par Claude ROUSSEAU
ancien Président de la SFHAD
Ex-conservateur du Musée Pierre Fauchard
C’est avec l’École de Cnide que l’observation et la manifestation concrète des faits se substituent aux incantations de la médecine magique.
Ce concept s’épanouit avec Hippocrate où l’examen clinique devient une tentative pour comprendre le malade avant la maladie et dans lequel tout doit être pris en compte : » Ce qui est possible de voir, de toucher, d’entendre, ce qui est saisissable par l’intermédiaire de la vue, du toucher, de l’ouïe et de l’odorat… ».
La méthode d’observation et les principes du praticien de l’École de Cos ont largement contribué au développement exceptionnel de la dentisterie occidentale.
Wilhelm Conrad Röntgen
Mais avec l’annonce par Wilhelm Conrad Röntgen en janvier 1896 de la découverte d’un nouveau rayonnement capable de traverser les tissus vivants opaques, nous entrons dans une nouvelle ère du diagnostique médico-dentaire.
Né le 27 mars 1845 à Lennep, Röntgen travaille à Würzburg en 1870, à Strasbourg en 1872 où il devient privat-dozent en physique en 1875 (2).
En 1879, il est professeur de physique à Giessen et en 1888 à Würzburg où il dirige l’Institut de physique. Il est recteur de l’université en 1893 et reçoit le Prix Nobel de physique en 1901.
La génèse de sa découverte est consignée dans les dix-sept paragraphes d’un mémoire intitulé « sur une nouvelle sorte de rayons » qu’il remet le 28 décembre 1895 au secrétariat de l’Institut de physique et de médecine de Würzburg.
Décidé à reprendre les travaux d’Hertz et de Lénard, il fait monter dans son laboratoire vers le mois de mai 1895 plusieurs tubes d’Hittorf modifiés et une bobine à induction débitant 20 ampères avec une tension correspondant à 15 cm d’étincelles.
Le 8 novembre 1895, Röntgen fait l’obscurité dans son laboratoire lorsqu’il constate que l’écran saturé de platino-cyanure de baryum, abandonné à quelque distance sur une table se met à s’illuminer quelles que soient les positions et les incidences de l’écran.
Cherchant la cause de ce phénomène, il constate que le tube d’Hittorf, soigneusement enveloppé d’un manchon de carton noir qu’il vient d’utiliser, est resté connecté au générateur à induction toujours sous tension.
Röntgen a aussitôt l’intuition que son tube émet un rayonnement inconnu capable de traverser le carton noir et d’impressionner son écran en provoquant le phénomène de fluorescence.
Une première série d’expériences lui montre que ce nouveau rayonnement qu’il appelle X diffère de la lumière. Mais, lors d’une nouvelle séries d’expérimentations, il constate que les rayons X sont comparables à la lumière par l’absence de déviation par le champ magnétique, par la production d’ombres portées et de fluorescence et par les effets chimiques résultant de la formation d’une image sur une plaque photographique même lorsque celle-ci est close dans le châssis.
Il procède ensuite à une série de radiographies d’objets usuels sur plaques photographiques et termine en radiographiant la main de sa femme Bertha le 22 décembre 1895.
Ce cliché historique est paru dans la revue « Nature » de Londres le 23 janvier 1896.
Le 23 janvier, Röntgen est invité par l’Institut physico-médical de Würzburg où il présente le résultat de ses recherches qu’il concrétise en radiographiant la main du célèbre anatomiste Albert von Kolliker.
Les premières applications de rayons X en Art dentaire
Le Forschungsinstitut für Geschichte der Zahnheilkunde présente en janvier 1896 une radiographie dentaire avec la mention : « radiographie dentaire du Dr Walkhoff dentiste à Braunschweig exécutée 14 jours après la publication de Röntgen du mois de décembre 1895 » .
Mais si l’on se réfère aux publications de ce praticien (3) nous apprenons qu’à l’initiative du Dr Walkhoff c’est le Professeur Giesel qui réalisa sur son ami ces deux radiographies intrabuccales à l’aide d’une petite plaque photographique enveloppée dans du papier noir et une feuille de caoutchouc.
Walkhoff rapporte que le temps d’exposition dura 25 minutes et ajoute : « ce fut une vraie torture, mais j’éprouvais une grande joie à la vue des résultats quand je pris conscience de l’importance du rayonnement de Röntgen pour notre spécialité ».
Le 2 février 1896 le professeur König présente 14 radiographies devant l’Assemblée de la Société de physique de Francfort. Ces 14 clichés ont été publiés au mois de mars sous le titre « 14 Photographien mit Röntgen-Strahlen von prof. W. König » et édités par S.A. Bart, Leipzig en 1896.
Le fait marquant de cette présentation se rapporte au temps de pose réduit à 9 minutes.
Schaeffer et Stuckert et plus récemment Streller décrivent l’appareillage du Professeur König responsable de l’importante diminution du temps d’exposition. (4) (5)
Avec le tube de Crookes ou d’Hittorf le faisceau cathodique se propage en ligne droite perpendiculairement au plan de la surface de la cathode et heurte la paroi opposée du tube en verre. Il en résulte un échauffement du verre qui ramollit le tube et rend difficile le maintien d’une pression précise.
Le nouveau tube de König se différencie du précédent par son anticathode qui est composée d’un disque en platine situé à 45° du point de convergence des rayons cathodiques. De ce point d’impact des électrons émergent les rayons X qui jaillissent en tout sens.
Ce dispositif que les Anglo-saxons appelèrent « focus tube » ou « reflecting tube » assure aussi une production de rayons X plus pénétrants et une amélioration sensible de la définition des clichés.
Schaffer et Stuckert ramèneront le temps de pose à 5 minutes en utilisant le tube de Köni
Walkhoff avait à son tour présenté un certain nombre de radiographies en avril 1896 lors d’une réunion de l’Association centrale des dentistes allemands. En 1897, il expose devant les membres de l’Académie des Sciences les premières radiographies crâniennes réalisées avec le tube du professeur König qui mettent en évidence une meilleure définition des clichés.(6)
L’expérience française
En France, le professeur Béclère crée en 1897 dans son service de l’hôpital Tenon, le premier laboratoire de radiologie.
La première communication sur ce sujet est faite par Godon et Contremoulins qui exposent tour à tour leur technique et quelques applications pratiques avec les clichés de Louis Richard Chauvin et Félix Allard.(7) (8)
Le 7 février 1899 le Dr Bouchacourt présente son « Endodiascope » inspiré du « fluoroscope » du Dr Williams Rollins.(9)
L’expérience anglo-saxonne
Si Frank Harrison(10) (11) est considéré en Angleterre comme le premier utilisateur des rayons X, aux Etats-Unis, William James Morton, le fils du fameux anesthésiste, publie les premiers skiagraphes dentaires dans le Dental Cosmos du 24 avril 1896 .
Elles sont considérées comme les premières radiographies dentaires publiées dans la littérature américaine. (12) (13)
Si le Dr Edmund Kells est bien connu pour son importante contribution à la vulgarisation de l’électricité au cabinet dentaire, il est aussi considéré comme le pionnier de l’application des rayons X aux Etats-Unis. Sa technique est développée dans deux importants articles publiés en 1899.(14) (15)
Le film, une fois mis dans une pochette protégée par une double épaisseur de papier noir et de caoutchouc, est placé contre l’arcade dentaire perpendiculairement aux dents pour éviter des déformations.
A cette fin, il utilise un porte-film de son invention maintenu bouche fermée pour éviter tout déplacement pendant la pose et non pas, comme on pourrait le croire, pour éviter une radiodermite des doigts de l’opérateur.
Le Dr Stephens, installé à Great Falls dans le Montana, décrit l’installation de son cabinet en 1897 dans un article de la série « Office and laboratory » de la Revue « Items of interest ».(16)
Après un examen attentif de la radiographie, on découvre un appareillage encore rarissime en 1897.
Réalisée de façon artisanale, cette installation comprend :
- un tube de Crookes positionné horizontalement sous la vitrine murale et qui repose sur un porte-tube en bois solidaire d’une colonne métallique et d’un piétement en forme de trépied.
- un générateur de rayons X, situé à l’extrême droite de la photographie, qui comprend une bobine à induction posée sur une table et une batterie située à même le sol.
Les fils à haute tension qui alimentent le tube sont enfilés dans un anneau fixé au plafond de façon à éviter l’environnement du fauteuil et de prévenir une éventuelle électrocution du patient ou du dentiste !
Par ailleurs, il n’existe pas encore de voltmètre ni d’ampèremètre pour mesurer l’intensité du courant. Il n’y a donc aucun contrôle de la quantité de rayons X dispensée.
Malgré l’archaïsme de l’installation, les deux radiographies du Dr Stephens permettent de mettre en évidence un fragment de broche fracturé au delà de l’apex (fig. 1) et une exostose au niveau d’une racine de la seconde molaire (fig. 2)
Le Dr Rollins est né le 19 juin 1850 dans la Massachusetts. Il obtient de la Harvard dental school le titre de D.M.D. en 1875 à l’âge de 21 ans et le diplôme de Docteur en médecine en 1879.(17)
Dès l’annonce de la découverte de Röntgen, il commence un travail intensif de recherche sur l’appareillage et la technique d’utilisation des rayons X en Art dentaire.
Des le mois de juillet 1896, il publie la description d’une cassette intra orale et d’un fluoroscope de son invention destinés à l’examen des dents postérieures.
C’est pourtant dans le domaine de la radioprotection qu’il consacre à partir de 1901 la plupart de ses recherches.
Le 24 février 1901, il publie un article retentissant intitulé « X light kills ».(18)
Dans les accidents consécutifs à leur emploi, le Dr Rollins affirme que l’agent délétère concerne essentiellement le rayonnement de Röntgen.
Ces publications sont souvent accueillies avec beaucoup de scepticisme.
Avant sa première publication de 1901 le Dr Rollins avait déjà établi les règles de la radioprotection.
Les premiers équipements de radiologie dentaires
Un bras mural supporte un tube radiogène muni d’une protection en verre au plomb. Les fil à haute tension qui relie le générateur au tube est encore apparent.
Ce type d’installation équipera majoritairement les cabinets américains de 1905 à 1917.
Le fil à haute tension n’est pas encore isolé et le tube est ouvert. Ce type d’appareil sera construit jusque dans les années 1930.
Conclusion
A cette époque, n’importe qui pouvait se procurer un tube de Crookes et une bobine à induction au Comptoir général de la photographie.
Les séances de divertissement données à l’aide de rayons X dans les salons étaient fréquentes à cette époque.
Si le développement de la radiologie fut très rapide en médecine et en chirurgie, il n’en fut pas de même en Odontologie. Jusqu’en 1900 une douzaine de praticiens pour les États-Unis constitue un faible pourcentage de praticiens adeptes de cette nouvelle technologie.
Cette relative désaffection s’explique par l’absence de matériel spécialisé pour l’odontologie et l’absence d’enseignement qui n’apparaît qu’en 1909 avec le Dr Raper à Indianapolis.(19)
Price (20) annonce qu’il est maintenant établi que les doses de rayons X sont cumulatives.
Raper (21) signale que le Dr Porter a relevé, en 1907, 11 cas de cancers dus aux rayons X dont 6 se sont avérés fatals.
En 1908 Lange (22) signale les premiers cas de stérilité de dentistes.
Ketcham en 1911 (23) informe la profession de la mort de l’ingénieur Baur, premier constructeur des « focus tube », victime de l’irradiation répétée aux rayons X.
Quant au Dr Kells, il ne prend conscience de ce danger qu’en 1912.(24) Il signale à son tour de nombreux cas d’amputations et même de décès chez les premiers utilisateurs de ce rayonnement.
Paradoxalement Kells pense faire partie d’une seconde catégorie de praticiens qui seraient, d’après lui, immunisés contre l’action néfaste de ce rayonnement.
Son jugement est malheureusement erroné car après tant d’années de pratique hasardeuse passé dans son laboratoire de recherche, il sera à son tour atteint de lésions malignes des membres supérieurs.
Après avoir été amputé de trois doigts suivis de la main et du bras, il mettra fin à ses jours le 7 mai 1928. (25)
Le nom de Kells est dès lors gravé sur la liste des martyrs de la science radiologique.
Références bibliographiques
1 Pizon, » La radiologie en France: 1896-1904 « , L’Expansion Scientifique Française, 1970.
2 Walkhoff O, » Altes und Neues vom Röntgenverfahren in der Zahnheilkunde « , Deutsche Monatsschrift für Zahnheilkunde, 1915, p. .8.
3 Walkhoff O, « Die erste Anwendung der Röntgenstrahlen und des Radiums in der Zahnheilkunde « , Correspondenz Blatt für Zahnärzte, Oktober 1928, n° 10, pp. 307-310.
4 Schaeffer und Stuckert, » Zahnaufnahmen mit Röntgen-Strahlen « , Deutsche Monatsschrift für Zahnheilkunde, Januar 1897, n°1, pp. 1-10.
5 Streller E, » Die erste Röntgenaufnahme von Zähnen « , Zahnärztliche Mitteilungen, 1965, n°19, pp. 947-949.
6 Walkhoff O, » Aufnahme der Gesichtsknochen mit Röntgenstrahlen « , Correspondenz Blatt für Zahnärzte, April 1928, n°2, pp. 97-99.
7 Godon et Contremoulins, « Les applications de la radiographie et de la radioscopie en art dentaire « , L’Odontologie, février 1898, VII, pp. 141-152.
8 Richard-Chauvin Louis et le Dr Allard Félix, « Application de la radiographie à l’Art dentaire « , L’Odontologie, février 1898, V-VI, pp. 152-155.
9 Dr Bouchacourt, » Introduction du tube de Crookes dans la cavité buccale « , L’Odontologie, avril 1899,V-VIII, pp. 311-318.
10 Harrison Frank, » The X-rays in the practice of dental surgery « , British Dental Journal 1896, p. 624-628.
11 Blackman Sydney, » Dental radiology – Past, Present, Future « , British Dental Journal, September 1959, p. 83-86.
12 Morton W.J., « Regular meeting of the New York odontological society « , The Dental Cosmos, May 1896, XXXVIII, n° V, pp. 401-402.
13 Morton W.J., » The X-rays and its applications in dentistry « , The Dental Cosmos, June 1896, XXXVIII, n° V, pp. 478-486.
14 Kells Edmond Ju., » Roentgen Rays « , The Dental Cosmos, October 1899, XLI, n° V, pp. 1014-1029.
15 Price, Weston, » The science of dental radiography (conférence au congrès international de Paris août 1900) « , The Dental Cosmos, May 1901, XLIII, n° V, pp. 483-503.
16 Stephens C.J.B., « Office of the Dr Stephens » Office and laboratory « , Items of Interest, 1897, XIX, n° V.
17 Dr Porter S. Sweet-William, Herbert Rollins, Dental radiography and photography, 1960, V, 33, n° 1, pp. 3-19.
18 Rollins William, » X-light kills « , Boston Medical and Surgical Journal, 1901, n°114, p. 173.
19 Raper H.R., » Notes on the early history of Radodontia – « , Oral surgery, 1953, n° 6, pp. 70-81.
20 Price Weston, » The technique necessary for making good dental – skiagraphs « , Items of Interest, 1904, XXVI, n° V, pp. 161-171.
21 Raper H.R., » The dangers of X ray « , Items of Interest, October 1912, pp. 725-730.
22 Lange Sidney, » The X-rays and their application to dentistry « , Items of Interest, 1908, XXX, n° V, pp. 522-535.
23 Ketcham A.H., » The radiography in orthodontic « , Items of Interest, 1911, XXXIII, n° V, pp. 281-302.
24 Kells Edmonds Ju., » Protection from the Roentgen Rays « , Items of Interest, Novembrer 1912, pp. 805-823.
25 Goaz P.W and White S.C., Oral radiology, The C. V. mosby C°, pp. 6-7.