont présentés dans une vitrine en verre au « Columbian World’s fair » de Chicago où ils obtiennent la plus haute distinction de l’exposition ; d’où le surnom de « Celebrated » donné au fauteuil Columbia.
La documentation du fauteuil Columbia dit « Celebrated »
Les informations concernant ce modèle sont très rares. Une photo du prototype de 1890 nous a été remise grâce à l’obligeance de la maison Ritter de Durlach. La première page publicitaire du Dental Cosmos consacrée à ce modèle n’apparaît qu’en 1928 (2).
Lors du VIIIe congrès dentaire international de Paris de 1931, tenu au grand Palais, le catalogue de la maison Lemaire (successeur d’Heymen-Billard) reproduit une photo du stand Ritter. Y figure un fauteuil « Celebrated Columbia » utilisé dans le cabinet du Dr Amoédo depuis 1892.
Nous possédons deux documents représentés dans l’article de « Proofs » :
-
le stand Ritter au « Columbian World’s fair » de Chicago
Malgré la mauvaise qualité du cliché on distingue les deux grandes vitrines en verre où sont exposés les deux nouveaux fauteuils Columbia.
-
Un cabinet dentaire équipé par Ritter dans les années 1900
Au premier plan le fauteuil Columbia avec le crachoir solidaire de l’assise. À gauche de la 2e fenêtre, on distingue deux bras muraux qui supportent un projecteur buccal et une tablette d’Holmes.
Au niveau du marchepied, on remarque le contrepoids fixé au fil d’alimentation du moteur à fraiser Columbia dont l’extrémité inférieure et le câble flexible apparaissent en haut de la photo. La pédale rhéostat est visible à proximité du socle circulaire du fauteuil.
Au fond, le meuble de rangement Ritter apparenté au modèle de « l’Américan Cabinet n° 58 ».
Le fauteuil « New Columbia »
Non content de la réussite du « Jacknife », Frank Ritter, travailleur infatigable et plein d’ambition, lance de nouvelles recherches sur un nouveau concept dont le prototype sera achevé dès la fin de 1893 juste à temps pour être présenté lors des derniers jours du congrès de Chicago sous le label « New Columbia ».
À l’opposé du « Jacknife », ce modèle va bénéficier à partir de 1895 d’un important support publicitaire qui va monopoliser, avec le moteur électrique Columbia, les pages annonces de Ritter dans les principales revues américaines et européennes.
Vu de face le « New Columbia » ressemble apparemment au « Celebrated Columbia ». C’est en position haute, et vu de l’arrière, que sa spécificité s’affirme au niveau de la base avec un mécanisme de levage original.
Les deux bras articulés du modèle précédent sont remplacés par le classique mécanisme à cylindre et piston. L’innovation se concrétise par le jeux de deux cylindres télescopiques qui assurent un débattement vertical exceptionnel sans obligation d’aménager le plancher du cabinet.
La position basse minimum se situe à 51 cm du sol alors que la position haute optimum est à 96 cm avec un débattement vertical de 45 cm. Les mêmes mesures étaient respectivement de 37,5 cm, 85 cm et 28,5 cm pour le fauteuil de Wilkerson de 1882.
Une coulisse indépendante des cylindres qui relie la base au corps du fauteuil procure une rigidité indispensable aux mouvements d’élévation du fauteuil.
Dans les cabinets présentés dans la série « Office and laboratory » le fauteuil New Columbia équipe les installations des Drs H. B Hinman et E.S. Fuller.
Le cabinet du Dr H.B. Hinman de Bucyrus dans l’Ohio
C’est dans une petite ville provinciale de 7.000 habitants qu’exerce le Dr H.B. Hinman. À première vue, l’excellente photo du vaste cabinet laisserait supposer que ce praticien occupe un appartement très spacieux. En fait, son local professionnel situé dans la rue principale de cette bourgade est très modeste car il ne comprend que deux pièces principales : la première est occupée par le laboratoire de prothèse alors que la seconde est destinée à la fois à l’aire opératoire et au salon d’attente.
L’aménagement opératoire
Le fauteuil est situé au centre de la baie vitrée baigné par une lumière du jour abondante. La présence de deux fenêtres situées de part et d’autre de la baie contribue à la grande clarté du cabinet.
Le Dr Hinman prétend utiliser un fauteuil Columbia. En fait, la base de celui-ci bien en vue sur le document nous indique qu’il s’agit du « New Columbia » de Ritter. Il est équipé d’un crachoir de Clark, un des premiers modèles à cuvette en verre, nettoyée par un jet d’eau tangentiel. À gauche, on distingue un gazomètre et le masque d’un appareillage à protoxyde d’azote. A droite du fauteuil, on distingue un tour à fraiser à pédale avec bras Doriot à transmission par corde que le Dr Hinmam utilisait encore à l’époque de la réalisation du document photographique.
Depuis lors, il a acquis un tour électrique Columbia constituant de la sorte un équipement Ritter complet.
Le meuble de rangement
Une commande spéciale a été effectuée d’après les plans d’un praticien ami du Dr Hinman. L’originalité de ce modèle unique réside dans la présence d’un important plan de travail en marbre et de tiroirs pivotants qui permettent au dentiste d’accéder plus facilement aux instruments sans quitter son poste de travail.
Il faut par contre noter l’absence d’éclairage buccal, d’installation d’air comprimé et de tabouret d’opérateur.
Le cabinet du Dr E.S. Fuller de Piqua (Ohio)
Ce cabinet est aussi à ranger dans la catégorie d’installations réalisées avec des moyens financiers très limités. Le Dr E.S. Fuller dispose d’une pièce unique de 6 m sur 3 compartimentée en cabinet, salon d’attente et laboratoire.
La salle d’attente au premier plan apparaît sous un aspect très rudimentaire avec son poêle, sa lampe à gaz et son ameublement plus que sommaire.
On remarque, à droite au fond, le laboratoire et à gauche le cabinet dentaire isolé du salon d’attente par un rideau.
Dans le cadre de cet aménagement rustique on est surpris de voir un fauteuil Ritter « New Columbia », modèle le plus cher du marché !
Il est vrai que les autres composants de l’équipement sont très modestes : le crachoir métallique sans alimentation d’eau, le tour à pédale avec transmission par flexible et le meuble de rangement ont pu être achetés d’occasion à peu de frais.
Conclusion
Parmi les fabricants d’équipements dentaires, Ritter est certainement celui qui en dix ans a fait l’ascension commerciale la plus rapide. Ce résultat est d’autant plus étonnant qu’en cette fin du XIXe siècle la firme de Samuel S. White semblait détenir une position hégémonique. Cette domination sur le marché n’impressionne pourtant pas Frank Ritter, nouveau venu dans ce négoce qui se lance à son tour vaillamment dans la compétition.
En quelques années, Ritter est en mesure de présenter plusieurs prototypes de fauteuil comme le « Celebrated Columbia » dont le principe du mécanisme de levage est repris par la majorité des fauteuils contemporains.
C’est néanmoins le « New Columbia » qui va constituer le point de départ des modèles de plus en plus perfectionnés présentés au cours de la première moitié du Xxe siècle.
Une énigme demeure pourtant inexpliquée : pour quelle raison un fauteuil aussi révolutionnaire que le « Celebrated Columbia » n’a-t-il reçu aucun support publicitaire lors de son lancement ? Pourtant, sa commercialisation n’a pas été interrompue, puisqu’une page publicitaire du Dental Cosmos signale encore son existence commerciale en 1928.
Le New Columbia a-t-il bénéficié d’un prix de revient moins élevé ou d’une meilleure fiabilité qui l’aurait favorisé dans la compétition menée par ces deux géants ?
Malgré la rapide implantation de Ritter sur le marché américain, cette firme n’est présente que dans trois cabinets sur les quinze présentés par la Revue « Items of Interest » lors des trois dernières années du XIXe siècle.
Toutes les autres installations sont équipées avec des fauteuils de Wilkerson et deux tours électriques dont l’exclusivité revient à S.S. White. Ce qui démontre que malgré la rapide progression de Ritter, S.S. White bénéficie toujours d’un très grand prestige. Sur le plan technologique la firme de Philadelphie ne va pas tarder à réagir en lançant fin 1899 son fameux fauteuil dit « New Wilkerson ». Nous verrons lors de prochains articles qui va sortir gagnant de ce formidable challenge
Bibliographie et notes
1 La découverte de ce document ainsi que celui intitulé « A short history of the Ritter company » publié par Ritter Rochester en 1965, nous a permis de constater les lacunes et les erreurs contenues dans la publication éditée par Ritter Durtach à l’occasion du 75e anniversaire de la fondation de la Société. Ce qui nous amène à réviser la description des fauteuils Ritter de « La Saga du fauteuil dentaire » publiée dans le C.D.F. en 1986.
2 Dental Cosmos, Vol. LXX n° 1, january 1928, page publicitaire n° 48
3 Items of Interest, Vol. XX, 1898, pp. 130-134
4 Items of Interest, Vol. XX, 1898, pp. 385-388