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[Suite et fin de la lettre] [1]
La portion du chyle qui gagne le cœur est très aqueuse, ce qui la destine à nourrir les parties froides et humides du corps après s’être mêlée au sang, très probablement pour modérer son ardeur, comme fait l’eau qui coupe le vin.
Tout accès au foie lui est barré pour empêcher qu’elle ne soit plus complètement modifiée : par une admirable ségrégation qui la sépare de l’autre portion du chyle, la nature l’envoie tout droit vers le cœur en la chassant dans des veinules très fines et étroites qui lui offrent un chemin bien caché, mais fort court ; tandis que, par des voies plus visibles, et certainement plus larges et développées, elle conduit d’abord le reste du chyle, qui est bien plus visqueux, d’un autre côté, à savoir dans le foie, où il est transformé avant de rejoindre lui aussi, mais secondairement, le cœur. [1][2]
Il ne faut surtout pas penser que l’exiguïté et la finesse des veinules aselliennes [3] soient accidentelles ou fortuites : cela reflète une très spéciale intention de la nature, car elles reçoivent non seulement du chyle pur (alors que les autres mésaraïques [4] transportent du chyle mélangé au sang), [2][5] mais aussi sa portion la plus liquide et la moins copieuse. Il faut donc qu’elles soient fort ténues, de manière que s’ouvrent deux sortes de méats au chyle extrait des intestins (et plus encore, que ces deux sortes de canaux qui l’importent possèdent chacun un pouvoir d’attraction propre et distinct) : la partie la plus liquide et la mieux purifiée se glisse dans les veinules aselliennes, et la plus grossière, qui est fort fibreuse mais tout enflée d’esprits, s’écoule dans les autres veines du mésentère. S’il est en effet permis de déduire que l’inégalité de ces vaisseaux leur confère des pores et des accès distincts, il devient parfaitement clair (comme j’en suis convaincu) [Page 17 | LAT | IMG] que la substance très épaisse du chyle ne peut emprunter les ouvertures fines et très étroites des veinules aselliennes.
Cette opinion une fois énoncée, nul ne devrait plus s’étonner que le chyle contenu dans les lactifères se transforme si vite en humeur séreuse, [6] puisqu’il est essentiellement aqueux.
Le sang qui reflue depuis les parties supérieures du corps [7] puis parcourt derechef le même circuit, disperse et perd une quantité non négligeable d’esprits et d’humidité [8] dans les lieux qu’il a irrigués, nourris et revigorés, ce qui le rend plus épais et lent, et donc moins apte à s’écouler facilement dans les labyrinthes sinueux de la circulation. Voilà pourquoi la nature a sagement, justement et ingénieusement disposé et inséré les vaisseaux pecquétiens, [9] de manière que le bénéfique mélange du chyle au sang le rende plus fluide [10] et mieux disposé à entrer dans le cœur : ainsi s’écoule-t-il beaucoup plus aisément et légèrement dans les enroulements sinueux des branches de la veine artérieuse [11] et de l’artère veineuse, [12][13] ou (suivant votre opinion) à travers le septum médian du cœur. [14] Pour faciliter sa circulation, l’autre portion du chyle, qui était mélangée au sang des veines mésaraïques, le dilue et l’enrichit en esprits nouveaux : [15][16] le sang récemment fabriqué par le foie à partir de ce chyle se mêle au sang qui remonte au cœur par la veine cave inférieure, [17] lui transmet ses esprits et sa fluidité, qu’il doit à l’humidité qu’il a extraite et retenue du chyle, et qui favorise grandement la circulation et lui est même indispensable. [3]
Cette augmentation de la fluidité du susdit sang [Page 18 | LAT | IMG] est en outre favorisée par l’addition et le mélange de celui, plus dilué, qui vient de la veine cave supérieure.
Si la nature n’avait pas voulu envoyer le chyle dans le foie, elle aurait sans aucun doute inséré de nombreux lactifères, ou du moins leur collecteur unique, dans le segment de la veine cave inférieure qui va du foie au cœur.
Et si, pour affaiblir mon raisonnement, quelqu’un nie que l’adjonction de cette humidité chyleuse rend le sang plus fluide, il lui faut expliquer pourquoi la nature n’a pas chassé le chyle dans le cœur en empruntant un chemin direct et droit, au lieu de le dévier dans les veines subclavières ou axillaires. [18]
En vérité, qui n’admet pas que le chyle accroît la fluidité du sang quand il se mêle à lui, ne peut absolument pas douter que l’expérience prouve l’humidité aqueuse du chyle car si, peu de temps après la mort, il le cherche dans le réservoir, [19] ou surtout dans les lactifères pecquétiens, il trouvera qu’il y a entièrement disparu et s’est transformé en humeur séreuse.
Les premiers germes des fibres et de la viscosité sanguine [20] sont certes contenus dans le chyle et continueraient à se manifester dans le sang si l’abondance du sérum ne les diluait et masquait entièrement, si la coction très complète qu’elles subissent d’abord dans le foie ne les avait en grande partie consommées, et si ensuite les reins ne les avaient éliminées. [21]
J’en viens maintenant à examiner le mouvement du chyle contenu dans les lactifères, qu’on dit être tantôt poussé par la tension des muscles lombaires, [22] [Page 19 | LAT | IMG] tantôt par l’impulsion péristaltique des intestins ; [23] on croit aussi parfois qu’y contribuent la contraction des muscles de la paroi abdominale, [24] et du diaphragme, [25] les battements de l’aorte [26] ou même, comme dit Pecquet, la respiration car, en se dilatant, les poumons font descendre le diaphragme et le foie qui, agissant alors comme un piston [27] qui s’ébranle de tout son poids à intervalles réguliers, force le chyle à sortir de l’estomac en passant par le pylore et à descendre dans les intestins, et à dilater leurs petits pores, [28] pour qu’ils expulsent dans les lactifères la très subtile substance qu’ils contiennent, etc.
Je ne disconviens pas que les mouvements de ces parties contribuent sensiblement à la progression du chyle dans les veines lactées aselliennes, mais pense qu’une fois entré dedans, il y progresse jusque dans les veines subclavières ou axillaires sans être aidé par une force qui lui vienne de l’extérieur, mais sous le seul effet du mouvement péristaltique dont la nature a doté ces canaux.
J’estime mon opinion d’autant plus certaine qu’elle repose sur une expérience peu douteuse, dont pourra témoigner quiconque aura exposé et observé avec attention les viscères d’un animal vivant, et c’est la question sur laquelle je vais maintenant me pencher (l’ayant ainsi convenablement introduite).
[Dissections animales réalisées à Rouen] [29]
Après avoir ouvert les thorax et l’abdomen d’un chien ou de n’importe quel autre animal encore en vie, il faut détacher de l’aorte [30] le ou les canaux pecquétiens [31] et les séparer de toutes les parties voisines, tout particulièrement de l’œsophage [32] [Page 20 | LAT | IMG] (auquel ils adhèrent très intimement, en raison de la membrane qui leur est commune et qui dépend de la plèvre) ; un lien très serré est ensuite noué à la partie supérieure du ou des canaux pour y bloquer entièrement la progression du chyle, puis un autre juste au-dessus de leur sortie du réservoir, avant de le ou les couper. Aussitôt qu’on les a sectionnés, on remarque que le chyle continue à distendre le segment supérieur de son conduit, en y provoquant, de haut en bas, l’apparition de renflements arrondis et bien visibles, dus aux nombreuses valvules [33] qui barrent le passage en formant autant d’étranglements et d’ampoules, où se dessinent comme des rides ; mais que son extrémité inférieure s’est affaissée après s’être entièrement vidée de son chyle. Voyant cela, qui donc dirait que le mouvement du chyle dépend de celui d’autres parties du tronc puisque, dans l’expérience que je décris, il est tout à fait certain qu’absolument rien ne peut contribuer à ce mouvement ? Une attraction [34] exercée par le cœur ne peut pas non plus aider le chyle à s’écouler puisque le premier lien susdit l’empêche de subir une telle succion. Il est si fortement bloqué qu’il lui est certainement impossible de progresser tant vers le haut que vers le bas.
J’ai fait état de mon expérience sur les canaux Pecquétiens (que leur calibre et leur longueur rendent bien visibles), mais aurais vainement essayé de la reproduire à l’identique dans les veines aselliennes. Je m’y suis néanmoins pris autrement avec un égal succès : les ayant détachées des intestins et des autres parties abdominales qui pourraient faire progresser leur contenu, et ayant aussi dilacéré le diaphragme pour lui interdire toute action, je ne suis toutefois pas parvenu à empêcher que leur aptitude naturelle à la contraction [Page 21 | LAT | IMG] péristaltique ne se manifeste très visiblement. Tout doute disparaît quand on lie un de ces lactifères à mi-distance de son trajet mésentérique : tout le chyle qui est en aval de la ligature s’évacue dans le réservoir, et celui qui est en amont s’accumule en abondance dans le vaisseau occlus, de manière semblable à ce que j’ai dit pour les canaux pecquétiens ; la partie du lactifère qui ne communique plus avec l’intestin se vide entièrement de son chyle, tandis que l’autre, en amont du lien, reste copieusement remplie et gonfle en semblant se couvrir de rides.
Pourquoi la nature a-t-elle doté les lactifères d’une paroi si fine et grêle ? La meilleure raison, je pense, est qu’elle devait la façonner ainsi pour qu’elle fût plus apte à se contracter naturellement et prompte à réagir. Elle a en outre muni ces vaisseaux d’une telle multitude de valvules et les a si diversement agencées que leur mouvement péristaltique pousse tout le chyle dans le réservoir (puis de là dans les veines subclavières ou axillaires), sans qu’une goutte n’en reflue vers les intestins. [4][35]
Ce fait apparaît aussi très clairement dans ma précédente dissection des canaux pecquétiens, d’où le chyle ne s’est pas échappé vers le bas quand je les ai coupés, et ce en dépit de sa fluidité. La seule explication concevable tient à la poussée du mouvement péristaltique vers le haut et à la disposition des valvules qui l’empêche de redescendre. Les esprits animaux [36] doivent toute la légèreté de leur écoulement à la pureté de leur substance et à la subtilité de la nature ; le déplacement rapide et fluide du sang dans les veines [Page 22 | LAT | IMG] lui vient de l’impulsion transmise au sang artériel par les systoles cardiaques ; [5][37] mais le chyle, quant à lui, ne doit son déplacement qu’au mouvement péristaltique particulier de ses vaisseaux, parce que leur manquent ces qualités éthérées propres à le mettre en mouvement, et que, faute de communications qui les lient aux autres vaisseaux, ils ne peuvent en tirer aucune impulsion.
Jusqu’ici, très illustre Monsieur, mon exposé, aussi indigeste et grossier que bref et sommaire, vous a impétueusement présenté les raisonnements qui fondent mon opinion sur la découverte des lactifères thoraciques. Néanmoins, puisque « les pensées des mortels sont timides, et nos desseins sont instables » (comme on lit dans les saintes Écritures), [6][38] je n’ai rien voulu croire de sûr et certain dans ma sentence sans que l’autorité de votre jugement, qui est aussi impartial qu’infaillible, ne m’ait dit ce qu’il en confirme et admet. Au nom de la gloire que la médecine vous a unanimement attribuée en récompense des très éminents services que vous lui avez rendus, et au nom de votre singulière et aimable bienveillance qui n’excepte personne, je vous conjure et supplie très instamment de daigner me faire part de ce que vous approuvez ou désapprouvez dans ce que je pense. Sans cela, en essayant de persuader les autres de ce dont l’expérience m’a convaincu, je pourrais témérairement m’enfermer dans de dangereux défilés, comme ceux où son imprudente audace a poussé un homme très célèbre, en l’amenant à modifier quatre fois son avis sur la sanguification en l’espace d’environ deux ans. [7][39] Chacun [Page 23 | LAT | IMG] convient certes de ses erreurs et les corrige quand il se fait une idée nouvelle de la vérité, en admettant que son ignorance ou son imprudence l’avait égaré. Il ne serait sans doute pas tombé dans le déshonneur de l’inconstance s’il avait compris la mise en garde de Sénèque disant que chacun soumette ses idées et ses ouvrages au jugement d’un homme sage ; [8][40] ou alors celle de Galien, à qui j’ai emprunté ce propos : « J’ai remarqué que très peu de ceux qui ont permis aux autres de les juger ont pour habitude de se tromper ; mais j’ai vu, au contraire, que tous ceux qui ont une très haute estime d’eux-mêmes et n’ont pas permis aux autres de les juger, tombent dans de fréquentes et très profondes erreurs » [41] Si je n’ai pas atteint toute la vérité, il faut penser que ce n’est pas faute de m’y être efforcé, nul ne doit être blâmé de scruter l’inconnu pour y débusquer le vrai, et s’il est malheureux de ne l’avoir pas trouvé, il faut juger vertueux de l’avoir cherché, comme Galien l’a aussi fort bien dit : « Il faut avant tout oser chercher la vérité, et si nous ne la trouvons pas, nous l’aurons sûrement approchée de plus près que là où nous sommes maintenant. » [9][42] La raison et la vérité ne vous ont jamais été étrangères, et quelque parti que prenne votre jugement sur mon opinion, il me procurera la consolation d’avoir eu cette occasion de vous écrire et pu opportunément vous témoigner de la très grande soumission et obéissance que vous doit ma profonde reconnaissance.
J’avoue en effet vous être redevable d’avoir, avec d’autres et dans des domaines jusqu’ici en très grande partie inconnus, à tel point éclairé et fait avancer la médecine et l’anatomie, que la postérité tout entière admirera tous les progrès que vous y [Page 24 | LAT | IMG] aurez apportés, et auxquels nul n’ajoutera rien, sauf à vouloir y perdre son temps. Les longues et fort agréables heures que j’ai passées à lire les livres que vous avez mis au jour m’ont plus attaché à vous qu’aux autres. Plus je les relis, plus j’y vois clair ; j’en ai maintes fois tiré grand avantage car votre érudition est si féconde qu’elle profite encore à celui qui revient y puiser. Dans vos ouvrages s’écoule la source intarissable du savoir, et qui s’y sera abreuvé un jour, pourra découvrir et se procurer des trésors plus grands et nombreux encore dans l’immensité de votre science. Votre œuvre est si accomplie que vous pouvez et devez, plus légitimement que Lucrèce, [43] recevoir le titre d’homme incomparable et divin, et plus authentiquement que Cornelius Gemma, celui de merveille d’érudition. [10][44] Si n’est pas exaucé mon vœu de vous immortaliser, il me reste maintenant à vous souhaiter la longue vieillesse que vous méritez, toujours féconde en splendides ouvrages, afin que la postérité conserve saine et sauve la gloire qui vous est due, et la fasse croître éternellement et sans limite.
[Dissections humaines réalisées à Rouen] [45]
J’étais sur le point de remettre cette lettre au messager de la poste, mais ai reporté son envoi, ayant appris que quatre voleurs tout récemment emprisonnés allaient très bientôt être condamnés à mort. J’ai donc reporté l’expédition de mon courrier, dans l’espoir que, si notre parlement me confiait leurs cadavres, je pourrais y ajouter tout ce que j’aurais soigneusement observé sur le réservoir du chyle et les veines pecquétiennes de l’homme. À cette fin, j’ai adressé une requête aux éminents juges de cette Cour, qui m’ont volontiers cédé deux de ces corps : le premier devait être réservé, [Page 25 | LAT | IMG] selon la coutume ordinaire, à enseigner l’anatomie lors d’une dissection publique ; le second devait servir à savoir si les lactifères de l’homme sont semblables à ceux des bêtes, et si Bartholin, le seul à avoir jamais expressément publié sur le sujet, est parvenu à en donner une description complète. [46]< Pour rendre mon expérience plus aisée et probante, j’ai obtenu des dits juges que les condamnés fussent nourris cinq ou six heures avant d’être pendus, et que l’un d’eux (celui qui avait le plus mangé) me fût remis sans le moindre délai après son trépas pour être soumis à mes recherches. Quand j’ouvris ce cadavre, en présence de nombreux présidents et conseillers du parlement de Normandie, d’autres éminents personnages et d’une très vaste et brillante assemblée de mes collègues, les entrailles en étaient encore chaudes et fumantes. Je leur montrai d’abord que des veines lactées gonflées de chyle se répandaient par tout le mésentère. En fouillant ensuite les viscères de l’abdomen, je trouvai le réservoir de cet homme à l’endroit où il est placé chez les autres animaux, et l’exposai clairement aux regards de tous les spectateurs. [47] Sa forme nous a semblé identique à celle qu’on observe chez les bêtes (ou du moins, peu différente d’elle), quoi qu’en ait écrit Bartholin, [48] car nous avons vu qu’il s’agissait d’une cavité dont l’intérieur était divisé en logettes de tailles et de contours inégaux ; enveloppée et bien attachée par de très fines membranes, elle était entourée d’une abondance de graisse et entortillée dans une multitude de petites fibres qui [Page 26 | LAT | IMG] l’attachaient très solidement aux parties voisines, et surtout à l’aorte. Elle était longue d’un demi-pied et large de plus de quatre travers de doigt, [11] mais sa partie supérieure s’affinait peu à peu pour devenir plus étroite et moins large que sa parie inférieure. En haut s’en éloignaient les deux canaux thoraciques : le calibre du droit égalait celui d’une plume d’oie et le droit était beaucoup plus fin ; tous deux étaient couverts de graisse et de petites glandes, et leur trajet était extrêmement sinueux et tortueux ; par endroits, ils semblaient se réunir en un seul canal, qui se tordait en tous sens, et finissaient par se joindre à nouveau l’un à l’autre à mi-hauteur de leur trajet ; et ce si parfaitement que des deux canaux ne subsistait que le gauche, qui se ramifiait entièrement alors, envoyant trois ou quatre branches à la veine subclavière gauche, et tout autant à la droite. [49]
Un très savant médecin qui était là présent refusa pourtant d’admettre que je lui montrais le réservoir, et quand je l’incisai pour l’en convaincre, il en jaillit aussitôt une grande abondance de chyle ; mais comme ce liquide ressemblait à du petit-lait, [50] car il était fort aqueux et avait en partie perdu sa couleur originelle, ledit docteur persistait à nier que ce qu’il voyait s’écouler fût du chyle, affirmant que ce n’était rien d’autre que de l’eau pure ; pour le dissuader de cette opinion, ou plutôt pour me persuader de la mienne, je lui objectais sa propre expérience quotidienne et l’autorité de Bartholin, mettant hors de doute le fait que, peu après la mort, le chyle se transforme facilement en humeur séreuse et que, sauf quand on dissèque un animal vivant, les lactifères thoraciques [Page 27 | LAT | IMG] ne contiennent jamais rien d’autre que cette sérosité ; et comme j’ajoutai avec plus de fermeté que ce sérum blanchâtre, en raison de sa consistance et de sa couleur, devait plutôt être appelé du chyle que de l’eau, il me fit remarquer que le liquide contenu dans les vaisseaux lymphatiques de Bartholin ressemblait fort à de l’eau, [51][52] et pourrait donc être celui que mon incision avait fait jaillir. Cet amical différend, que seul avait allumé notre ardent désir commun de dévoiler la vérité, fut entièrement dissipé par une très légère pression du réservoir : comme l’incision que j’y avais faite était fort petite, il s’en écoula d’abord du sérum très délié puis, en appuyant un peu plus la main, le chyle visiblement plus épais qui avait attendu d’en sortir ; en le comprimant ainsi, il en jaillit plus de trois cuillerées de ce chyle authentique, ayant la blancheur et la consistance du lait, sous les yeux de tous ceux qui assistaient à la dissection ; les canaux pecquétiens étaient presque entièrement vides de chyle. Finalement, je disséquai assez aisément et retirai la totalité du réservoir, avec une partie de l’aorte et lesdits canaux thoraciques, ainsi qu’un segment de la veine subclavière que j’avais détachée des parties qui sont dans son voisinage. J’ai nettoyé toutes ces pièces et les conserve, en bonne place et très religieusement, dans mon cabinet, pour pouvoir satisfaire pleinement la curiosité de tous ceux qui désireront dorénavant les voir.
Environ quatre jours après que j’eus accompli et démontré cela, la grand’chambre du parlement a autorisé M. Guiffart, [53] très brillant médecin qui est l’un de mes collègues, à faire ouvrir le cadavre d’une [Page 28 | LAT | IMG] femme qui avait été pendue, et un habile chirurgien dénommé la Bale [54] fut chargé de cette dissection. [12][55] Comme, le jour de son exécution, la condamnée s’était presque complètement abstenue de manger, on lui trouva un réservoir absolument plat et vide, et en dépit de multiples incisions, il n’en sortit pas une goutte de chyle.
Ils ont en outre vérifié que ledit réservoir se distinguait facilement des autres parties, sous la forme de multiples renflements, semblables à des vésicules membraneuses, cernés de graisse et entrecoupés de glandes molles ; et ont vu qu’en naissait un canal thoracique gauche, qui se tordait en sinuosités multiples et variées, et que plusieurs faisceaux de fibres rattachaient aux parties voisines ; il saillait sous l’effet du sérum qui l’enflait et qui, quand il en sortait, avait une apparence très semblable à celle du petit-lait, et au liquide qui avait jailli du réservoir en disséquant le cadavre que j’ai décrit plus haut.
Cela m’a définitivement convaincu qu’il s’agissait de chyle déjà transformé puisque, immédiatement après la mort, celui qui est contenu dans le réservoir et dans les canaux pecquétiens s’altère et se transforme en humeur séreuse, bien que cette modification n’ait lieu que plus tard dans les veines lactées aselliennes. Dans le dernier cadavre que j’ai disséqué, au quatrième jour suivant le décès, j’ai vu qu’un liquide laiteux blanchissait encore les lactifères mésentériques. Vous êtes le seul capable d’expliquer pourquoi le chyle demeure plus longtemps intact dans les veines lactées aselliennes que dans les pecquétiennes, et c’est de vous seul que nous attendons la réponse, sauf à vous faire rire en expliquant que cela tient au calibre des veines aselliennes qui est bien [Page 29 | LAT | IMG] inférieur à celui des canaux thoraciques, où les esprits seraient donc moins tassés et se dissiperaient plus facilement. Le fait est qu’après avoir bien mis en évidence le canal thoracique gauche, je fus appelé à visiter des malades gravement atteints, et ne sut pas ce qu’avait découvert la dissection de la femme dont j’ai parlé plus haut ; mais quelques jours plus tard, en parlant avec le susdit chirurgien la Bale, que diverses affaires avaient occupé entre-temps, j’appris malheureusement qu’il n’avait pas cherché le canal thoracique droit et n’avait pas entièrement exploré le gauche. [13][56]
Je n’ai ainsi allongé ma lettre que pour vous raconter ce que nous avons observé, étant donné que c’est à vous qu’il appartient d’en juger mieux que tout autre. Nous avons osé espérer là-dessus les très beaux, sincères et savants avis que nous vaudra votre indulgente assistance. Je vous adresse toutes mes salutations et prie Dieu tout-puissant, à qui nous devons la grâce de vous avoir, qu’il vous conserve heureux et bien portant pendant de nombreuses années. [14][57][58]
De Rouen, le 29 mars 1655. |