Deuxième dissection (fin). [1]
Exposition du double canal lactifère depuis la quatrième vertèbre dorsale jusqu’au centre du diaphragme.
Luisait alors l’espoir que ma fatigue fût récompensée par un heureux résultat. L’embouchure que j’avais découverte était l’aboutissement d’une audacieuse plongée dans l’inconnu. Je repris mes liens et les nouai de part et d’autre de la proéminence que forme la troisième vertèbre dorsale, déjà assuré que cela allait de nouveau provoquer une turgescence des lactifères d’amont. [1][2]Les alentours de la quatrième vertèbre, là où le cœur avait siégé, étaient cachés par l’œsophage ; après l’avoir lié, je l’ai donc extrait de la poitrine avec la masse restante des viscères vitaux, en tranchant l’ensemble près des clavicules. [2] Je jugeai bon de séparer et sectionner les uns après les autres les pédicules intercostaux, et de retirer aussi l’aorte, dont je ne pensais pas qu’elle gênerait ma démonstration, mais qui faisait obstacle à l’inspection du thorax. [3] Ayant ainsi supprimé tout ce qui masquait encore la vue, il fut possible d’examiner sans entrave le parcours des liquides lactés du haut en bas de la saillie formée par l’épine dorsale, en ne laissant plus aucun doute planer sur ce que percevait le regard.
Les lactifères se réunissaient au niveau de la quatrième vertèbre, et tout au long [Page 11 | LAT | IMG] de l’intervalle qui la séparait de la dixième, on voyait leurs deux canaux sinueux, dont le cours tortueux était semblable à celui de deux rivières. De leurs deux renflements naissaient souvent, d’étage en étage, des rigoles transversales, semblant les relier obliquement l’un à l’autre. Au-dessous du gué qui avait réuni leurs écoulements, les lactifères se séparaient et s’enflaient pour dessiner des dilatations en forme de fioles, dont la taille augmentait peu à peu en descendant vers le centre du diaphragme : voilà une preuve non négligeable du fait que les sources du chyle se situent dans son voisinage et qu’il traverse le thorax pour atteindre les veines subclavières. [4][3]
Tandis que je m’efforçais de séparer les vaisseaux lactés du diaphragme (pour lever ce que j’espérais être l’ultime obstacle à mon observation), je blessai par mégarde une dilatation placée sur le flanc gauche de la douzième vertèbre dorsale et dont la membrane est extrêmement fine, et fus surpris par le jaillissement d’une grande abondance de liquide lacté. Je suspectai donc que se cachait à cet endroit un réservoir [4] contenant une grande quantité de ce même liquide. Mon ignorante main mit cependant fin à ma dissection, car ce qui restait de ce cadavre se réduisait à des rognures : tout le chyle qui s’en était écoulé avait entièrement vidé les lactifères. Seule subsistait la pellicule de cette enflure que j’avais affaissée, après certes avoir vu qu’il s’agissait d’une volumineuse ampoule ; mais cela promettait une heureuse issue (à ce qu’on appelle avoir fendu une outre) [5][5] et ne devait pas me décourager de continuer.
Il y a lieu ici de me reprocher à nouveau le mot clavicules : je l’emploie pour désigner la partie supérieure de la cavité thoracique qui, chez l’homme allongé, se situe au-dessous des clavicules. [6][6]
Suite de la deuxième dissection dont le début a été relaté dans le chapitre iii des Experimenta nova anatomica : Jean Pecquet resserrait les lacs qu’il avait noués puis dénoués sur les deux troncs veineux brachiocéphaliques, à droite puis à gauche (v. sa note [4]).
L’absence de clavicules chez le chien, que Jean Pecquet a omis de corriger partout en 1654 (v. infra note [6]), oblige de nouveau à interpréter son propos (v. note [8], Experimenta nova anatomica, chapitre ii).
Jean Pecquet a complété l’éviscération du thorax en en retirant les poumons, l’œsophage et l’aorte (avec son pédicule artériel qui se déploie vers la tête et les pattes antérieures), pour aboutir à la préparation représentée sur la figure 2 des Experimenta nova anatomica, où n’en subsistent que la paroi postérieure (côtes et rachis), le pédicule de la veine cave supérieure et, bien sûr, le réseau médian des lactifères, colorés en blanc par le chyle, sur lequel portait son étude. Toutefois la tête et les pattes avant du chien y sont dessinées, alors que, dans le chapitre iii, Pecquet a dit les avoir sectionnées, pour prouver que le chyle n’en était pas issu.
Contrairement à celui du chien, que décrivait ici Jean Pecquet, {a} le canal thoracique humain n’est pas double, mais unique ; c’est : {b}
« le plus volumineux des troncs lymphatiques du corps. Il est le collecteur des lymphatiques sous-diaphragmatiques, à l’exception d’une partie des lymphatiques du foie et d’une partie de la partie sus-ombilicale de la paroi abdominale. Il reçoit encore les lymphatiques de la paroi postéro-latérale du thorax et quelques collecteurs terminaux de la base du cou. C’est un long conduit de couleur gris blanchâtre sur le cadavre. Ses parois sont minces et souples. Aussi le canal thoracique est aplati quand il est vide. […]Il résulte de la réunion des deux troncs lombaires qui font suite, en haut, aux ganglions [lymphonœuds] latéro-aortiques droits et gauches. […] De son origine, le canal thoracique monte en longeant le côté droit de l’aorte. Au-dessus de l’aorte, le canal suit la face postéro-interne de l’artère subclavière. Il arrive ainsi à la base du cou, où il décrit une courbe concave en bas, qui le porte en avant et à gauche vers le confluent [veineux] jugulo-subclavier [subclavier], où il se termine. Ce segment terminal, courbe, du canal est appelé crosse du canal thoracique. […]
Le canal thoracique s’abouche soit à la [veine] jugulaire interne, soit à la sous-clavière au voisinage du confluent de ces deux vaisseaux, soit au confluent lui-même. Il s’ouvre soit directement, soit après avoir cheminé dans la paroi du vaisseau sanguin, ce qui supplée à l’insuffisance possible des valvules terminales du canal. […]
Les valvules, peu nombreuses, existent surtout aux deux extrémités du canal. À l’extrémité supérieure, on trouve normalement deux valvules ou une seule. Une seule valvule est toujours insuffisante. » {c}
- Dans le chapitre xi de son Historia anatomica, Thomas Bartholin a corrigé cette erreur de Pecquet en remarquant que le canal thoracique du chien varie selon les races, et qu’il est plus souvent simple que double.
- Anatomie humaine de Henri Rouvière, Paris, 1967, tome ii, pages 222‑224.
- V. note [5], Historia anatomica, chapitre xi, pour un renvoi à la description plus détaillée donnée par Bourgery.
Pecquet ne s’intéressait qu’au chyle et n’a pas parlé du transport de la lymphe par le canal thoracique : ayant l’apparence de l’eau, elle échappait à son regard.
Utrem cædis est une locution antique qu’Érasme a commentée (Adages, no 368) : {a}
Utrem cædis aut excorias. Extat apud Aristophanem in Nubibus. Ad quod allusisse videtur Apuleius in Asino, cum meminit de tribus utribus a se percussis ac vulneratis. Sumptum vel a Bacchi sacris vel ab iis, qui percussis utribus inanem movent strepitum.[« Tu fends ou écorches une outre » se voit dans Les Nuées d’Aristophane. {b}. Apulée semble y avoir fait allusion quand il parle des trois outres que son Âne d’or {c} a frappées et endommagées. Cela vient des rites de Bacchus, {d} ou de ces gens qui tirent un son creux des outres qu’ils percutent].
- V. notule {b}, note Patin 13/6.
- V. note Patin 33/1019.
- V. note Patin 33/99.
- V. note Patin 23/260.
En recourant à cet adage, Jean Pecquet convenait simplement qu’il avait été maladroit en blessant et vidant le réservoir du chyle.
Paragraphe absent de la première édition (1651, page 11) que Jean Pecquet a ajouté pour s’excuser d’avoir parlé de clavicules chez le chien (v. supra note [2]).
Page 10, Ioan. Pecqueti Diepæi Experimenta nova anatomica.
Caput iv.
A quartâ Dorsi Vertebrâ, Lactearum bivium ad
Diaphragmatis Centrum expeditur.Gliscit Spes eventibus et pro-
spero labori tædium condonatur. Dete-
ctum ostium ad investigationem demea-
culi fecit audacem. Redeo ad vincula,
constrictisque juxta prominentia tertiæ
dorsi vertebræ latera, turgidulas deorsum jam certus
Lacteas sequor.Ad quartam circiter, quæ cordis est sedes verte-
bram sub gulâ recondebatur ; hanc igitur gulam,
coërcitam priùs ligamine cum totâ partium vitalium
sarcinâ, factâ propè claviculas amputatione, expec-
roravi ; etiam Aorta, cui non offecturam ratus pe-
perceram, obstaculi nomine collucatis molliter et ab-
scissis, qui costas interfluunt, ramis, iussa est è Pecto-
ris specu facessere : ac tum deglutinatis supersti-
tum involucrorum impedimentis, licuit in propatulo
Lacteorum laticum decursus, oculis jam nihil addu-
bitantibus, per totius Spinæ supremum aggerem pro-
spicere.Quarta Vertebra coëuntes sustentabat, reliquum
Page 11, Ioan. Pecqueti Diepæi Experimenta nova anatomica.
ad decimam spatium bifidos anfractibus disjunxerat
fluvialium more tortuosis. Pari tumore diffluebant
transversis non rarò incilibus, velut ad opem mutuam
obliquè coligati. Confuso demum vado, rursusque
distracto flumine, in ampullatos alveos sensim excres-
centes ad Diaphragmatis centrum intumuerant ; non
leve vicinorum, unde per Thoracem in Subclavias
Venas immittitur Chylus, fontium argumentum.Ergo, cum et ipsum Diaphragma (ut extremo, quod
sperabam, desineret obesse scrutinio) satagerem à
Lacteis vasis sejungere, laceratâ fortè sinistrorsum ad
duodecimam circiter dorsi vertebram ampullâ, cu-
jus est apprimè tenuis membranula, restagnantem
demiratus Lactis effusi copiam, suspicor non exi-
guum illic eiusdem liquoris occuli Receptacu-
lum : Sed manûs imprudentia stitit laborem, et re-
liquum ad resegmina cadaver amandavit ; nam ef-
fluxus Chyli Lacteas penitùs exhausit, et superstes
evanidi tumoris, quà quidem in ampullam visus fue-
rat excrescere, pellicula, felicem (utre, quod aiunt,
cæso) exitum spondere non debuit ulteriùs proces
suro.Hîc labori locus ex iterato Clavicularum vo-
cabulo, per eas intelligo superiorem thoracicæ ca-
vitatis partem quæ in supinis hominibus Claviculis
subjacet.
"Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la
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