Écoutons Le Noble : [2] « Je prétends que, par les voies indiquées plus haut, [3] une autre partie du chyle, principalement celle qui est aqueuse et déliée, s’écoule finalement dans le cœur, [4] non pas certes pour y être transformée en sang [5] (car, comme nous l’avons dit, seul le foie assure cette sanguification), [6] mais pour y recevoir, en même temps que le sang, le sceau de la faculté vitale, que communique le fécond et admirable rayonnement du cœur ; [7][8] et pour gagner ensuite les parties plus froides et humides du corps, et les vivifier par la nourriture bien tempérée qu’elle leur procure car, à n’en pas douter, la nature n’aurait pas mis à leur disposition cet aliment. » [1] Cette opinion présentée comme nouvelle ne plaira pas à Pecquet car, si la nature avait voulu nourrir de chyle les parties plus froides et humides, elle eût certainement trouvé plus convenable de l’envoyer dans le foie que dans le cœur, qui est plus chaud que lui, pour que cet aliment reste froid et humide ; et il s’ensuivrait alors que, contrairement à l’opinion qu’il défend, le foie ne serait pas l’organe principal et universel de la sanguification car, à tout le moins, il ne fabriquerait pas le sang destiné à nourrir les parties plus froides et humides du corps ; il s’ensuivrait aussi que certaines parties ne seraient pas nourries par le sang, ce qui est absurde, car toutes se forment [Pages 66‑67 | LAT | IMG] directement ou indirectement à partir du sang ; toutes doivent donc en être alimentées. La nature a néanmoins destiné le chyle à vivifier les parties très froides et humides, et des circulations continues, rapides et répétées le porteraient au foie, où il se transformerait continuellement en sang, comme il est forcé de l’admettre. Les parties très froides et humides resteraient donc privées de leur génie familier ; quant aux parties charnues qui se nourrissent de sang, surtout au cours des efforts et des jeûnes prolongés, elles pourriraient alors qu’elles étaient précédemment solides. Cela est contraire à l’expérience et à la médecine. [2]Voici son raisonnement : « Si le foie avait en effet la faculté de transformer tout le chyle en sang, ces parties manqueraient de l’aliment qui leur convient car, étant de tempérament très froid, elles repoussent la chaleur du sang pur qui leur est contraire et peut leur nuire. » Il suppose néanmoins que le sang pur est très chaud, puisqu’il est doux, mais qu’il a été tempéré, de façon à nourrir toutes les parties. L’action ne se ferait pas sur des choses identiques ou analogues, mais sur des choses contraires : bien que le sang soit chaud, ou du moins tempéré, la transformation, qui est la féconde mère de la nutrition, en ferait un aliment qui convient aux parties froides ; les parties froides et humides ne devraient donc pas se nourrir d’un aliment porteur du même froid qu’elles. Dans la suite de sa lettre, Le Noble ajoute bien des arguments qui sont à tenir pour neutres, car ils n’apportent rien en faveur ni en défaveur de son opinion. Il les tire tous fortuitement de l’hypothèse qu’il propose, mais ne démontre pas. Ils ne sont que probables et resteraient fragiles, [Pages 68‑69 | LAT | IMG] même si son raisonnement se fondait sur des bases solides, alors que Pecquet peut bien mieux les expliquer avec la doctrine que les constats de ses expériences ont construite : le chyle est fort aqueux, de manière à s’écouler facilement dans les veines lactées qui sont extrêmement fines ; et la nature a détourné les lactifères vers le cœur, au-dessus du foie, pour que le chyle subisse une meilleure préparation en empruntant un chemin plus long. [3]
Quant au moteur qui pousse le chyle vers le haut, il réside dans la contraction des intestins, [9] des muscles lombaires [10] et abdominaux [11] ou du diaphragme, [12] dans les battements artériels [13] ou dans la respiration, [14] à quoi Le Noble estime que s’ajoute le péristaltisme des chylifères. [15] Nous n’en discuterons pas ici, mais dirons seulement que ces vaisseaux sont naturellement si fluets que, s’ils se meuvent, il ne s’y forme ni rides ni renflements, comme on en voit dans les intestins ; et qu’en outre, ils sont si étroitement enceints de tous côtés par des membranes si solides, comme lui-même en convient, qu’on peine à croire qu’ils soient animés d’un mouvement vermiculaire. Nous portons le même jugement sur ce qu’il dit des constrictions qui surviennent à la partie supérieure de ces canaux, ou des dilatations remplies de chyle qui s’y forment. [4]
Voilà qui est bien suffisant, très distingué Monsieur : [16] même si les traits qu’on a lancés contre le cœur ont pu l’atteindre et si personne ne les en retirera jamais, ils n’ont pu pénétrer jusque dans ses parties les plus profondes. Notre riposte n’a pourtant pas été inutile ; la tyrannie du foie est tombée du haut de son pinacle et la voici, je pense, privée de tout secours extérieur car
si Pergama dextra [Pages 70‑71 | LAT | IMG]
defendi possent, etiam hac defensa fuissent. [5][17]Le cœur est donc rétabli dans son empire, d’où on l’avait si longtemps banni. Bien qu’épuisé par le long et ingrat effort du combat, il récupère ses forces, il vit, il vainc, il triomphe : il transforme et transformera dorénavant le chyle en ce sang qu’à ses très généreux dépens, il distribue à toutes les parties du corps qui lui sont soumises. Si cette victoire mérite la louange, c’est à vous seul que j’en attribue entièrement la paternité : du haut du trépied, [18] enflé par quelque volonté divine, c’est vous qui m’avez jadis inspiré la force et l’audace, qui avez raffermi mon courage, qui m’avez ceint des armes triomphantes. [19][20] Vive donc le cœur, très noble Monsieur ! Puisse le vôtre vivre de nombreuses années encore, tant pour vous que pour la postérité. Recevez, je vous prie, cet immortel trophée en souvenir perpétuel de cette découverte, que j’érige sur les ruines éparses du foie, et que je dédie de toute mon âme à votre immense renom. [6][21]
De Rouen, le 25e du mois de juin 1655.
[FIN.]
Lettre de Charles Le Noble à Jean ii Riolan, première partie, page 15 ; le Clypeus n’a pas jugé bon de transcrire la suite, qui explique la fin de l’extrait : « s’il ne leur convenait pas, ne leur était pas familier et ne se liait pas à elles. Si le foie avait en effet la faculté de transformer tout le chyle en sang, ces parties manqueraient de l’aliment qui leur convient car, étant de tempérament très froid, elles repoussent la chaleur du sang pur qui leur est contraire et peut leur nuire. » Cela ne donnait pourtant pas raison à Charles Le Noble (v. infra note [2]).
Bien que filandreuse, la critique du Clypeus était pertinente si on se fonde sur la physiologie moderne, en oubliant les spéculations désuètes sur la chaleur et l’humidité relatives des parties corporelles (v. note [10], Dissertatio anatomica de Jean Pecquet, chapitre v) : aucune d’elles ne se nourrit exclusivement de chyle et toutes se nécrosent si elles sont privées de sang.
À partir d’une courte citation empruntée à la lettre de Charles Le Noble (première partie, pages 15‑16), le Clypeus réfutait entièrement le passage du chyle dans le foie en donnant raison au cardiocentrisme exclusif de Jean Pecquet.
Le péristaltisme des canaux lactifères ayant échappé à Jean Pecquet, le Clypeus désapprouvait la description originale que Charles Le Noble en avait donnée dans la seconde partie de sa lettre (v. sa note [4]).
« si un bras pouvait défendre Pergame, le mien aussi l’aurait défendue » : Virgile, Énéide, chant ii, vers 291‑292 sur la défaite de Troie (autrement nommée Pergame, mais sans relation avec la ville natale de Galien) ; l’auteur du Clypeus voulait dire que la cause du foie était entièrement perdue, mais qu’il l’aurait défendue s’il avait été raisonnable de le faire.
Le trépied d’Apollon était le siège d’où la pythie prononçait ses oracles à Delphes (v. note Patin 8/9065). Il est ici assimilé à la chaire d’où le régent d’anatomie commentait les dissections qu’on montrait aux étudiants.
Rédigé à la première personne et à l’indicatif présent, ce bouquet de vibrantes louanges adressées à Jacques Mentel désigne Jean Pecquet comme l’incontestable auteur du Clypeus. Son hommage était exagéré car si Mentel lui avait montré le réservoir du chyle en 1647, il n’avait pas mis au jour le canal thoracique et son insertion dans la veine cave supérieure.
En se cachant sous le pseudonyme de Guillaume de Hénaut, Pecquet voulait très probablement se mettre à l’abri d’une troisième Responsio de Jean ii Riolan. Il avait néanmoins été fort piqué par la lettre de Charles Le Noble à Riolan, car elle faisait planer une sérieuse ombre sur le triomphe du cœur dont Pecquet tirait une si grande gloire. Le Clypeus ne pouvait pourtant pas dissiper ce nuage car la sanguification hépatique (dans le sens que lui donnait la physiologie du xviie s.), brillamment défendue par Le Noble, s’est révélée globalement exacte et infiniment moins ridicule que la sanguification cardiaque (dont n’a survécu que l’hématose pulmonaire, qui n’est pas une fabrication du sang à proprement parler).
Peu après le Clypeus ont paru les Responsiones duæ de Riolan, qui n’ont pas manqué de le blâmer (mais en l’attribuant à Mentel plutôt qu’à Pecquet) et se sont conclues sur une réimpression de la lettre de Le Noble.
Pages 64‑65, gvillelmi de henaut clypeus.
Audiamus (Alteram au-
tem chyli partem magis sci-
licet aquosam, et liquidam contendo itine-
ribus, à me superiùs indicatis, il-
lapsam in cor tandem induci, non
quidem vt eius operatione faces-
sat in sanguinem (quia id munus
ad solum iecur pertinere dicimus)
sed vt simul cum sanguine vitalis
facultatis sigillum fœcunda cor-
dis et mira irradiatione commu-
nicatum, subinde referat, ad fri-
gidiores, et humidiores corpo-
———
ris partes contemperata nutritio-
ne vegetandas, quibus certè non
dubitandum, quin congruum, fa-
miliare et ευπροσφυτον, hoc alimen-
tum natura dicauerit. {a}) Hæc opi-
nionis supposita nouitas Pecque-
to non arridebit. Nam si natura
voluisset partes humidiores, atque
frigidiores chylo nutrire, vt frigi-
diore, et humidiore pabulo, certè
conuenientiùs hunc ad hepar de-
tulisset, quàm ad cor ; illud enim
eo minore calore præditum est.
Præterea sequeretur quòd hepar
non esset principium officiale, seu
vniversale hæmatoseos, contra
opinionem, quam deffendit ; nam
saltem sanguinem ad frigidiores,
et humidiores partes nutriendas
non conficeret : sequeretur etiam
quòd partes corporis aliquæ non
nutrirentur sanguine, quod ab-
surdum est. Nam omnes fiunt è
- Sic pour : deposuerit (source citée).
Pages 66‑67, gvillelmi de henaut clypeus.
sanguine mediatè, vel immediatè.
Ergo eodem modo debent omnes
è sanguine nutriri. Sed chylus
partibus frigidioribus, et humi-
dioribus vegetandis à natura de-
uotus, per circulationes conti-
nuas, celeres, et repetitas con-
tinuò fertur ad hepar, et ibi, quod
fateri cogetur, perpetuò in san-
guinem facesset. Ergo partes fri-
gidiores, et humidiores resta-
bunt suo consociali genio defrau-
datæ. Ergo præcipuè in longis
laboribus, et inediis carnosæ par-
tes sanguine nutrientur, hisque
priùs solidæ marcore conficien-
tur. Hoc experientiæ, et arti
medicæ repugnat.
Hæc est eius ratio (Si enim
totum chylum iecinoris facultas
mutasset in sanguinem, conue-
nienti naturæ suæ alimento par-
tes istæ caruissent, siquidem fri-
———
gidioris partis temperamentum
meri sanguinis caliditatem velut sibi
noxiam, et contrariam respuis-
set.) Sed supponit merum san-
guinem esse calidiorem, qui
tamen, vt dulcis est, temperatus
est, vt omnium partium alimonia
euadat. Actio non sit in similia,
sed in contraria, aut analoga. Er-
go etsi calidus esset sanguis, aut
saltem temperatus, attamen al-
teratione, quæ nutritionis fæcun-
da mater est, familiare alimen-
tum partium frigidiorum fieret.
Ergo partes frigidiores, et humi-
diores eodem frigore prædito ali-
mento nutriri non debent. In se-
quentibus addit multa, quæ suam
ipsius opinionem nec probant,
nec improbant, sed neutra sunt,
quæque casu eruit è proposita,
non probata opinione, quæ tan-
tùm probabilia, non certa forent,
Pages 68‑69, gvillelmi de henaut clypeus.
si stabilis esset eius inductio, quo-
rum omnium etiam Pecquetus
Doctrina sua autopsia ipsa firma-
ta rationem longè firmiorem red-
dere potest, chylum quippe esse
valde aquosum, vt facilè distri-
buatur per venas lacteas tenuissi-
mas ; et naturam vasa chylodoca
supra iecur, et cor obliquè præ-
tendisse, vt chylus longiori in
vase magis ac magis præparetur.
Quod pertinet ad causam mo-
tus chyli sursum, siue fiat è motu
lumborum, siue intestinorum,
siue ventris musculorum contra-
ctione, aut diaphragmatis, et ar-
teriæ pulsu, respiratione, seu, vt
ipse existimat, à vasorum chy-
lodocorum motu peristaltico, hìc
non disputamus. Dicemus tan-
tùm ea vasa esse natura sua deli-
catiora, quàm vt moueantur, nul-
lis rugis, intestinorum instar, in-
———
structa, neque cellulis, præterea-
que esse ita vincta vndique mem-
branis, quod fatetur, validissi-
mis, vt credendum non sit ea vel
motu vermiculoso moueri. Ad id
autem quod dicit superiorem eo-
rum partem circulariter corru-
gari, et ampullari, has circula-
res vasorum corrugationes, aut
ampullas à chylo distendentes fie-
ri arbitramur.
Benè est, Vir Nobilissime, abun-
de est. Etsi tela in cor conie-
cta ei fortè affixa fuerint, dum ea
nemo extraheret, media tamen
penetralia subire non potuerunt.
Immo ea nixu non inutili retorsi-
mus. Ruit igitur alto à culmi-
ne nimis obsoleta tyrannis he-
patis, ab omni, ut opinor, alte-
rius auxilio destituta ; nam
si pergama dextra
Pages 70‑71, gvillelmi de henaut clypeus.
deffendi possent, etiam hac def-
fensa fuissent.
Cor ergo imperio suo, à quo nimis
diu exulabat, iam resti-
tuitur ; longo, et improbo pu-
gnæ labore licet fatigatum vi-
res suas refocillat, viuit, vin-
cit, triumphat, et sanguinem, quo
partes corporis omnes sibi sudi-
tas munificentissimis suis sumpti-
bus sustentet, è chylo conficit,
et inposterum conficiet. Si quam
amat hæc victoria laudem, hanc
totam tibi vni acceptam refero :
tu enim è tripode, diuino quo-
dam numine afflatus, mihi robur,
et audaciam inspirasti, firmasti
animum, victricibus his me cinxis-
ti olim armis. Viue ergo cordi, Vir
Nobilissime, vt cor ad multos an-
nos tibi viuat, et posteris. In
huius rei memoriam perpetuam
accipe, precor, hoc immortale
———
trophæum, quod ex amplis he-
patis spoliis erigo, et celeber-
rimo nomini tuo toto animo de-
dico.Datum Rothomagi anno
millesimo, sexcentesimo quin-
quagesimo quinto, mense iunio,
die vigesima quinta.
"Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la
licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.