———————— Non omnia grandior ætas,
Nos quæ scimus habet, seris venit usus ab annis. [2][3]
Et de fait :
Nunquam ita quisquam benè subductâ ratione ad vitam fuit,
Quin res, ætas, usus semper aliquid apportet novi,
Aliquid moneat, ut illa, qvæ te scire credas, nescias,
Et quæ tibi putaris prima, in experiundo ut repudies. [3][4]Depuis que nos prédécesseurs ont conçu et mis au jour la dissection des corps humains, jamais elle n’a atteint son présent degré de perfection, grâce à l’interrogation directe de la nature qui nous aura permis de progresser très rapidement. Sage et fort rebutée par l’idée de se laisser découvrir d’un seul coup, la nature s’est amusée à cacher les secrets des viscères profonds pour que nous ne les pénétrions que progressivement, au fil des siècles [Page 4 | LAT | IMG] et selon la capacité de chacun d’eux. [4][5] Nous devons la connaissance au passage du temps et jalousons légitimement ceux qui viendront après nous pour y voir plus clair, sans ignorer et déplorer profondément notre incapacité à venir à bout de ce que recèle la nature. Il reste et il restera énormément à découvrir, et celui qui naîtra dans mille siècles aura encore l’occasion d’y ajouter quelque chose. Aucune époque n’a pourtant plus brillé que la nôtre par son bonheur à mettre au jour les arcanes de la nature et par sa curiosité à les explorer, et nous devons cette bonne fortune à la bienveillance céleste, et aux mains et aux yeux des opérateurs. Nous peinons à respecter l’ombre laissée par les Anciens, nous les suivons parce qu’ils nous ont précédés, plutôt que parce qu’ils ont dévoilé certaines lois établies ou éternelles de la nature. Ils ont beaucoup travaillé mais sont restés très loin d’avoir exploré toutes les routes, ils ont même ignoré une infinité d’entre elles, et la plus grande partie de leur savoir est devenue la plus petite de celui que nous a appris le génie des siècles qui les ont suivis. Sans céder à l’envie d’honorer nos prédécesseurs en répétant chacune de leurs sentences ni perdre de temps à faire une fois de plus l’ennuyeux discours qui détaille leurs mille observations, j’en viendrai directement au tout nouveau canal du chyle [6] et à son parcours dans le corps, en étant convaincu que la nature n’a rien conçu de plus ingénieux ni de plus utile à notre existence, et en me fondant sur les très solides enseignements de la dissection humaine et animale. [7]
Cette question intéresse au plus haut point la distribution des aliments. Nul n’ignore que les dents les mastiquent dans la bouche, puis que l’œsophage les pousse jusque dans l’estomac. [8] Ils y sont alors digérés, [Page 5 | LAT | IMG] sous l’effet de son humidité, de sa chaleur et de son acidité, pour former le chyle qui ressemble tout à fait à du lait, comme nous et d’autres l’avons amplement démontré ailleurs. Ainsi préparé par l’estomac, qui ne se nourrit lui-même que du sang qui l’irrigue, le chyle ne doit pas s’y attarder : il lui faut en sortir pour être distribué dans tout le corps et être finalement transformé en sang, [9] après avoir nécessairement emprunté certaines voies. Les anatomistes ont de tout temps débattu sur la manière dont se distribue ainsi le chyle, et nous y consacrerons autant de chapitres qu’il existe d’hypothèses à ce sujet. Certains ont en effet estimé qu’il se rend directement de l’estomac au lieu final ou organe exclusif de la sanguification ; [10] mais d’autres ont pensé qu’il passe par le pylore [11] pour gagner les intestins et pénétrer dans leurs vaisseaux. [12] Nous examinerons brièvement ce qu’il y a de vrai dans ces points de vue, sans nous attarder dans un premier temps sur ce qu’on peut dire de la destination finale du chyle.
Thomæ Bartholini D. et Prof. Reg. De Lacteis thoracis in homine brutisque nuperrime observatis, Historia Anatomica. Publice proposita Respondente M. Michaele Lysero.
[Description anatomique des Lactifères du thorax récemment observés chez l’homme et les bêtes par Thomas Bartholin, docteur et professeur royal. Question exposée publiquement à laquelle Michael Lyserus {a} a répondu]. {b}
- Michael Leyser (Leipzig 1626-Nykøbing Falster, Danemark, 1660), docteur en médecine de l’Université de Padoue vers 1656, était alors le disciple et le préparateur de Bartholin.
- Copenhague, Mechior Martzan, 5 mai 1652, in‑4o de 71 pages divisées en 20 chapitres ; autre édition la même année à Londres par Johannes Grismond, aux frais d’Octavianus Pulleyn (in‑12 de 103 pages).
Paru dans l’année qui a suivi la première édition (1651) des Experimenta nova anatomica de Jean Pecquet, ce livre a été le premier à confirmer sa découverte et l’a amplifiée en l’étendant à l’anatomie humaine.
Ovide, Métamorphoses, livre vi, vers 28‑29 : {a}
———————— Non omnia grandior ætas,
Nos quæ fugiamus habet, seris venit usus ab annis.[Tout n’est pas à fuir dans l’antiquité, car l’expérience est le fruit des longs siècles passés]. {b}
- Propos de la déesse Pallas (Minerve, v. note Patin 13/6) feignant d’être devenue vieille.
- Le remplacement de fugiamus par scimus se lit ailleurs, mais rompt la métrique et inverse le sens de la citation pour servir le propos de Thomas Bartholin : « L’antiquité n’a pas tout su, car l’expérience vient au fil des siècles. »
Térence, Adelphes, acte v, scène iv, monologue du vieux paysan Demea :
« Jamais personne n’a vécu de manière si bien organisée que ni les circonstances, ni l’âge, ni l’expérience n’y apportent du nouveau, n’y apprennent quelque chose, car tu ne sais pas ce que tu crois savoir, et l’expérience te mène à rejeter ce que tu croyais de première importance. »
Ma traduction n’est qu’une interprétation plausible du latin de Thomas Bartholin : pour m’y être souvent frotté, je sais qu’il lui arrive de devenir impénétrable tant sa syntaxe peut être tortueuse, son vocabulaire boiteux et ses élisions déroutantes.
Strictement interdite par les religions de l’Antiquité (sauf pendant une courte période du iiie s. av. J.‑C., à Alexandrie) et du Moyen Âge (dont l’islam), la dissection anatomique humaine a été pratiquée en Europe à partir du xiiie s.
En 1652, les trois récentes découvertes anatomiques majeures que Bartholin avait en tête étaient celles des lactifères mésentériques (Gaspare Aselli, 1627) et de la circulation sanguine (William Harvey, 1628), et celle, toute récente, des lactifères thoraciques (Jean Pecquet, 1651).
Page 3, thomæ bartholini de lacteis thoracicis historia anatomica.
CAP. I.
Præfatio, et summa tractandorum.
———————— Non omnia grandior ætas.
Nos qvæ scimus habet, seris venit usus ab annis.
Enimverò :
Nunqvam ita qvisqvam benè subductâ ratione ad vitam fuit,
Qvin res, ætas, usus semper aliqvid apportet novi,
Aliqvid moneat, ut illa, qvæ te scire credas, nescias,
Et qvæ tibi putaris prima, in experiundo ut repudies.Certè ex qvo corporum humanorum
prosectio apud majores nostros concepta pri-
mum fuit et nata, nunqvam ad illum prefecti-
onis gradum adolevit, qvin naturam à se sollicitatam, in
sui augmentum sæpius pertraxerit. Sapiens, et unius æta-
tis pertæsa Natura, nobiscum ludit, ut per partes et tem-
porum spiramenta imis abscondita visceribus secreta pro
Page 4, thomæ bartholini de lacteis thoracicis historia anatomica.
cujusqve modulo distribuat. Debemus seculis scientiam,
et posteris sapientiâ fortassis illustrioribus meritò invide-
mus, qvia necdum universam à nobis exhaustam natu-
ram haud ignoramus et seriò dolemus. Multum restat
operis, multumqve restabit, nec ulli nato post mille sæcula
præcludetur occasio aliqvid adhuc adjiiciendi. Nulla ta-
men unqvam ætas aut inveniendis naturæ arcanis felici-
or, aut indagandis curiosior hác nostrâ illuxit, cujus felici-
tatem cœlo referimus acceptam et oculatis scrutantium
manibus. Vix umbram ex antiqvis servamus, qvos non
tam seqviumur qvod naturæ instituta aut æterna placita
adinvenerint, qvam qvia ætate præcesserunt. Multum
egerunt illi, sed tantum abest peregerint omnia, ut ignora-
rint potius infinita, qvum maxima pars illorum qvæ sci-
verunt, minima sit pars illorum qvæ seqventium tempo-
rum nos docuit industria. Nolo in venerandæ antiqvita-
tis invidiam singula per partes repetere, nec in sexcentis
observationibus tædioso sermone jam nunc immora-
bor : nuperrimum chyli vas ejusqve per corpus progres-
sum, qvo nihil unqvam aut naturæ consultius, aut utilius
nobis in lucem prodiit, certissimæ ex cadaveribus huma-
nis brutisqve experientiæ ductum seqvutus, aggrediar.Summa rei circa distributionem alimentorum ver-
satur. Alimenta in ore prævia per dentes masticatio-
ne præparari primum, omnibus est in confesso : eadem
masticata per œsophagum in ventriculi capacitatem de-
trudi, nemo est qvi ambigat. In ventriculo concoqvi, et
Page 5, thomæ bartholini de lacteis thoracicis historia anatomica.
in chylum lacti similimum mutari, humido diluente,
acore incidente, et calore fundente, ab aliis fusè est proba-
tum, et alibi à nobis. Factus autem hac coctione chylus,
qvia in ventriculo, qvi solo nutritur sangvine, morari non
debet, et in totum corpus est distribuendus, ex ventriculo
deferri debet, ut termino à qvo, ad partes qvæ in sangvi-
nem transmutent, ut terminum ad qvem, per vias in omni
motu necessarias. Et de his distributionis chyli viis ser-
ram controversiarum duxeri omni ævo Anatomici, ut
tot sensus numeremus, qvot capita. Qvidam enim imme-
diatè ex ventriculo ad terminum seu organum sanguifica-
tionis progredi existimarunt ; aliis per pylorum in intesti-
na ejusqve vasa protrudi fuit visum. Paucis nos in singulo-
rum veritatem inqviremus, omissis in præsenti qvæ de
termino ad qvem dici diffusa oratione possent.
"Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la
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