Franck Ritter, émigrant allemand établi à Rochester dans l’État de New York, est un nouveau venu sur la scène des expositions des congrès dentaires américains. Au cours de la dernière décennie du XIXe siècle, il fait une ascension commerciale spectaculaire et acquiert une position dominante parmi les fabricants de matériel dentaire du nouveau monde, ce qui conduit les frères Pieper, émigrants de même origine et installés en Californie, à proposer à Ritter l’exclusivité de fabrication d’un tour électrique dentaire qu’ils viennent d’inventer (1). L’originalité du concept impressionne Ritter qui, après l’exécution de certaines modifications, décide de le commercialiser dès la fin de 1895. Lors de la présentation de ce nouveau tour électrique, les praticiens lui réservent un bon accueil. Le Dr Allen Osmun fait partie des premiers dentistes à l’installer dans leur cabinet.
Établi sur la côte du New Jersey à Newark, le Dr Osmun n’a pas acquis la célébrité des Drs Rhein et Williams. Néanmoins, l’installation qu’il décrit, révèle une personnalité toujours attachée à l’amélioration de ses conditions de travail (2).
Quatre préoccupations ont déterminé l’aménagement de ses cabinets dentaires. Elles affectent l’intensité de la lumière ambiante, le contrôle du flux lumineux, la climatisation et la bonne accessibilité au meuble de rangement sans quitter l’aire de travail du fauteuil.
Le Dr Osmun occupe le premier étage d’une maison individuelle alors que son associé est installé au second étage. Le laboratoire commun aux deux praticiens est situé au rez-de-chaussée.
L’ancien cabinet
Il est composé d’une pièce spacieuse munie de deux grandes fenêtres qui assurent une lumière abondante mais insuffisante lors des après-midi hivernaux. Deux réflecteurs électriques sont installés de part et d’autre de la fenêtre face au fauteuil et un troisième au-dessus de la place du patient. De l’aveu du Dr Osmun, cet éclairage trop ponctuel a l’inconvénient de provoquer une fatigue visuelle.
L’aménagement opératoire
Il comprend le classique fauteuil de Wilkerson à pieds à griffe solidaire d’un crachoir fontaine et d’une tablette traditionnelle à bras mural.
Les deux cadrans à gauche de la fenêtre sont destinés à contrôler et à réguler le compresseur à air situé dans le laboratoire.
Le meuble de Clark (3)
Ce meuble de rangement à section octogonale a la particularité de pouvoir tourner sur son axe. Il résout à merveille le problème posé par la seconde fenêtre à droite du fauteuil.
La partie basse du meuble est aménagée avec des placards à porte abattante et pivotante. Les éléments supérieurs comprennent un compartiment à pharmacie et de nombreux tiroirs dont certains pivotent latéralement.
Grâce à la rotation du meuble, tous les compartiments sont facilement accessibles en dépit de leur situation dans l’angle de deux murs.
Lors de cette période, les modèles de meubles de rangement se multiplient. La firme de Ransom and Randolph présente une grande diversité d’aménagements intérieurs (4).
En Angleterre, la maison Ash and sons propose plusieurs modèles inspirés de celui d’Archer. Certains confrères préfèrent néanmoins personnaliser l’aménagement intérieur en les faisant réaliser par un artisan. Le meuble du Dr Ottolengui illustre très bien cette tendance (5).
La nouvelle installation du Dr Allen Osmun
Le nouveau cabinet est installé dans une extension du bâtiment principal spécialement construite pour réaliser une installation en fonction des quatre impératifs énoncés par le Dr Osmun au début de sa présentation.
Éclairage et climatisation : une réalisation d’avant-garde
L’originalité de cette structure satellite concerne en premier lieu la conception architecturale du toit et du plafond. Ces deux plans sont constitués l’un et l’autre par des panneaux en verre soutenus par des armatures en cuivre.
La surface plafonnière, située à 7 centimètres de celle du toit, forme un espace vide qui est judicieusement utilisé pour la climatisation.
Trois ventilateurs que font communiquer sur un côté le volume libre et l’extérieur fournissent un apport d’air frais continu entre le toit et le plafond.
Un autre ventilateur fixé sur le toit juste au-dessus des deux grilles d’aération plafonnière (très visible sur la photo) permet d’évacuer l’air chaud de l’espace libre vers l’extérieur.
Ce ventilateur crée par ailleurs une dépression au niveau des grilles du plafond en évacuant l’air vicié du cabinet.
L’aération de la pièce est réalisée à l’aide de plusieurs ventilateurs situés sous les fenêtres derrière les grilles qui font face au fauteuil et qui fournissent de l’air frais extérieur en abondance. Pendant l’hiver, l’air extérieur est réchauffé par les éléments du chauffage à vapeur avoisinants.
Cet agencement très original du toit et du plafond contribue pour une grande part à la diffusion de la lumière du jour tout en participant activement à la climatisation du cabinet.
Les trois fenêtres de la rotonde en façade et celle du mur près du meuble de rangement participent ainsi au très bon éclairage du cabinet.
La régulation lumineuse s’effectue à l’aide de deux tentures installées au centre de l’espace libre et de part et d’autre de la pièce : le réglage de leur mise en place s’opère à l’aide de cordons situés à chaque extrémité du local.
Quant aux fenêtres, elles sont munies de rideaux réglables en hauteur.
L’éclairage nocturne est assuré par neuf lampes électriques plafonnières régulièrement réparties sur toute l’étendue de cette surface.
Le meuble de rangement
La seconde originalité du nouveau cabinet concerne l’important meuble de rangement que le Dr Osmun a fait réaliser d’après ses propres données.
Il s’étend sur toute la surface du mur à droite du fauteuil, du sol au plafond; c’est grâce a la largeur réduite de la pièce déterminée à la construction (2,25 mètres) que le meuble, tout en étant mural, est accessible au praticien sans quitter le voisinage du fauteuil.
Il est composé d’un nombre impressionnant de tiroirs.
Trois plateaux en verre situés à la limite des grands et des petits tiroirs s’escamotent en coulissant dans le meuble après leur utilisation.
Les deux grands compartiments supérieurs sont destinés à la pharmacie et au stockage des modèles en plâtre.
Les portes en verre cloisonné sont dotées de charnières à ressorts qui permettent leur fermeture automatique.
Le fauteuil
Il s’agit ici du modèle le plus récent de la série des fauteuils du Dr Wilkerson (6).
Le socle circulaire est désormais définitivement adopté.
Un nouveau mécanisme situé en haut du piston autorise une surélévation du fauteuil de 25 cm supplémentaires. Il remplace avantageusement le modèle utilisé par le Dr Rhein qui nécessitait un aménagement du plancher rarement réalisable.
Il faut aussi noter la présence inhabituelle d’un tabouret d’opérateur à colonne orientable.
Le tour électrique Columbia de Ritter de 1895 (7,8)
Le modèle de Ritter utilisé par le Dr Osmun présente plusieurs particularités qui affectent le moteur, la transmission et le rhéostat ou régulateur à pédale.
Le moteur
Il est suspendu par le câble conducteur du courant électrique qui passe par les deux poulies d’une potence murale. Le moteur est équilibré par un contrepoids permettant de l’élever ou de l’abaisser sans effet suivant ainsi les mouvements du fauteuil. La suspension du moteur est assurée par une griffe en demi-cercle qui l’entoure. Il pivote ainsi librement dans l’axe de la griffe, ce qui lui permet de répondre à tout mouvement de la pièce à main. Le carénage de protection du moteur remplace avantageusement la cloche en verre du moteur de S.S. White.
La transmission
Elle est à câble flexible; celui-ci pend verticalement du moteur. La pièce a main est simplement lâchée après le fraisage sans obligation d’accrochage. Une transmission à corde sera introduite par la suite.
le rhéostat
Il permet le contrôle de la vitesse du moteur par l’intermédiaire de boutons de cuivre qui font contact avec les différentes résistances fixées à l’intérieur du rhéostat. Les vitesses obtenues s’échelonnent entre 1.000 et 5.000 tours par minute. La pédale est double, ce qui permet de l’actionner des deux côtés du fauteuil sans avoir à changer le rhéostat de position. Elle assure les marches avant et arrière avec un retour automatique de la pédale au point mort.
Conclusion
Au terme des trois articles consacrés à l’historique du moteur électrique dentaire, on constate que dès le début des années 1890 le concept du moteur électrique de Green à transmission directe sur la pièce à main est totalement abandonné.
Ce système, qui permettait d’utiliser toute la puissance du moteur, s’est avéré obsolète lors de l’introduction de batteries plus performantes et de la distribution urbaine de courant de 110 volts continu et alternatif.
Avec ce mode d’alimentation les moteurs électriques sont désormais plus puissants, mais aussi plus lourds et plus volumineux. Un mécanisme de transmission entre le moteur et la pièce à main devient alors indispensable.
Dans cette même voie, le Dr Kells qui a conçu le premier tour électrique avec régulateur de la vitesse n’a curieusement pas encore adopté, en 1897, le principe de rhéostat à commande au pied pourtant beaucoup plus fonctionnel.
À la fin du XIXe siècle, le tour Columbia de Ritter domine nettement tous les modèles concurrents. La supériorité se manifeste surtout sur le plan ergonomique par l’adoption de la position suspendue du moteur et de la pièce à main, principe qui sera repris par Popesco en 1947 (9) et qui fait aujourd’hui le succès des porte-instruments à fouet inaugurés par l’équipement « Colibri ».
Le rhéostat dont la pédale se manœuvre latéralement avec le pied de l’opérateur posé à plat sur le sol, génère une tension musculaire du praticien beaucoup plus faible que les modèles à pédale à impulsion verticale.
Ce modèle de régulateur sera adopté par toutes les marques d’équipement jusqu’aux années 1960.
Quant aux cabinets dentaires qui ont illustré les principaux moteurs électriques introduits à la fin du XIXe siècle, celui du Dr Osmun est sans conteste le plus remarquable.
La présentation de son deuxième cabinet met bien en évidence les importantes améliorations réalisées pour constituer une installation plus fonctionnelle. Le principe de son étonnant plafonnier à deux niveaux est aujourd’hui repris et actualisé pour la réalisation de certaines vérandas contemporaines.
On remarque toutefois l’absence d’éclairage buccal et la présence d’un fauteuil dépassé par les modèles hydrauliques introduits par Ritter depuis 1891. L’aspect moderne de ce cabinet consécutif à l’abandon de la débauche ornementale exacerbée chez le Dr King contraste néanmoins avec la présence de trois tapis d’Orient qui révèle que la notion d’asepsie est encore loin d’être prise en compte.
Le concept du moteur de Green que l’on qualifierait aujourd’hui de micro-moteur n’est pas tout à fait tombé dans l’oubli. Un nouveau modèle de ce type sera présenté au congres international de 1915 à San Francisco par le Dr Whiteside et diffusé sans grand succès en 1920 par la Nemco Motor Company. Le même sort sera réservé au modèle de Miller.
Il faudra attendre le développement de l’électronique des années 1960 pour voir apparaître le micro-moteur d’Artus chez Microméga, conjointement au développement des contre-angles à grande vitesse résultant des importants travaux exécutés dans ce domaine par les Drs Pierre Lagny (10, 11) et Paul Bleicher (12) ; ces pièces tendent aujourd’hui à rivaliser de plus en plus avec les performances des turbines à air sans en avoir les inconvénients.
Bibliographie
1 A short history of the Ritter dental manufacturing Co, 1965.
2 Osmun A. – A unique operation room. Office and laboratory. Items of Interest, 1898, vol XX : 51-58.
3 Meuble de Clark. Items of Interest, january 1904, 46a-47a (feuillets publicitaires).
4 Meuble de Ransom et Randolph n° 75. Items of Interest, july 1904, 49a (feuillet publicitaire).
5 Ottolengui R. – A practical dental cabinet. Office and laboratory. Items of Interest, 1897, vol XIX, pp. 129-135.
6 Fauteuil de Wilkerson. The Dental Cosmos, 1894 (feuillets publicitaires).
7 Tour électrique Columbia de Ritter. The Dental Review, 1895, vol IX (10), p. 27 (feuillet publicitaire).
8 Catalogue Ritter : tours électriques Columbia.
9 Popesco. – Notre agencement professionnel. Information Dentaire, septembre 1947, pp. 38-39.
10 Lagny P. – Le micromoteur Microméga en dentisterie opératoire. CdF, 1967, 46, pp. 81-86 – 47, pp. 51-56 – 48, pp. 59-63 – 49, pp. 49-54.
11 Lagny P. – Le micromoteur Microméga en dentisterie opératoire : réflexions après cinq ans d’expérimentation. CdF, 1968, 3, pp. 65-72.
12 Bleicher P. – Considérations physiologiques et économiques sur l’efficience des systèmes d’entraînement et des instruments rotatifs en art dentaire. Thèse de 3e cycle de doctorat en sciences odontologiques, 1987.