Introduction par Serge NICOLAS
Professeur en histoire de la psychologie
et en psychologie expérimentale
à l’Université de Paris 5 – René Descartes
nicolas@psycho.parisdescartes.fr
Liste des ouvrages numérisés
Louis Francisque Lélut est né à Gy (département de la Haute-Saône), le 15 avril 1804 (pour une biographie cf. Semelaigne, 1930 (1) ; pour une analyse de l’œuvre cf. Chauvet, 1870 (2)). Issu d’une famille de médecins, il fit à Paris des études médicales, et fut reçu interne des hôpitaux, le premier de sa promotion, après avoir soutenu en 1827 sa thèse de doctorat intitulée « Études anatomiques sur l’épithélion ». Les recherches de nature psychologique l’attiraient déjà tout particulièrement et, son internat terminé, il les poursuivit à Bicêtre, dans le service de son maître Guillaume Marie André Ferrus (1784-1861). À partir des années 1830, Lélut est connu pour sa définition spiritualiste de la folie et ses recherches en craniologie quantitative. Il avait, au début de sa carrière, conçu le projet d’une histoire clinique des affections mentales qui ne vit malheureusement jamais le jour. Pour lui, les lésions trouvées dans le cerveau des aliénés sont plutôt les effets que la cause de leur maladie. Tous ceux de ses travaux dont l’objet commun est l’âme humaine se rapportent à deux points de vue principaux : le point de vue pathologique et le point de vue physiologique.
Dans un corps malade, l’âme est naturellement malade, c’est la folie. Or, il est dans la folie une sorte d’aberrations étranges, qui sont tantôt le premier degré de ce mal terrible, tantôt un prélude, tantôt une menace, qui ne se réalise pas, bien qu’elle puisse se réaliser toujours : ce sont les hallucinations. Lélut a étudié les hallucinations 1°. En elles-mêmes, ou psychologiquement ; 2°. Dans quelques exemples célèbres, ou historiquement. Ses recherches originales, il les a consignées essentiellement dans trois mémoires : Des hallucinations au début de la folie (1830) ; Observations sur la folie sensoriale (1833) ; Recherche des analogies de la folie et de la raison (1834).
Ses recherches historiques ont été consignées dans deux livres qui ont fait scandale : Du démon de Socrate, spécimen d’une application de la science psychologique à celle de l’histoire (Lélut, 1836) (ouvrage republié à Paris chez L’Harmattan en 2000 d’après la seconde édition de 1855 qui contient une nouvelle préface de l’auteur de plus de 80 pages) ; L’amulette de Pascal, pour servir à l’histoire des hallucinations (1846).
C’est en 1836 que fut publié le Démon de Socrate (3). Après avoir fait de Socrate le personnage de l’Antiquité, le type incarné de la philosophie et de la vertu, il le déclare néanmoins atteint de folie, et présentant des hallucinations, non seulement de l’ouïe, mais aussi de la vue. Socrate, il est vrai, dit que parmi les dieux qui nous sont favorables, aucun ne se rend visible, mais il désignerait ainsi, suivant Lélut, que les dieux véritables, et pas les démons. L’Antiquité, avec ses croyances, ne pouvait considérer comme fou un homme dont les troubles intellectuels consistaient en des faits de communication ou d’assistance divine. Il croyait à son démon familier ; par conséquent Lélut le déclare halluciné, et pour lui les hallucinations sont un signe indubitable de folie. Le philosophe athénien, indépendamment de la consécration exclusive de sa vie au triomphe d’une ou deux idées, indépendamment de ses singularités de plus d’une sorte, présente, pendant quarante ans peut-être, ce caractère irréfragable de l’aliénation mentale. La folie de Socrate a conservé son caractère sensorial, sans passer à l’état de délire général et véritablement maniaque. Socrate a pu demeurer ainsi, durant toute sa vie, le représentant et le martyr sans doute, mais, à coup sûr, l’expression au moins hallucinée de la raison, de la philosophie et de la vertu. Dans l’Amulette de Pascal, parue une dizaine d’année plus tard, il attribue à l’influence exercée par une hallucination l’éclosion des Provinciales et des Pensées. Il ne prononce pas le mot de folie, mais il considère l’hallucination comme un caractère formel et indubitable de la folie ; Pascal, pour lui, était donc un aliéné. En 1832, il avait défini l’hallucination comme une transformation des idées et des sentiments en sensations. C’est ainsi la pensée qui semble se matérialiser, qui devient une image visuelle, un son, une odeur, une saveur, une sensation tactile. Pour lui l’hallucination constituait la folie sensoriale.
Ce qui va surtout préoccuper le médecin aliéniste qu’est Lélut, ce sont les conditions organiques de l’âme. Entre autres publications, trois ouvrages considérables doivent être cités ici : Qu’est-ce que la phrénologie ? (Lélut, 1836) ; Rejet de l’organologie phrénologique de Gall et de ses successeurs (Lélut, 1843) réédité sous ce nouveau titre : La phrénologie, son histoire, ses systèmes et sa condamnation (Lélut, 1858) ; Physiologie de la pensée, recherche critique des rapports du corps à l’esprit (Lélut, 1862). Dans une observation de manie chez un auteur de mélodrames, publiée en 1830, ses constatations, à l’examen du cerveau, avaient paru favorables aux doctrines phrénologiques, et la Société de phrénologie, reconnaissante, l’inscrivit au nombre de ses membres fondateurs. " Je suis bien obligé, devait-il écrire plus tard, de convenir ici que je n’étais guère digne de cet honneur ". En effet, dès l’année suivante, paraissaient les résultats d’une autopsie contraires aux conceptions de Gall. Puis il étudia avec soin l’encéphale des suppliciés, compara la longueur et la largeur du crâne chez les voleurs homicides, et publia le procès-verbal de l’examen des cerveaux de Lacenaire, de son complice Avril, et de Fieschi. Aucune de ces recherches ne donna de résultats conformes aux assertions des phrénologistes. Il étudia également les facultés instinctives communes à l’homme et aux animaux, et nécessaires à la conservation de l’espèce et de l’individu, le développement du crâne et du cerveau considérés dans leurs rapports avec le développement de l’intelligence, et rechercha, sans le trouver, l’organe de destruction chez les animaux. Ces travaux le conduisirent à déclarer que le système de Gall, au point de vue de la division en organes intellectuels distincts, est impossible, faux et ridicule. C’est dans ce contexte de défiance que Lélut décida d’examiner le système phrénologique de Gall en le rapportant à deux questions fondamentales, celle des facultés et celle des organes. Voici plus précisément ces questions : 1°. Quels sont la signification, la valeur et le degré d’originalité de la phrénologie, considérée soit en elle-même, soit relativement aux systèmes antérieurs, et à ceux surtout qui ont marché dans la même voie qu’elle ? 2°. Le cerveau, en tant qu’organe général de la pensée, comprend-il et devrait-il comprendre autant d’organes particuliers qu’il y aurait de facultés primordiales démontrées ; ou bien pense-t-il de masse dans l’exercice de chacune de ses facultés ? Ces questions que la science phrénologique affecte de confondre, mais qui sont, pour Lélut, essentiellement distinctes l’une de l’autre, feront la matière de deux ouvrages distincts : " Qu’est-ce que la phrénologie ? ou essai sur la signification et la valeur des systèmes de psychologie en général, et de celui de Gall en particulier " (Lélut, 1836) et "Rejet de l'organologie phrénologique de Gall, et de ses successeurs" Lélut (1843), ce dernier ouvrage recevra une seconde édition sous le titre : « La phrénologie, son histoire, ses systèmes et sa condamnation » (Lélut, 1858) qui vient d’être republiée chez L’harmattan à Paris en 2003.
Il avait intégré en 1840 l’hôpital de la Salpêtrière. Nommé à cette période médecin du dépôt des condamnés à la prison de la Roquette, il fit partie des premiers rédacteurs de la toute nouvelle revue " Les Annales Médico-Psychologiques " (1843). Cherchant un moyen terme entre le matérialisme de Broussais et le spiritualisme de Jouffroy il brigua un siège à l’Institut. Nommé membre de l’Académie des sciences morales et politiques (section de philosophie) en 1844, en remplacement du baron de Gérando (1772-1842), il publia de nombreux mémoires sur des sujets les plus divers. Il fut élu à l’Assemblée Constituante député de la Haute-Saône le 23 avril 1848. Modéré, il vote pour la candidature du général Louis Eugène Cavaignac (1802-1857). Mais aussitôt que le résultat de l’élection fut connu, il se rangea au vœu de la majorité, et adhéra à la politique du prince président. Rallié à la politique présidentielle de Louis Napoléon Bonaparte (1808-1873), il continua de la soutenir à l’Assemblée législative où le même département l’envoya siéger le 13 mai 1849. Tous ses votes à l’Assemblée législative, de 1849 à 1852, furent dans le sens du pouvoir nouveau, et lorsque cette assemblée a été dispersée par le coup d’État du 2 décembre, Lélut persista à soutenir Napoléon III. Il se rattache alors à la politique de l’Élysée, et fait partie de la nouvelle Assemblée Législative (élu le 22 février 1852) comme candidat du gouvernement. C’est durant cette période politique que Lélut est nommé par le gouvernement membre du conseil de l’Instruction publique (1852) et inspecteur général de l’enseignement (1854). Réélu au corps législatif le 22 juin 1857, il prend part à diverses discussions, et se fait le défenseur du système pénitentiaire cellulaire. Comme ses occupations diverses ne lui permettaient plus d’assurer à son service le temps nécessaire, il avait donné, en 1861, sa démission de médecin de la Salpêtrière. Il occupa le fauteuil de la présidence de l’Académie des Sciences Morales et Politiques en 1862. Membre de l’Académie de médecine en 1863 (section d’hygiène et de médecine légale), il fut à l’origine de la mémorable discussion qui eut lieu sur la localisation cérébrale de la faculté du langage articulé (1864-1865) (4). Dès 1831, Lélut avait publié l’observation d’un malade ayant perdu l’usage de la parole à la suite d’un ictus ; les lésions constatées à l’autopsie ne portaient pas sur les lobes antérieurs du cerveau. Il n’admettait pas l’existence d’un centre du langage articulé, et en 1864, dans un rapport présenté à l’Académie de médecine sur un mémoire où Gustave Dax (1815-1893) s’efforçait d’établir la coïncidence constante des dérangements de la parole avec une lésion de l’hémisphère gauche, il déclarait que cette opinion ne pouvait pas faire l’objet d’une discussion. Il invoquait, à l’appui de cette thèse, la dualité fonctionnelle des organes doubles, et divers faits contradictoires, tels que l’absence d’aphémie, l’hémisphère gauche étant réduit en bouillie, ou, au contraire, son apparition sans lésion aucune de cet hémisphère. Il signalait également les troubles profonds de la parole chez les paralytiques généraux ne présentant que des adhérences méningées. Jean Bouillaud (1796-1881) s’éleva vivement contre sa manière de voir, et Armand Trousseau (1901-1867) lui reprocha de confondre les troubles de la pensée avec l’embarras de la parole. En 1869, Lélut ressentait les premières atteintes d’une affection nerveuse qui l’obligea à renoncer à tout travail intellectuel, et, au début de 1870, il se retirait dans son pays natal, à Gy, où il mourut le 25 janvier 1877.
- [1] Semelaigne, R. (1930). Les pionniers de la psychiatrie française (vol. I). Paris.
- [2] Chauvet, E. (1870). Les médecins-philosophes contemporains. M. Lélut. Paris : Durand et Pedone-Lauriel.
- [3] Une nouvelle édition a paru chez l’Harmattan en 2000.
- [4] Cf. Broca, P. (2004). Écrits sur l’aphasie. Paris : L’Harmattan.