Introduction par Stéphane SCHMITT
REHSEIS, CNRS UMR 7596
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Liste des ouvrages numérisés
Né à Souletière (près de Cerans, dans le Maine) en 1517, Pierre Belon connut des débuts assez obscurs. Il travailla très jeune comme apprenti chez un apothicaire, puis il devint lui-même apothicaire en titre de l’évêque de Clermont-Ferrand vers 1535. Il se mit par la suite au service d’autres ecclésiastiques éminents : René du Bellay, évêque du Mans, puis le Cardinal de Tournon, à Paris, où il entreprit des études de médecine. Ses protecteurs l’autorisèrent, et même l’incitèrent, à voyager fréquemment, ce dont il profita pour se rendre d’abord en Flandre et en Angleterre, puis à l’Université de Wittenberg, où il suivit l’enseignement du botaniste, célèbre alors, Valerius Cordus (1515-1544). Il se joignit également à une expédition plus lointaine, en Palestine et en Égypte, via l’Italie et Constantinople (1546-1550). Il rédigea à la suite de ce dernier séjour un compte-rendu naturaliste et ethnologique très précieux, dans lequel il est question aussi bien de la faune et de la flore que des activités humaines. Il s’intéressa en particulier aux procédés employés lors de la momification. À son retour en France, le roi Charles IX lui accorda sa protection et lui octroya une pension, mais il mourut précocement, assassiné dans des conditions mystérieuses en 1564 dans le bois de Boulogne.
Son œuvre naturaliste est remarquablement riche, si l’on tient compte de la relative brièveté de sa vie. Fortement marqué par sa formation d’apothicaire, il s’intéresse beaucoup aux propriétés des végétaux et à leurs intérêts thérapeutiques, mais on lui doit également plusieurs ouvrages zoologiques enrichis de belles planches et traitant essentiellement des animaux aquatiques et des oiseaux.
Il témoigne d’un réel souci d’exactitude dans la description, caractéristique de son époque marquée par un renouveau de l’intérêt pour les choses de la nature : les « portraits » des animaux sont ainsi « représentés au plus près du naturel. » Il tente également d’introduire une certaine rigueur dans la nomenclature des différentes espèces, même si ce concept n’est pas clairement défini.Par ailleurs, une classification est esquissée : les oiseaux, par exemple, sont distribués selon leur mode de vie ou leur habitat (rapaces, oiseaux palustres, etc.). La présentation des poissons marins est sous-tendue par la notion d’échelle des êtres, c’est-à-dire par l’idée d’une progression linéaire et continue menant des êtres les plus simples aux plus complexes. Cette conception, qui remonte à l’Antiquité, exerça une influence considérable sur les sciences de la nature jusqu’au XIXe siècle.
L’indéniable précision des observations de Belon (qui sont tout de même parfois erronées) n’empêche pas les regroupements incongrus, au regard de la systématique moderne, voire de la systématique aristotélicienne. Ainsi, dans l’Histoire naturelle des estranges poissons marins, le terme « poissons » désigne tous les animaux aquatiques (les aquatilia du naturaliste latin Pline l’Ancien), de sorte que les poissons au sens moderne côtoient les dauphins et autres cétacés, et même l’hippopotame. Dans L’Histoire de la nature des oyseaux, les chauves-souris sont rangées avec les rapaces nocturnes, compte tenu de leur mode de vie. De toute évidence, l’anatomie, que Belon connaît bien pour avoir pratiqué lui-même de nombreuses dissections (en ce qui concerne les oiseaux, il déclare : « onc ne tomba animal entre nos mains, vu qu’il fut en notre puissance, duquel n’ayons fait anatomie. De quoi est advenu qu’avons regardé les intérieures parties de deux cents diverses espèces d’oiseaux. L’on ne doit donc trouver étrange si nous décrivons maintenant les os des oiseaux et les portrayons si exactement. »), ne constitue pas à ses yeux un critère déterminant dans la recherche d’un ordre de la nature.Il est important d’avoir ces remarques à l’esprit lorsqu’on cherche à interpréter le célèbre schéma, souvent mentionné et reproduit, représentant côte à côte le squelette d’un oiseau et celui d’un être humain, avec des légendes correspondantes (pp. 40-41). Très souvent, on admet qu’il s’agit là de l’une des premières références à la notion d’unité de plan des vertébrés et, implicitement, à l’idée d’homologie. De fait, Belon note que les os de l’oiseau et de l’homme sont « quasi correspondants les uns aux autres ». Il se proposer d’« enseigner comme nature se joue diversement en ses œuvres, quasi comme si celle d’un animal dépendait de l’autre : et montrer combien celle des oiseaux en approche, plus possible qu’il n’est advis au vulgaire ». Il fait preuve d’un certain effort d’abstraction en remarquant qu’il faut placer le pied humain en extension pour bien établir la similitude, une démarche que l’on trouve chez Léonard de Vinci, un demi-siècle plus tôt, sur des dessins qui comparent la patte du cheval et la jambe humaine. Belon cherche en outre explicitement à mettre en évidence davantage que ce « qu’il n’est advis au vulgaire », et donc de dépasser la comparaison la plus triviale en établissant une correspondance bijective entre les os des oiseaux et de l’homme. Il montre bien que les relations entre les os concernent non seulement leur forme générale, mais aussi leurs « éminences, cavités et rondeurs ». La plupart de ces relations sont correctes, au regard des connaissances actuelles. Parmi les quelques inexactitudes, l’une concerne ce que Belon considère comme un os spécifique des oiseaux, la « fourchette », et qui correspond en réalité aux clavicules, soudées par leur extrémité. En revanche, les os qu’il appelle « clavicules », ou « clefs » des oiseaux, sont en fait les procoracoïdes, réduits chez l’homme à des proéminences de l’omoplate. Quant au « bréchet », c’est l’expansion en forme de carène du sternum des oiseaux. C’est donc à tort que Belon en fait un synonyme de la « fourchette », mais cette erreur ne concerne que la terminologie, car sur les planches on a bien une correspondance entre le sternum des oiseaux et celui de l’homme (désignés par la même lettre, O).
Le caractère pionnier de cette comparaison a été contesté par plusieurs auteurs, dont le propre biographe de Belon, Paul Delaunay, qui déclare que ce dernier « ne saurait être, pour si peu, promu au rang de précurseur de l’anatomie comparée » . Michel Foucault, pour sa part, estime que « la description de Belon ne relève à vrai dire que de la positivité qui l’a rendue, à son époque, possible. Elle n’est ni plus rationnelle, ni plus scientifique que telle observation d’Aldrovandi, lorsqu’il compare les parties basses de l’homme aux lieux infects du monde, à l’Enfer, à ses ténèbres, aux damnés qui sont comme les excréments de l’Univers.»Ce jugement est sans doute exagéré et, si le type de similitude évoqué ici n’est pas totalement absent de l’œuvre de Belon, il est difficile d’affirmer que c’est de cela qu’il s’agit dans le cas présent. En revanche, on ne peut qu’être frappé du caractère relativement isolé de la comparaison anatomique dans l’œuvre de Belon et de l’absence de toute réflexion à ce propos. Il se contente de relever les ressemblances, mais jamais il ne s’interroge sur leur sens. Or, c’est bien la recherche de ce sens (en termes de causes finales) qui animait Aristote et qui, dans un contexte tout à fait différent (cette fois en termes de typologie, de phylogenèse, etc.), constituera l’objet central de l’anatomie comparée scientifique à partir de la fin du XVIIIe siècle. En fait, sur un plan conceptuel, il ne va pas plus loin que ses prédécesseurs, qui reconnaissaient déjà une certaine unité de plan des animaux, et qui l’interprétaient en général comme le signe de l’unité de l’intention divine, à l’exemple de Lactance, auteur chrétien (vers 250- après 325) dans son De opificio Dei.
Il convient donc de ne pas exiger de Belon davantage que ce qu’il pouvait donner en son temps. Excellent observateur, curieux des objets naturels, soucieux d’exactitude, il incarne, comme beaucoup d’autres naturalistes de son époque, une étape essentielle de l’histoire de la biologie mais ne doit pas être considéré comme un «précurseur» de l’anatomie comparée moderne, dont l’apparition exigeait un contexte intellectuel qui n’était encore qu’en gestation à la Renaissance.
Ouvrages de Belon
L’Histoire naturelle des estranges poissons marins avec la vraie peincture et description du Dauphin et de plusieurs autres de son espèce observée par Pierre Belon du Mans, R. Chaudière, Paris, 1551 ; édition en fac-similé avec introduction et notes de Philippe Glandon, Genève, Droz, 1997. De aquatilibus libri duo cum iconibus ad vivam ipsorum effigiem quoad ejus fieri potuit expressis [« Deux livres sur les êtres aquatiques, avec des images les représentant vivants autant qu’il a été possible »], Ch. Estienne, Paris, 1553. La nature et diversité des poissons, avec leurs pourtraictz représentez au plus près du naturel, Ch. Estienne, Paris, 1555. L’Histoire de la nature des oyseaux, avec leurs descriptions et naïfs portraicts retirez du naturel, escrite en sept livres, G. ì¥Á9 ð ¿ GÛ bjbjýÏýÏ \?Ÿ¥Ÿ¥¸ÎÛ ÿÿÿÿÿÿlxxx pØ Ø Ø $ü PPPP4ì¥Á9 ð ¿ GÛ bjbjýÏýÏ \?Ÿ¥Ÿ¥¸ÎÛ ÿÿÿÿÿÿlxxx pØ Ø Ø $ü PPPP4aments utilisés pour maintenir l’intégrité des cadavres »], G. Corrozet, Paris, 1553. Les observations de plusieurs singularitez et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie et autres pays estranges, rédigées en trois livres, G. Corrozet, Paris, 1553. Portraicts d’oyseaux, animaux, serpens, herbes, arbres, hommes et femmes d’Arabie et d’Égypte observez par P. Belon du Mans, le tout enrichi de quatrains pour la plus facile cognoissance des Oyseaux et autres portraicts, plus y est adjousté la Carte du Mont Attos et du Mont Sinay pour l’intelligence de leur religion, G. Cavellat, Paris, 1557. Études
L. Crié, « P. Belon du Mans et l’anatomie comparée », Revue Scientifique, 3e série, 3e année, n° 16, 4 oct. 1882, pp. 481-485. P. Delaunay, Les voyages en Angleterre du médecin naturaliste Pierre Belon, Anvers, 1923. P. Delaunay, L’aventureuse existence de Pierre Belon du Mans, Campion, Paris, 1926. P. Delaunay, Pierre Belon naturaliste, Monnoyer, Le Mans, 1926. P. Delaunay, La Zoologie au seizième siècle, Hermann, Paris, 1962. J. Céard, « Pierre Belon, zoologiste », in Actes du Colloque Renaissance-Classique du Maine, Le Mans, 1971, Nizet, Paris, 1975, pp. 129-140. F. Letessier, « Vie et survivance de Pierre Belon », ibid., pp. 107-128.
En 1645, paraissait à Nuremberg un curieux ouvrage, rédigé par le médecin napolitain Marco Aureliano Severino et intitulé Zootomie démocritéenne. Ce livre est remarquable d’une part en raison de l’introduction du néologisme « zootomie », qui a connu un grand succès jusqu’au XIXe siècle, d’autre part parce qu’il s’agit du premier ouvrage consacré en grande partie à des considérations générales sur la comparaison des êtres vivants fondée sur l’observation. Le terme « zootomie », dont le sens étymologique est « analyse des animaux jusqu’à l’indivisibilité » (du grec zwon, « animal », et atomon, « corpuscule indivisible »), par opposition à l’« andranatomie » ou anatomie humaine, témoigne à la fois de l’importance accordée par son auteur à l’étude de l’organisation animale et de son adhésion à une philosophie atomiste, ce que confirme la référence au philosophe grec présocratique Démocrite. Ce dernier est d’ailleurs représenté sur un frontispice, lors d’une visite légendaire (et vraisemblablement fausse) qu’Hippocrate lui aurait rendue alors qu’il était en train de disséquer des animaux, à l’écart de sa ville d’Abdère .
Severino considère Démocrite comme le premier « zootomiste » de l’histoire et relie son hypothétique intérêt pour les parties des animaux à son système atomiste. Il appartient en effet à ce courant de pensée, en plein essor depuis la Renaissance, qui s’oppose vigoureusement à Aristote, ou du moins à l’aristotélisme pratiqué par la Scholastique. C’est la rencontre de Tommaso Campanella (1568-1639), au cours de ses études de médecine à Naples (il était originaire de Tarsia, en Calabre, où il avait commencé des études de rhétorique et de droit), qui l’a rallié à ce mouvement, auquel on rattache également d’autres éminents savants et philosophes tels que Bernardino Telesio (1509-1588), Giordano Bruno (1548-1600) et même, dans une certaine mesure, Galilée. Le destin tragique de Bruno (mort sur le bûcher) suffit à rappeler le caractère sulfureux des doctrines anti-aristotélicienne à cette époque, et d’ailleurs Severino lui-même eut quelques difficultés avec l’Inquisition, qui finit tout de même par l’acquitter. Hormis cet épisode, sa carrière fut brillante et sa renommée européenne. Il soutint sa thèse de médecine à Salerne en 1606 et pratiqua à Tarsia, sa ville natale, les trois années qui suivirent. De retour à Naples, il y enseigna l’anatomie et la chirurgie, d’abord à titre privé, puis en tant que titulaire d’une chaire universitaire, à partir de 1615. Il était également premier chirurgien à l’Hôpital des Incurables. Il mourut de la peste en 1656. Il entretint pendant toute sa carrière une correspondance avec plusieurs sommités du moment, dont William Harvey, l’auteur de la découverte de la circulation sanguine.
On lui doit, outre la Zootomie démocritéenne, plusieurs ouvrages pratiques et théoriques d’anatomie, de chirurgie et de médecine. Son œuvre est tout à fait caractéristique de la transition du savoir ancien à la science classique. En médecine, il se rattache à l’école « du fer et du feu », prônant l’emploi de méthodes thérapeutiques très brutales. Cette option le conduit à s’intéresser de près à la chirurgie et donc à acquérir une connaissance précise des structures anatomiques. Les appels à une observation de qualité et à l’usage fréquent de la dissection, en anatomie, sont très abondants dans ses ouvrages. Mais cela ne l’empêche nullement de se complaire dans des spéculations dignes de Paracelse au sujet de la correspondance entre le macrocosme et le microcosme, comme d’ailleurs la plupart des atomistes, néo-platoniciens et autres mystiques de son époque.
On retrouve cette dualité dans sa vision et sa pratique de la « zootomie ». Cette discipline doit en effet avoir un intérêt pratique, dans la mesure où l’étude de l’organisation animale doit servir d’auxiliaire à la compréhension de l’anatomie humaine. Severino a lui-même effectué un grand nombre de dissections humaines et animales. Il a observé des espèces très diverses, y compris parmi les invertébrés, et il donne à plusieurs reprises des indications très pragmatiques sur la manière de les mener, recommandant par exemple de s’entraîner à devenir ambidextre. Mais l’objet de la zootomie ne se limite pas à cet aspect empirique, car elle représente également une voie privilégiée vers la communion avec Dieu, puisqu’elle donne accès immédiatement au plan unique de la Création.
Severino admet en effet l’unité de l’organisation générale de l’homme et de tous les animaux. Celle-ci est affirmée à plusieurs reprises et attribuée à l’intention unique du Créateur, qui à partir d’un « archétype » unique a produit toute la diversité des êtres. Seules changent les proportions, les longueurs des distances caractéristiques entre des points donnés du corps. Selon le même principe, on peut rapporter la structure des parties génitales mâles à celle des femelles (voir notamment le livre II).
Cependant, il ne s’agit pas ici de rechercher précisément les lois de la comparaison, comme le feront de nombreux anatomistes à partir du XVIIIe siècle. Severino se contente de relever toutes les ressemblances possibles, y compris les plus superficielles, dans l’organisation des êtres vivants, animaux et végétaux. Malgré la vigueur du ton, parfois polémique, il reste le plus souvent dans le domaine des généralités et affirme l’unité du dessein divin sans guère aller plus loin sur le plan conceptuel, que certains des auteurs antiques qu’il cite, comme Galien ou le chrétien Lactance. Les considérations anatomiques côtoient des spéculations plus générales, comme la correspondance du microcosme humain et du cosmos
La caractère ambigu de son œuvre transparaît également dans le détail de ses descriptions, mélange d’observations rigoureusement exactes et d’erreurs grossières. L’organisation des céphalopodes, par exemple, est assez bien représentée, mais son interprétation des différents organes témoigne de sa volonté de montrer à tout prix la similitude avec l’homme. On peut noter d’ailleurs que c’est justement l’anatomie des céphalopodes et ses ressemblances avec celle des vertébrés qui sera le point de départ du débat entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire en 1830. Un grand nombre des dessins de Severino sont extrêmement schématiques, au point qu’ils semblent avoir une fonction tout autant esthétique et symbolique qu’anatomique : par exemple, l’utérus d’une vache est représenté avec des cotylédons disposés symétriquement et à l’extérieur de l’organe, sans tenir compte de leur nombre et de leur position réels. Dans son Histoire de l’anatomie comparée, Francis J. Cole déclare ainsi que « s’ils étaient apparus dans un traité d’ornementation, on n’aurait pas soupçonné leur origine zoologique » .
Toutefois, le nombre et la diversité des espèces ainsi étudiées environ quatre-vingts, dont dix-sept invertébrés) constituent en soi un aspect remarquable de l’œuvre, et l’on ne peut nier qu’elle représente un progrès des connaissances positives : découverte de la valve spirale de l’intestin des sélaciens, de la structure du cœur de la vipère, etc.
L’exemple de Severino montre par conséquent que l’un des thèmes majeurs de l’anatomie comparée scientifique à partir du XVIIIe siècle, celui de plan commun ou d’archétype, tout en étant l’expression d’une quête positive des lois de l’organisation biologique, porte en lui le paradoxe de la confusion entre ce mode de pensée, moderne, et l’antique raisonnement analogique qui caractérise la période de transition que sont les XVIe et XVIIe siècles.
Principaux ouvrages de Severino
De recondita abscessuum natura [« De la nature profonde des abcès »], O. Beltrani, Naples, 1632. Zootomia Democritea, idest, Anatome generalis totius animantium opificii, libris quinque distincta [« Zootomie démocritéenne, c’est-à-dire anatomie générale de toute la production des animaux, divisée en cinq livres »], Endterius, Nuremberg, 1645. De efficaci medicina [« De la médecine efficace »], J. Beyer, Frankfort, 1646. De viperae natura, veneno, medicina demonstrationes et experimenta nova [« Démonstrations et nouvelles expériences sur la nature de la vipère, de son venin, de ses remèdes »] P. Frambotti, Padoue, 1650. Trimembris chirurgia [« Les trois natures de la chirurgie »], Schönwetter, Frankfort, 1653. Therapeuta Neapolitanus [« Médecine napolitaine »], J. A. Tarin, Naples, 1653. Quaestiones anatomicae quatuor [« Quatre questions anatomiques »], Frankfort, 1654. Antiperipatias. Hoc est adversus Arsitoteleos de respiratione piscium diatriba. De piscibus in sicco viventibus commentarius... Phoca illustratus... [« Contre les Péripatéticiens. Entretien contre les Aristotéliciens sur la respiration des poissons... Commentaire sur les poissons vivants sur le rivage... Illustration du phoque »], 2 vol., Naples, H. C. Cavalli, 1655-1659. Synopseos chirurgiae libri sex [« Six livres sur une vue d’ensemble de la chirurgie »], E. Weyerstroten, Amsterdam, 1664 Études
L. Amabile, « Due artisti ed uno scienziato [...] Marco Aureliano Severino nel Santo Officio Napoletano », Atti della Reale Accademia die Scienze Morali e Politiche, 24, 1891, pp. 433-503. L. Amabile, « Marco Aurelio Severino », Rivista Critica di Cultura Calabrese, 2, 1922. L. Belloni, « Severino als Vorläufer Malpighis », Nova Acta Leopoldina, 27, 1963, 213-224. F. J. Cole, A History of comparative anatomy from Aristotle to the eighteenth century, Londres, Macmillan, 1944, pp. 132-149. V. Ducceschi, « L’epistolario di Marco Aurelio Severino (1580-1656) », Rivista di Storia delle Scienze Mediche e Naturali, 5, 1923, 213-223. C. Schmitt et C. Webster, « Harvey and M. A. Severino : a neglected medical relationship », Bulletin of the History of Medicine, 45, 1971, pp. 49-75. C. Schmitt et C. Webster, « Marco Aureliano Severino and his relationship to William Harvey : Some preliminary considerations », in A. G. Debus (éd.), Science, Medicine and Society in the Renaissance, vol. 2, New York, 1972, pp. 63-72. J. C. Trent, « Five letters of Marcus Aurelianus Severinus », Bulletin of the History of Medicine, 15, 1944, pp. 306-323.
Personnage aux multiples talents, Carl Gustav Carus, qu’il ne faut pas confondre avec Julius Victor Carus (1823-1903), évolutionniste et traducteur de Darwin, est l’un des principaux représentants de la Naturphilosophie dans le domaine biologique. Ce courant de pensée, composante multiforme du Romantisme allemand, a exercé une profonde influence sur l’histoire des sciences de la vie, une influence sans doute encore sous-évaluée en raison de la mauvaise réputation dont il souffre depuis la fin du XIXe siècle. On reproche en effet aux Naturphilosophen le caractère trop spéculatif de leurs conceptions, et leur relatif éloignement de l’expérience.
Le cas de Carus est tout de même particulier : contrairement à certains de ses collègues comme Lorenz Oken (1779-1851), il a joui, à l’échelle de l’Europe entière, d’une réputation scientifique relativement bonne. La stabilité de sa position institutionnelle, la mesure de ses opinions politiques et la relative tempérance de son style expliquent sans doute cette différence. Pour autant, l’audace de ses conceptions n’a rien à envier aux pages les plus enlevées de la biologie romantique et témoigne de la vigueur de ce courant jusqu’au milieu du XIXe siècle, au moins.Né à Leipzig, en Saxe, il y étudia la médecine et la gynécologie et il obtint une chaire à l’Académie de chirurgie et de médecine de Dresde dès 1814. Il fut nommé par la suite médecin personnel du roi de Saxe, ce qui lui permit de voyager souvent en Europe. Il se rendit notamment en Grande-Bretagne, où il rencontra Owen, sur lequel il exerça une profonde influence . Ses activités furent très diverses. Elles débordent même largement du domaine scientifique, puisqu’il est connu comme peintre et qu’il se rattache à ce titre à l’école romantique de Dresde. Il entretint une vaste correspondance et conserva des relations amicales avec Goethe, avec lequel il entretint une abondante correspondance à partir de leur rencontre, en 1822. En sciences naturelles et en médecine, il se consacra à des travaux d’anatomie humaine et comparée, mais il est également connu pour ses importantes contributions en psychologie. En particulier, il fait partie des pionniers qui entamèrent une réflexion sur la notion d’inconscient, ce qui a incontestablement contribué à ouvrir la voie au développement de la psychologie scientifique et de la psychanalyse, même si les enjeux qui sous-tendaient sa pensée, profondément ancrés dans le romantisme, n’avaient que peu de rapport avec ceux des savants de la fin du XIXe siècle.
Sur le plan institutionnel, Carus a également joué un rôle important dans la constitution d’une communauté scientifique en Allemagne. Il fut ainsi co-fondateur, avec Oken et Alexander von Humboldt, du Congrès annuel des Naturalistes et Médecins allemands (1822) et participa activement aux travaux de l’Académie Allemande des Naturalistes (ou Academia Leopoldina), qu’il présida entre 1862 et 1869. Cette société, qui organisait un congrès tous les ans, a joué un très grand rôle dans la constitution d’une « science allemande », assurant une certaine cohésion entre les savants des différents États de la Confédération Germanique bien avant que l’unité politique effective de l’Allemagne ne fût réalisée.Une part importante de son œuvre, notamment dans les premières décennies de sa carrière, est consacrée à l’anatomie comparée et à la morphologie, un domaine alors très prisés des Naturphilosophen. Il publia plusieurs ouvrages sur ce sujet, dont le volumineux Traité d’anatomie comparée, qui fut traduit en français quelques années plus tard (c’est cette traduction qui est présentée ici), suivi d’un livre plus théorique, Des parties originelles des formations osseuses et coquillières (traduit sous le titre Recherches d’anatomie philosophique ou transcendante sur les parties primaires du squelette osseux et testacé).
Sa vision de la morphologie animale repose sur un postulat audacieux : toutes les parties solides des animaux ne seraient que des variations d’un même type général qu’il appelle la « vertèbre » (cette notion étant prise ici dans une acception très large), cette dernière étant elle-même dérivée de la forme sphérique fondamentale. Mais, comme chez Oken, ces vues reposent sur des principes métaphysiques très généraux et sont la conclusion logique d’une vaste réflexion sur les formes naturelles.Il s’appuie ainsi sur une vision panthéiste du monde ; il nie la mort et croit en un recyclage perpétuel de la matière vivante :
Carus note que le terme même de « nature », par son étymologie grecque comme latine, renvoie à ce qui engendre éternellement (jusiV et natura proviennent respectivement des verbes juw et nascor, qui renvoient tous deux à l’idée de production et de naissance) : la vie est par conséquent infinie et illimitée.
- 1. Toute naissance, toute génération est, quant à son essence, la production d’une chose déterminée par une chose indéterminée, mais déterminable.
- 2. Tout décès, tout report en arrière de la génération est la résolution d’une chose déterminée en une chose indéterminée, qui par là devient apte à une nouvelle détermination.
- 3. Comme tout ce qui a pris naissance dans le temps et l’espace a pris naissance par voie de génération et est sujet à la dissolution, nous sommes obligés de nous figurer la nature entière comme un tout infini, qui roule dans un cercle perpétuel de génération et de régénération.
Il reprend également à son compte l’idée (très fréquente chez les Naturphilosophen) d’une correspondance entre le macrocosme et le microcosme :
La nature, en tant qu’elle provoque sans interruption de nouveaux phénomènes ou signes de sa vie intérieure, est l’organisme absolu ou macrocosme. Tout être naturel qui se développe de lui-même ne pouvant subsister que dans l’organisme général de la nature, et sa vie n’étant qu’une émanation de la vie supérieure et primaire, on l’appelle organisme partiel, fini, individuel, ou microcosme, et son développement n’est possible que sous l’influence de la vie générale de la nature.La forme fondamentale, comme chez Oken, est la sphère, « prototype de tout corps organique ». Tout composé liquide ou élastique emprunte cette figure géométrique parfaite, qu’il s’agisse des gouttes d’eau ou de mercure, des globules sanguins, des infusoires, etc. La nature, en tant qu’organisme total, est elle-même une sphère infinie.
D’autre part, la création évolue grâce à l’apparition de polarisations, d’antagonismes dont les deux termes conjugués permettent l’émergence de tensions constructrices, conformément aux conceptions de Schelling. Selon ce principe, la sphère doit se changer en d’autres formes. Cette transformation peut se manifester de deux manières : si l’activité vitale intérieure augmente, il se produit une expansion selon une ou plusieurs directions et la sphère devient ovale ; au contraire, si l’activité vitale intérieure décroît, la sphère s’affaisse, ses limites deviennent anguleuses et elle se transforme en un polyèdre (icosaèdre, dodécaèdre, etc.).
Une autre loi générale régit la morphologie de Carus ; il s’agit du principe de répétition, associé aux idées d’élévation et de récapitulation : « Nul degré supérieur d’évolution d’un organisme ne s’obtient que par la multiplication du type primaire de formation, répété toujours à des puissances différentes et de plus en plus élevées. »Sur ces trois grands principes (caractère primordial de la sphère ; correspondance du macrocosme et du microcosme ; récapitulation), Carus bâtit une représentation du monde qui associe étroitement la variété des organismes et la diversité de leurs parties.
Comme chez Oken, la systématique est déduite des étapes de la construction de l’organisme et les différents groupes sont caractérisés par le degré de répétition de la partie primitive.La première contrainte à laquelle l’animal est confronté est l’établissement d’une limite entre sa propre matière et le monde extérieur. Il produit donc une coque solidifiée (un « test »), le dermatosquelette, dont la forme fondamentale, celle dont on peut déduire toutes les autres, est celle d’une sphère creuse :
Mais la génération du test, en tant que ce dernier lui-même est un simple produit d’une substance intérieure, est déterminée par celle-ci, sous le rapport de la forme.Voilà pourquoi, la forme primaire du corps animal étant sphérique, nous trouvons que la forme primaire du test est celle d’une sphère creuse, et la suite nous apprendra comment la forme de cette sphère, soit qu’elle reste simple, soit qu’elle se répète autant de fois qu’il y a d’articles au corps animal, parce qu’elle se convertit en anneau testacé ou osseux (vertèbre) quand le corps lui-même s’ouvre à ses extrémités antérieure et postérieure, peut produire et complètement expliquer celle de toutes les parties solidifiées, que celles-ci constituent d’ailleurs un squelette testacé ou un squelette osseux.
Mais la matière extérieure peut également pénétrer dans l’organisme, par l’alimentation ou la respiration : elle est alors assimilée partiellement. La limite entre cette masse de matière et l’organisme se manifeste dès lors par un squelette interne, le splanchnosquelette.À l’intérieur de l’organisme, il existe par ailleurs un antagonisme entre le sang et les tissus de même nature, d’une part, et le système nerveux d’autre part ; ce dernier représente l’unité, la partie active et proprement « animale » de l’organisme, au contraire du sang qui figure quant à lui la pluralité, la partie passive et donc végétative.
Le système nerveux a donc tendance à se séparer du reste du corps, et la limite qui résulte de cette séparation donne lieu à la formation d’un troisième squelette, le névrosquelette, qui correspond à ce que l’on nomme habituellement « le squelette » chez les vertébrés.Les animaux se répartissent suivant les types de squelette qu’ils comportent et les différents groupes correspondent aux parties de l’animal le plus parfait, c’est-à-dire l’homme. Les plus simples ne possèdent qu’un dermatosquelette ; chez eux, l’antagonisme entre le sang et le système nerveux ne s’est pas encore manifesté. Ils correspondent à l’œuf humain et sont appelés pour cette raison les Oozoaires ou animaux-œufs. Les oursins en sont un exemple.
Le second groupe comporte des organismes pourvus de dermatosquelette et de splanchnosquelette. Ils présentent un niveau de développement équivalent au tronc humain et sont donc des Corpozoaires ou animaux-troncs. De même que le tronc humain se divise en un thorax et un abdomen, on peut distinguer parmi eux les animaux-ventres ou Gastrozoaires, dont les viscères occupent une position prédominante (comme par exemple les mollusques), et les animaux-poitrines ou Thoracozoaires, chez lesquels ce sont les organes de la respiration qui l’emportent (comme les arthropodes).Enfin, les Céphalozoaires ou animaux-têtes, qui présentent les trois types de squelettes et un système nerveux bien différencié, correspondent par conséquent à la tête de l’homme : ce sont les vertébrés.
Un dernier groupe est représenté par l’Homme lui-même, créature parfaite et point de convergence de tout le règne animal. Carus représente d’ailleurs les quatre classes par des cercles concentriques, les Oozoaires se trouvant à la périphérie et l’Homme au centre .Il accorde une importance toute particulière à la structure du système nerveux, formation la plus noble de l’organisme animal, et il propose un modèle de « progression » (dans un sens non transformiste) des organes nerveux centraux dont voici les grandes lignes.
Chez les Oozoaires, ceux-ci se limitent à un « anneau nerveux primaire », constitué de quelques ganglions reliés par des commissures et entourant le tube digestif, comme on peut l’observer par exemple chez l’étoile de mer .Le second degré de perfectionnement du système nerveux correspond aux Corpozoaires et peut se manifester de deux manières : soit l’anneau nerveux primaire « se développe davantage en lui-même », c’est-à-dire augmente de taille proportionnellement au corps de l’animal, comme on le voit chez les mollusques et notamment les plus achevés d’entre eux, les céphalopodes ; soit l’anneau « se répète plusieurs fois chez l’animal ». Ce dernier cas s’observe chez les « articulés », c’est-à-dire les annélides et les arthropodes. Ces animaux sont constitués de la répétition d’un même segment ; l’exemplaire le plus antérieur est le mieux développé et correspond à la tête. Le système nerveux suit ce schéma général, et l’on trouve ainsi un anneau primaire parfait et bien reconnaissable au niveau de la tête, qui se répète imparfaitement dans les autres segments : il est alors extrêmement resserré et ne se présente plus que sous la forme de deux ganglions accolés.
Le degré d’achèvement des différentes « versions » de l’anneau primaire est fonction de l’orientation de ce dernier : au niveau du segment céphalique, les ganglions se trouvent du côté dorsal, c’est-à-dire vers la lumière, alors que dans les autres segments ils sont du côté ventral, face à la terre, ce qui les rend moins nobles .Enfin, le troisième stade du système nerveux, le plus parfait, est atteint par les Céphalozoaires : il consiste en la formation par chaque segment du corps d’un ganglion unique, mais bien développé et en position dorsale, donc tourné vers la lumière. Tous ces ganglions fusionnent pour former une masse nerveuse centrale constituée d’une moelle épinière et d’un cerveau .
Le but essentiel de Carus, dans son ouvrage de 1828, est de montrer que tous les éléments du squelette dérivent de la transformation et de la multiplication de la forme primordiale qu’est la sphère creuse .Cette dernière peut évoluer vers une forme ovale ou polyédrique selon l’activité vitale qu’elle met en jeu. Mais il existe en outre deux formes primaires résultant de la modification de la sphère : il s’agit du dicône et du cylindre, qui sont limités à la fois par des surfaces courbes et par des surfaces planes, attendu que leurs surfaces courbes n’étant plus circulaires, ni leurs surfaces planes terminées par des lignes droites, [ils] tiennent parfaitement le milieu entre les deux séries de formations émanées de la sphère.
Cette position intermédiaire correspond bien à la dualité de la nature de l’os : ce dernier tient en effet à la fois du cristal solidifié et de la matière organique molle et en perpétuel renouvellement. De ce fait, la première métamorphose de la sphère en dicône et du dicône en cylindre, qui tient le milieu entre les formes purement organiques, doit être d’une haute importance pour le système osseux, et nous y trouvons même l’explication philosophique de la cause qui fait que tous les organes dans lesquels l’os doit apparaître comme partie solide pure, et non pas uniquement comme simple enveloppe creuse, doivent aussi reconnaître la forme du dicône pour prototype.Après avoir étudié les lois géométriques du passage de la sphère au dicône et au cylindre, Carus tente de faire dériver les formes organiques de sphères multipliées. La sphère primitive peut notamment se diviser à partir de son centre et produire ainsi plusieurs segments, comme chez les animaux articulés.
La structure du squelette est sous la dépendance, d’une part, des lois géométriques de multiplication de la sphère creuse primitive et, d’autre part, de la forme du système nerveux qui, en tant que partie la plus noble, détermine toutes les autres :Par conséquent, si nous considérons en ce sens les parties molles, et spécialement le système nerveux, comme la condition déterminante de la formation du squelette, nous pouvons établir les propositions suivantes, comme découlant de ce qui a été dit plus haut sur le système nerveux et sur la construction des formes dérivées de la sphère creuse, qui, d’ailleurs, doivent être les mêmes pour le splanchnosquelette, le dermatosquelette et le névrosquelette, puisque la sphère creuse nous a fourni la forme fondamentale commune de ces trois squelettes.
Ainsi, le dermatosquelette primitif n’est autre qu’une sphère creuse, comme on peut le voir chez l’oursin. Puis, à mesure que le système nerveux se développe et prend la forme d’un anneau entourant le tube digestif, le squelette se modifie en conséquence, la sphère creuse s’ouvre à ses deux pôles, au niveau des deux extrémités du tube digestif, ce qui constitue un « anneau squelettique primaire ».Cet anneau se multiplie ensuite de différentes manières selon la structure de l’animal : il peut par exemple donner lieu à des séries rayonnantes d’anneaux, dans le cas de l’étoile de mer.
Si le système nerveux se multiplie lui-même, ce qui est le cas chez les animaux articulés, la sphère creuse primitive se reproduit de la même façon et forme une série d’anneaux squelettiques primaires successifs, chacun entourant la portion du corps correspondant à une paire de ganglions. La cuticule des insectes est donc constituée de ce qui reste de la sphère creuse primitive, à savoir des anneaux squelettiques accolés les uns aux autres.Enfin, les vertébrés ou Céphalozoaires présentent eux aussi une répétition d’anneaux osseux, mais ces derniers n’entourent que le système nerveux ; ils constituent donc le névrosquelette et sont considérés comme des « anneaux squelettiques secondaires » .
Toutes ces considérations géométriques sur les transformations de la sphère creuse primordiale conduisent au concept central de l’ostéologie de Carus, celui de vertèbre, qu’il étend à l’ensemble du règne animal, et auquel il ramène tous les types de squelettes. Il justifie ainsi l’utilisation de ce terme :Les détails dans lesquels je suis entré jusqu’ici ont suffisamment démontré que la sphère creuse, et, dès que le corps se segmente, l’anneau restant de chacune des sphères disposées en série à la suite les unes des autres, sont la forme fondamentale de toutes les parties solides, et qu’en ce qui concerne le névrosquelette, ce sont les anneaux secondaires enveloppant le système nerveux qui fournissent le type essentiel de la forme. Mais le nom de vertèbre est généralement appliqué aux formations annulaires qui enveloppent les segments de la masse nerveuse centrale. Il me paraît donc simple et convenable de le maintenir pour désigner toutes les parties solides, annulaires ou dicôniques, qui, d’après leur forme primaire, dérivent de la sphère.
La structure vertébrale trouve son expression la plus achevée et la plus complexe dans le cas des Céphalozoaires (c’est-à-dire des vertébrés). L’on y distingue trois grands types de vertèbres.Les vertèbres primaires ou protovertèbres correspondent aux anneaux répétés du dermatosquelette : il s’agit plus précisément des côtes, des ceintures scapulaire et pelvienne et des équivalents céphaliques de ces os, savoir les mâchoires : cet ensemble constitue la colonne vertébrale primaire ou colonne protovertébrale. Il correspond à la cuticule des arthropodes : en effet, dans les deux cas, ce squelette primaire protège les viscères.
Immédiatement autour du système nerveux, se trouve une répétition de cette colonne protovertébrale : c’est la colonne vertébrale secondaire, ou deutovertébrale, qui est constituée de deutovertèbres. Il s’agit d’ailleurs des os à qui l’on réserve communément la dénomination de « colonne vertébrale ». Le crâne en représente la partie antérieure et est composé par conséquent de deutovertèbres particulièrement renflées et développées.Il existe enfin un troisième type de vertèbres, les vertèbres tertiaires ou tritovertèbres, qui résultent de la répétition des deutovertèbres et de leur transformation vers une forme dicônique ou cylindrique. Elles peuvent rayonner autour de la sphère primitive (constituant par exemple les épines des oursins) ou de la colonne deutovertébrale ; elles forment chez les vertébrés les épiphyses osseuses, ainsi que les os des membres . Dans ce dernier cas, on a même affaire à de véritables colonnes vertébrales tertiaires, formées de dicônes osseux alignés (par exemple la série menant de l’humérus aux phalanges).
Les trois types de vertèbres n’ont pas la même importance, compte tenu de la fonction qu’ils remplissent :Quant à la dignité des diverses parties primaires, les plus essentielles d’entre elles sont la protovertèbre, la deutovertèbre secondaire et la tritovertèbre. Leur dignité ressort de l’office qu’elles remplissent, car la protovertèbre enveloppe tout le corps animal, avec ses viscères ; la deutovertèbre enveloppe la masse centrale nerveuse, et la tritovertèbre devient la charpente osseuse solide qui sert à la sustentation et au mouvement. Elles ont donc rapport à la vie végétative, à la vie nerveuse et à la vie musculaire. Or, de ces trois vies, la seconde est d’un rang plus élevé que les autres. Le développement de la deutovertèbre doit donc être le plus grand, et plus la formation animale est élevée, en totalité ou dans quelqu’une des parties, plus aussi la formation de la deutovertèbre domine dans le squelette.
C’est donc aux deutovertèbres, c’est-à-dire aux vertèbres stricto sensu et au crâne, qu’il convient d’accorder la plus grande attention.Quatre conséquences découlent de ceci quant aux relations entre les vertèbres, les trois composantes du squelette et les grands groupes d’animaux :
L’on retrouve ainsi toujours le même souci, déjà présent chez Oken, de faire correspondre la hiérarchie des structures (les trois types de vertèbres) à celle des fonctions physiologiques (« végétative », locomotrice et sensorielle).
- 1° Le névrosquelette étant supérieur au dermatosquelette et au splanchnosquelette, il doit se signaler surtout par la formation de la deutovertèbre, ce que les détails de l’anatomie comparée confirment en effet avec la plus grande précision.
- 2° Le dermatosquelette et le splanchnosquelette étant ceux des trois sortes de squelettes qui correspondent à la vie végétative, la forme de vertèbre qui se rapporte à cette vie, c’est-à-dire la protovertèbre, doit dominer en eux.
- 3° Comme la vie végétative prédomine dans les Oozoaires et les Corpozoaires, la vie animale, au contraire, dans les Céphalozoaires, il suit de ce qui précède que la formation de la protovertèbre doit dominer dans les squelettes des premiers, et celle de la deutovertèbre dans ceux des autres. Cette proposition s’accorde parfaitement avec les précédentes, puisque, comme j’en ai déjà fait la remarque plus haut, le névrosquelette ne s’est point encore développé dans les Oozoaires ni dans les Corpozoaires.
- 4° Enfin la remarque précédente sur la dignité des diverses vertèbres est encore confirmée par la proposition suivante que, dans l’animal arrivé au maximum de développement, le tronc étant caractérisé essentiellement par la vie végétative, la tête par la vie sensitive, et les membres par la vie locomotive, le tronc doit l’être aussi surtout par le développement des protovertèbres (côtes), la tête par celui des deutovertèbres (vertèbres crâniennes), et les membres par celui des tritovertèbres (os de membres).
Carus insiste en outre sur le parallélisme qui existe entre les formations squelettiques et le système nerveux qui en détermine l’agencement, si bien que le « squelette des animaux supérieurs est en quelque sorte l’empreinte solidifiée du système nerveux » . C’est la raison pour laquelle il fait correspondre aux trois parties des « masses cérébrales » un nombre égal de vertèbres crâniennes. À ces dernières, viennent s’ajouter trois vertèbres « faciales » et quatre vertèbres « intermédiaires », soit au total dix vertèbres céphaliques. En réalité, les quatre vertèbres intermédiaires n’ont pas la même signification que les six autres, et leur rang est moins élevé. De ce fait, Carus retient finalement, en ce qui concerne les vertèbres céphaliques, le nombre six, suivant en cela Goethe qu’il ne manque pas de citer avec le plus grand respect.La seconde partie de l’ouvrage passe en revue l’ensemble du règne animal et propose une interprétation des formations squelettiques (au sens large) de chaque groupe. Les différents embranchements sont l’objet d’un examen rigoureux et interprétés dans le cadre de la vertèbre généralisée. Pour chacun d’eux, est proposé un modèle segmenté de plan d’organisation. Le cas le plus intéressant est sans doute celui des vertébrés, pour lesquels Carus envisage une sorte de type primitif segmenté, dont chaque anneau, fondamentalement identique aux autres, est constitué d’une deutovertèbre entourée de tritovertèbres (appendices divers). Les divers groupes (poissons, oiseaux, etc., y compris l’homme) ne sont que des variations de ce modèle fondamental.
Ce point est très important et montre l’influence qu’ont exercé sur Carus des auteurs comme Geoffroy Saint-Hilaire, et surtout Goethe. En effet, l’idée d’un type commun à tous les animaux n’est pas centrale dans la Naturphilosophie, qui préfère l’image de l’échelle des êtres, et de la transformation progressive des organismes, à celle de projections multiples à partir d’un type unique. D’ailleurs, Carus ne développe guère cette notion de type, peu compatible avec les conceptions récapitulationnistes qu’il partage avec Oken.Les descriptions sont ici très précises et très sérieuses. C’est d’ailleurs là ce qui a rendu Carus plus crédible que ses compatriotes Naturphilosophen vis-à-vis des savants européens, français et anglais notamment : l’on pouvait en effet exploiter avec bénéfice son excellent travail d’observation tout en rejetant totalement les présupposés philosophiques qui sous-tendaient ce travail.
Carus a eu d’autre part le mérite d’exposer des idées, certes, très proches de celles d’Oken, et tout aussi inacceptables pour des opposants à la Naturphilosophie, mais dans un style infiniment plus sage, moins exalté que celui de son aîné. Cette modération dans la forme a grandement contribué à sa réputation dans l’Europe scientifique des années 1830 et 1840, et lui a valu l’admiration de savants tels que Richard Owen.En Allemagne même, Goethe, fort prudent au sujet de la Naturphilosophie, surtout vers la fin de sa vie, entretenait d’excellentes relations avec son jeune compatriote alors que son attitude envers Oken était pour le moins condescendante.
Cette reconnaissance internationale ne doit cependant pas faire oublier que Carus a été un authentique Naturphilosoph. Il suit la plupart du temps le système philosophique de Schelling, et l’on retrouve chez lui tous les thèmes de la biologie d’Oken, qu’il ne fait que développer dans une direction particulière, la généralisation de la notion de vertèbre. Le concept de récapitulation est certes moins présent chez lui que chez Oken, mais il n’en sous-tend pas moins toute sa morphologie : chaque partie de l’organisme est une représentation de la sphère primitive, donc de l’ensemble de l’univers.Une caractéristique importante de Carus, par rapport à Oken, est sa bonne connaissance de la biologie française et l’usage qu’il en fait. Cela s’explique naturellement par la chronologie : il écrit son traité en 1828, or les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire sont à cette époque largement connus en Allemagne, notamment grâce à la revue d’Oken, Isis, et à l’intérêt porté par Goethe aux « progrès parisiens » de la méthode « philosophique » dans les sciences naturelles.
L’influence de Geoffroy Saint-Hilaire sur Carus est ambiguë. Le jugement porté sur l’auteur de la Philosophie anatomique dans l’Introduction historique de 1828 est mi-figue, mi-raisin : tout en reconnaissant le caractère « fort ingénieux » de « beaucoup de ses travaux », le naturaliste saxon estime que son ouvrage clef de 1818 « manque de plan », « est rempli de lacunes et d’imperfections », que « l’on y cherche en vain l’idée simple et invariablement développée d’une forme fondamentale, dont toutes les formes réelles, si multipliées, soient en quelque sorte le reflet et la répétition » .Ce reproche paraît quelque peu ingrat car, sur bien des points, Carus reprend en les développant des idées de Geoffroy Saint-Hilaire. C’est le cas du principe des balancements, présent ça et là dans le traité de 1828, et surtout de la généralisation de la notion de vertèbre. L’on sait en effet que le savant français avait appliqué ce concept aux anneaux des insectes, affirmant que ces derniers vivent à l’intérieur de leur colonne vertébrale, au contraire des vertébrés qui se développent autour de celle-ci .
En réalité, ce que Carus avait du mal à admettre de la part de son collègue d’outre-Rhin, c’est que sa biologie, si proche fût-elle, par ses conclusions, de la biologie romantique allemande, ne reposait absolument pas sur les mêmes fondements philosophiques. C’était là la grande différence entre les sciences française et allemande de cette époque et Geoffroy Saint-Hilaire, dont les conceptions relatives à la vertèbre et à l’unité de plan dans le règne animal ont été considérées comme des spéculations hasardeuses par beaucoup de ses compatriotes, à commencer par Cuvier, était cependant bien trop imprégné par la tradition rationaliste française pour adopter la méthode intuitive a priori des Naturphilosophen.Toutes ces conceptions paraîtrons très éloignées des enjeux de la biologie actuelle, et même de celle du XIXe siècle telle qu’elle était pratiquée par Cuvier ou Geoffroy Saint-Hilaire. Elles le sont en effet, car les présupposés philosophiques de Carus ne sont en rien conformes à l’épistémologie moderne et s’inscrivent, comme ceux d’Oken, dans la perspective de la pensée romantique. Cependant, il ne faut pas sous-estimer l’influence de ce courant. Son succès a été considérable jusqu’au milieu du XIXe siècle, et il a fasciné de nombreux auteurs ultérieurs, en Allemagne et ailleurs (par exemple Owen).
Principaux textes de Carus
Versuch einer Darstellung des Nervensystems und insbesondere des Gehirns nach ihrer Bedeutung, Entwickelung und Vollendung im thierischen Organismus, Leipzig, Breitkopf et Härtel, 1814. Lehrbuch der vergleichenden Zootomie, Leipzig, Fleischer, 1818. Grundzüge der vergleichenden Anatomie und Physiologie, Leipzig, Fleischer, 1828, 3 vol. Von den Ur-Theilen des Knochen- und Schalengerüstes, Leipzig, Fleischer, 1828. Traité d’anatomie comparée, trad. par A. J. L. Jourdan, J. B. Baillière, Paris, 1835, 3 vol. Lehrbuch der Gynäkologie, Leipzig, Fleischer, 1820. System der Physiologie, umfassend das Allgemeine der Physiologie, die physiologische Geschichte der Menschheit, die des Menschen und die der einzelnen organischen Systeme im Menschen, Dresde et Leipzig, 1838-1840, 3 vol. Psyche. Zur Entwickelungsgeschichte der Seele, Pforzheim, 1846. Von den Anforderungen an eine künftige Bearbeitung der Naturwissenschaften, Leipzig, Fleischer, 1822. Études
H. Kern, Carl Gustav Carus : Persönnlichkeit und Werk, Widukind, Berlin, 1942. M. Prause, Carl Gustav Carus. Leben und Werk, Berlin, Deutsche Verlag für Kunstwissenschaft, 1968. W. Genschroek, Carl Gustav Carus : Arzt, Künstler, Naturforscher, Leipzig, Hirzel, 1978. E. Meffert, Carl Gustav Carus : Sein Leben, seine Anschauung von der Erde, Stuttgart, Freies Geistesleben, 1986. E. S. Russel, Form and Function. A Contribution to the History of Animal Morphology, Londres, Murray, 1916, pp. 98-100. G. Kloos, Die Konstitutionslehre von Carl Gustav Carus, mit besonderer Berücksichtigung seiner Physiognomik, Bâle, Karger, 1951.