Très savant Monsieur,
L’extravagance et le grand nombre de ceux qui estiment que rien ne doit plus être exploré en physique après Aristote, [3] ni en médecine après Galien, [4] ne peuvent que m’étonner. Ces gens ne puisent donc jamais leur savoir de la nature, mais principalement des livres de ces deux auteurs. Ils les labourent toute leur vie durant pour y apprendre ce qu’ils ont pensé, sans beaucoup se soucier d’écouter attentivement ce que dit la nature. Ils font comme si ces vertueux Anciens, que l’on voit se tromper sur maints sujets, avaient été ses seuls interprètes désignés et avaient épuisé tout ce qu’on peut tirer de son observation, au point qu’il ne resterait presque rien à découvrir qui soit digne d’être connu et qu’il n’y avait plus qu’à ressasser leurs écrits. Il m’est presque impossible de dire à quel point ce préjugé a ralenti les progrès de la plupart des sciences et des arts : médecine, physique, architecture, sculpture, etc.
[Page 156 | LAT | IMG] Vous portez les armes sous de meilleurs auspices, n’ignorant sans doute pas, mon très cher Pecquet, que si nous savons quelque chose en physique, nous ne l’avons connu que par les expériences et les observations, et par ce que nous en avons déduit suivant les principes de la métaphysique et de la mécanique. [2] Nanti d’un esprit plus libre, vous empruntez un autre chemin et vous attaquez directement à la nature ; et par vos expériences, vous la mettez quasiment à nu, pour observer ce qu’elle a voulu cacher, sauf à ceux qui la fouillent très profondément.
Votre découverte sur les veines lactées, que notre siècle n’avait encore jamais vues dans un tel éclat, doit, je pense, être préférée à celle de mondes nouveaux ou aux plus brillantes inventions, dans la mesure où elle garantit à notre santé un avantage et une volupté qui dépassent la valeur de l’or.
Il faut certes faire le plus grand cas de la description par Aselli [5] des veines lactées qui sont disséminées dans le mésentère, [6] mais qui pouvait bien ouvrir le ventre d’un animal gavé de nourriture sans les observer ? Vos vaisseaux sont quant à eux si dissimulés qu’ils avaient jusqu’ici entièrement échappé à tous les anatomistes qui ont disséqué des bêtes vivantes. [7] Outre les faveurs de la bonne fortune, la découverte que vous en avez faite exigeait énormément de ténacité et d’adresse pour que votre recherche fût couronnée de succès. Je puis témoigner (pour autant que ma parole ait quelque autorité) que ces deux qualités n’ont fait défaut dans aucune des dissections que vous avez accomplies, à tel point que je peine à croire quiconque capable d’ajouter quoi que ce soit de nouveau à votre description de ces vaisseaux. Je ne fixe pourtant pas de limites à la curiosité de qui voudra innover encore, s’il est possible de le faire, car je souhaite qu’on aille plus loin, notamment sur l’existence d’une voie par laquelle vous supposez, tout en émettant quelques doutes, qu’une grande partie du sérum se sépare du chyle dans votre réservoir, [8] pour gagner les reins. [9][10] Je n’adhère pas volontiers à votre hypothèse, tout d’abord parce que ce passage n’a encore jamais été mis en évidence bien qu’on l’ait très souvent recherché ; [Page 157 | LAT | IMG] ensuite et surtout parce que, dans les autres opérations de la nature, on ne la voit ordinairement pas mettre en œuvre deux moyens distincts pour accomplir une seule et même filtration. Il est en effet certain que les reins extraient en permanence le sérum du sang, [11][12] et qu’il s’agit du seul endroit où cela peut se faire car le sérum coagule et devient fibreux s’il s’échappe à travers les parois du cœur ou des autres viscères ; il est néanmoins bien plus certain encore que le chyle ne transite pas par les reins et n’y est donc pas filtré, et qu’il devrait donc l’être dans le réservoir, mais sa membrane ne possède en aucune façon la capacité de ne retenir que le chyle. [3] Ceux qui croient que le lait [13] vient purement du chyle [14] sont contraints d’admettre l’existence de méats, que j’estime être fort improbable car, bien qu’on l’ait très soigneusement recherchée, tout particulièrement chez les bestiaux, aucune voie de communication n’a été trouvée entre les veines lactées et les mamelles. [15] De plus, quand les nourrices sont trop tétées, du sang succède au lait, ce qui vient sans doute du fait que le sang n’a pas eu assez de temps pour se transformer en lait, [16] comme on l’observe parfois ailleurs pour la semence. Je connais même l’existence d’une femme qui, bien qu’elle ait accouché huit fois sans encombre, n’a jamais émis que du sang chaque fois qu’elle a voulu allaiter. Le fait est bien que la nature apporte du sang dans les mamelles, mais il peut arriver que, pour une raison ou une autre, elles ne le transforment pas en lait. Je ne parle pas des nouures ou varices, qui forment comme des réservoirs autour des pis des animaux, sans autre raison que pour y apporter le sang dont ils font leur lait. [4][17] Souvent aussi, les nourrices transmettent aux enfants, comme si elles étaient héréditaires, des maladies internes qui n’ont guère de rapport avec une intempérie de l’estomac ou des intestins, mais d’une affection qui touche d’autres viscères, que la matière du lait a donc dû traverser pour y contracter [Page 158 | LAT | IMG] la forme et le principe de ladite maladie.
Ainsi Thomas Bartholin, dans son addition au chapitre iii, sur les veines lactées, écrit-il donc que : « seule l’ignorance de leur tronc commun tient les savantes gens en suspens, et la question serait résolue si quelqu’un démontrait qu’il aboutit dans le foie. » [5][18][19][20] Après que vous avez découvert et si clairement démontré leur tronc et leur cheminement entier (bien qu’ils ne se rendent pas au foie, comme une antique erreur le laissait penser à tout anatomiste de bonne foi), comment les philosophes intègres oseront-ils donc errer dans l’incertitude et douter qu’existent bel et bien des veines destinées à transporter le chyle ? Je ne voudrais pourtant pas vous promettre une approbation unanime, car j’ai en tête ceux, dont le nombre est loin d’être négligeable, qui osent non seulement mépriser, mais nier l’autre insigne découverte anatomique de notre siècle, bien qu’elle ne date plus d’hier et reluise de toute sa splendeur. Je veux parler de la circulation du sang, [21] et ils font cela soit parce qu’ils rejetteraient effrontément toute nouveauté en physique (même après l’avoir eux-mêmes constatée), étant donné qu’ils détestent revenir à l’état d’apprentis, et veulent trancher tout argument, tant juste que faux, en se référant aux livres qui ont fondé leur renom et leur sentence, si blâmables soient-ils ; [6] parce qu’ils en ont à peine entendu parler et se soucient peu d’examiner tout ce qu’on peut observer d’original, considérant que cela ne peut avoir la moindre importance et n’est digne que d’être rangé parmi les curiosités. La médecine et même l’autorité publique devraient punir un tel abus car il attente au salut des hommes, cause en laquelle il est impossible de se tromper sans être mis en accusation. Cela touche principalement les découvertes qui incitent à modifier entièrement les fondements de la médecine, ce qui est clairement le cas de la circulation sanguine [22] puisqu’elle va à l’encontre de maintes déductions que les Anciens ont tirées de leurs fictives idées sur le mouvement du sang. Le cœur ne distribue en effet le sang que par le moyen des artères, à la [Page 159 | LAT | IMG] manière d’un tronc qui propulse le suc ou la sève ; à l’instar de racines, les veines font revenir le sang au cœur, comme à un tronc : si bien que les veines, le cœur et les artères forment comme une plante. Je souhaiterais bien sûr que tout ce qui touche à la circulation s’explique clairement à partir de principes mécaniques, dont elle dépend entièrement. Dans toute la mesure du possible, il faudrait mesurer le juste rapport existant entre les artères et les veines qui les accompagnent, et leurs tailles respectives dans chacune des parties qu’elles irriguent. Il faudrait encore expliquer pourquoi la vitesse du mouvement est bien plus élevée dans les artères que dans les veines, ce qui, comme le pensent certains, ne peut pas seulement tenir à la différence de chaleur qu’elles tirent du cœur, étant donné qu’elle est faible ; et aussi la brièveté du circuit accompli par le sang dans chacune des parties du corps, dont la durée, à mon avis, ne peut nulle part excéder quelques instants. En dépend – outre ce qui touche à d’innombrables poisons, aux fièvres, [23] aux maladies contagieuses [24] et plus encore héréditaires, [25] au fonctionnement des organes, aux actions des médicaments, etc. – la doctrine de la phlébotomie : [26] la plupart des médecins lui accordent une très grande importance, mais aux dépens très souvent de notre vie et toujours de notre longévité, car ils la prescrivent presque en toute circonstance et isolément, en rejetant les autres remèdes, en dépit de leur très remarquable efficacité. [7]
Quant à vos vaisseaux, je dirais que tout ne doit pas maintenant être modifié dans la théorie médicale, même si les jugements qu’on a admis sur la transformation du chyle en sang s’appuient entièrement sur l’idée qu’elle est accomplie par le foie, bien qu’il n’y prenne à l’évidence qu’une part minime : le cœur est en effet le premier à recevoir le chyle pour en élaborer le sang, non sans que le foie puisse se targuer, comme tous les autres viscères, d’une fonction particulière qui consiste à filtrer le sang pour le purger de ses excréments ou pour lui conférer quelque autre perfection. L’intempérie de tous les viscères provoque en effet la survenue de la fièvre et de l’hydropisie, [27] [Page 160 | LAT | IMG] qui sont deux corruptions principales, mais opposées du sang. De là vient pourtant aussi qu’il est désormais difficile de trouver dans les livres de médecine et d’anatomie une page qui ne contienne pas maintes grossières erreurs.
Sans ignorer qu’il faille clairement maintenant en modifier la théorie, il ne convient pas nécessairement, je pense, d’instaurer une nouvelle manière de pratiquer la médecine. Voyez donc comme la plupart des découvertes anatomiques n’ont imposé presque aucun changement en l’exercice de l’art : les médecins ne prescrivent que des remèdes universels qui chassent bien des maladies par leur vertu incisive ou incrassante, ou par quelque autre faculté altérante ; [8] et s’ils recourent à des médicaments qu’ils qualifient de particuliers, ils ne connaissent leur efficacité à repousser telle ou telle maladie que par expérience, sans tirer leurs arguments d’un raisonnement fondé sur la théorie médicale. Il n’y a donc guère d’intérêt, voire aucun, à savoir quel nom il convient de donner à la maladie, ni quel organe elle affecte ; quelle qu’en puisse être la cause, on se l’imagine, comme on l’a fait chez la plupart de ceux qui en ont été affectés ou qui ont souffert de symptômes similaires ; un remède fonde son utilité sur les expériences répétées, en admettant que sa raison et sa manière d’agir demeurent cachées. Le recours à la véritable doctrine permet cependant de découvrir des causes qui étaient précédemment inconnues, en procurant certains moyens de soulager les maux. Cela donne souvent l’occasion d’essayer certains remèdes qui n’étaient pas encore en usage. Souvent aussi, il importe d’écarter certains préjugés et de changer de méthode. [9][28]
Votre découverte, ingénieux Pecquet, ne met certes pas encore au jour la fonction de toutes les parties du corps, mais rétablit pleinement celle de quelques-unes. Ainsi ne fait-elle pas connaître l’utilité de la rate, [29] viscère dont la structure me convainc qu’elle n’épure rien, car on n’y voit [Page 161 | LAT | IMG] ni réceptacle propre à collecter un excrément [30] ni canal capable de l’évacuer, tels qu’il en existe dans tous les autres viscères filtrants. Elle paraît plutôt douée d’un pouvoir fermentant et agglutinant qui confère au sang sa perfection. Il en va de même pour l’utilité du pancréas et de son canal de Wirsung : [31] chez les chiens et beaucoup d’autres animaux, on n’y voit aucune communication avec la rate, même si chez l’homme, où il est de grande taille, leur étroite proximité a conduit certains auteurs à penser que le pancréas permet à la rate d’évacuer la bile noire dans les intestins ; [32] par sa couleur blanchâtre et par sa faible abondance, le liquide qui s’écoule goutte à goutte et par intermittence dans le duodénum fait pourtant croire qu’il est plutôt riche en substance aqueuse qu’en sang noir et plein d’ordure. [10] J’admire ceux qui, mécontents de leur ignorance, se décident à explorer la véritable source de la vie en connaissant mieux l’anatomie des animaux. Je ne crois pas mes louanges excessives quand les faits parlent d’eux-mêmes et vous valent la reconnaissance du monde entier.
Puisqu’il reste une infinité de choses à dévoiler, le moment n’est pas venu de vous reposer, et notre siècle est persuadé qu’il doit en espérer plus de vous car, sans avoir encore dépassé vos premières années de jeune adulte, vous avez enrichi la médecine d’un très grand trésor et pourriez amonceler encore bien des nouveautés au profit des sciences et des arts. Continuez donc, mon cher Pecquet, à embellir de vos observations la physique, et tout particulièrement la médecine et l’anatomie ! Vous devez cela à votre profession tout autant qu’au bien public, puisque notre santé est l’avantage dont nous devons prendre soin ici-bas, et pour son profit, il faut souhaiter que ce soient les médecins eux-mêmes qui pratiquent la dissection, sans penser qu’elle est l’affaire d’autres qu’eux. Il faut aussi obtenir des anatomistes aguerris qu’ils ne consacrent pas leur plus belle adresse à ne disséquer que [Page 162 | LAT | IMG] les régions déjà bien connues, mais essaient toujours d’observer quelque chose de nouveau. Ils ne doivent pas seulement pratiquer sur les cadavres humains : [33] je souhaite que tous soient un jour ouverts par des médecins, surtout quand la maladie a été insolite et rebelle aux remèdes prescrits selon les règles de l’art ; et ce bien sûr pour défendre leur honneur, toujours exposé aux procès que toute mort peut alors provoquer, mais aussi, puisqu’il y avait des anomalies qu’aucun remède n’a pu corriger, pour débusquer les causes d’une maladie dont les symptômes ont été remarquables ; et ce aussi afin de ne plus s’égarer à nouveau dans des cas similaires, car nous voyons tous les jours des médecins, même les plus expérimentés, manquer de discernement dans les maladies internes et leur imaginer des causes fort éloignées de la vérité ; que de lumière jetterait-on ainsi sur les maladies insolites ! [11] Il leur faut en outre disséquer des animaux de toutes sortes, et presque toujours vivants, pour explorer les mouvements des parties, car cela donne accès à leurs fonctions, dont dépend la compréhension de nombreuses maladies, tout particulièrement celles qui touchent la respiration ; et je propose depuis longtemps déjà qu’on procède ainsi dans le cerveau encore en vie. Ainsi devrait-il en aller des oiseaux, des poissons, des insectes, des quadrupèdes, des amphibiens, etc., afin de mieux connaître la fonction et l’utilité de chaque partie du corps, les relations qu’elles ont entre elles et comment elles dépendent les unes des autres, car certaines sont absentes chez divers animaux. Analogies et différences sont à remarquer car elles éclaircissent souvent bien des choses, comme en témoignera quiconque aura examiné le cerveau d’une carpe. [12] Par exemple, à de rares exceptions près, les poissons respirent mais n’ont pas de poumons, et par conséquent, pas le second ventricule cardiaque qu’on trouve chez tous les animaux pourvus de poumons ; mais il semble que chez les poissons les branchies soient les équivalents des poumons, étant donné du moins qu’en naissent les artères. Les poissons n’ont pas [Page 163 | LAT | IMG] non plus de testicules, mais on trouve chez les mâles quelque chose d’analogue qu’on appelle la lette en français. [13][34] Poissons et oiseaux n’ont ni reins ni vessie parce qu’ils n’urinent pas ; les mâles n’ont donc pas d’organe analogue à la verge et éjaculent leur semence autrement que ne font les quadrupèdes. Dans ces deux espèces se cachent sûrement des vaisseaux qui transportent le chyle, mais en dépit de recherches assidues, nul ne les a encore vus ; le très perspicace anatomiste Thomas Bartholin les a néanmoins trouvés chez le poisson rond, [14][35] mais y avait-il une connexion entre les vaisseaux chylifères et le viscère qui extrait l’urine ? [3] Et dans la mesure où la nutrition postule que le chyle soit transporté des intestins dans le cœur, leur chyle ne serait-il pas plutôt rouge que blanc ? Les oiseaux n’ont ni rate ni pancréas (si je ne me trompe), certains animaux n’ont pas de vésicule biliaire : il est permis d’en conclure qu’ils ne sont pas absolument nécessaires à l’anatomie animale ; mais que dire alors des insectes chez qui certaines parties peuvent soit manquer, soit presque surabonder ? Je me rappelle fort bien avoir vu des limaces copuler, bien qu’elles soient toutes pourvues des deux sortes d’organes sexuels et donc capables de remplir à la fois les fonctions mâle et femelle, mais il faudrait y consacrer des descriptions particulières. [15] Je profiterai de l’occasion pour ajouter un mot sur ma récente observation d’un canal nouveau que j’ai trouvé chez deux fœtus de chiens : exactement de même couleur et consistance que la veine ombilicale, [36] qui était double dans les deux cas, il était plus petit qu’elle ; pour autant que sa minceur permettait de l’observer, on le voyait s’en séparer à partir de l’ombilic, gagner les intestins vers le milieu du mésentère, puis se diriger vers la veine porte ; [37] mais il faudrait bien sûr examiner cela plus soigneusement. [16][38] Vale, mon cher Pecquet, et gratifiez-moi toujours de votre affection. De Paris, le 1er de mars 1651.