Midori – [Anatomie du supplicié] - [1842]

Mai 2023

par Agnès SANDRAS
BIU Santé Médecine
agnes.sandras@u-paris.fr

La BIU Santé Médecine possède parmi ses objets particulièrement originaux un rouleau japonais[1] (makimono) de dix-huit mètres environ qui détaille les résultats de la dissection anatomique d’un supplicié. Vous pouvez parcourir l'intégralité du rouleau numérisé en haute définition grâce à la visionneuse ci-dessous. Une partie du rouleau est également exposée dans le cadre de l'exposition Médecines d’Asie, l’art de l’équilibre organisée par le Musée national des arts asiatiques-Guimet du 17 mai au 18 septembre 2023.

Comment et pourquoi cet objet réalisé en 1842, copie d’un rouleau datant quant à lui de 1796, est-il entré dans les collections de la BIU Santé ? À quelle étape cruciale de l’histoire de la médecine japonaise correspond-il ? De quels échanges entre médecine sino-japonaise et occidentale témoigne-t-il ?

Cote Ms 2228
Auteur Hayashi Yushi
Commanditaire Midori
Propriétaire précédent Tanaka Shunteten
Date - lieu de fabrication 1842 (XIXe siècle) - Japon
Type d’objet Makimono
Dimensions H. 18 m ; L. 0,27 m
Matière et technique Papier. Dessins gouachés

Petite enquête sur un makimono emblématique de la mode du japonisme à la fin du XIXe siècle

Le rouleau est accompagné dans sa boîte de conservation d’une longue notice dactylographiée et anonyme, postérieure à 1958, qui donne des précisions sur son histoire. Le nom du vendeur (du donateur ?) et la date d’acquisition (du don ?) ne sont pas indiqués dans ce texte. En revanche, l’identité de ceux qui ont contribué à l’identification et à la description sommaire du rouleau (dit « Midori ») est mentionnée :

  • « une note due à Ernest Leroux » dont les « dates […] inexactes » « ont été rectifiées […] par M. Rolf Stein, directeur d’études à l’Ecole des hautes études »
  • « une analyse sommaire de ce document a déjà été donnée : P. HUARD, « Le Japon et l’anatomie occidentale », Concours médical, 1959 » [1958, après vérification]

On peut en déduire que Rolf Stein (1911-1999), sinologue brillant, a retravaillé une note d’Ernest Leroux (1845-1917), libraire-éditeur, lequel se présentait comme un expert en ventes publiques pour les livres anciens d'Extrême Orient et les estampes japonaises et éditait de nombreux catalogues de ventes. Ernest Leroux a peut-être servi d’intermédiaire dans l’acquisition du Midori par la bibliothèque de la Faculté de médecine de Paris, mais le rouleau n’apparaît pas dans les catalogues de vente Leroux consultés. Le docteur Pierre Huard (1901-1983), qui s’était fait une spécialité de l’histoire de la médecine, notamment dans l’aire asiatique, a commenté plus tard le document sans davantage préciser comment celui-ci avait intégré les collections de la bibliothèque.

Une recherche dans la bibliothèque numérique Gallica permet toutefois d’en savoir un peu plus. En menant la recherche par proximité des termes « Japon » et « dissection », on trouve plusieurs documents évoquant le rouleau aujourd’hui conservé par la BIU Santé Médecine. Dans La Biologie aristotélique (1885), le docteur Georges Pouchet mentionne les enseignements qu’on peut tirer de ce rouleau et renvoie à sa « Note sur un rouleau japonais d'anatomie humaine, Soc. de biologie, 21 nov. 1883 ». Ladite note débute ainsi :

« Je dois à l'extrême obligeance de M. Bing communication d'un magnifique rouleau japonais, long de plus de 10 mètres, et qui offre quelque intérêt au point de vue de l'histoire de l'anatomie humaine. M. Hayashi a bien voulu me prêter le concours de son savoir pour l'étude de ce rouleau ».

Avec cette indication nous plongeons dans la mode du japonisme en France (années 1850-1900). Les échanges culturels entre la France et le Japon étaient intenses, animés notamment par deux figures capitales citées par le docteur Pouchet :

Georges Pouchet (1833-1894), docteur ès-sciences et ès-médecine a eu une grande influence dans ses domaines de recherche. Il est réputé pour ses travaux d’anatomie comparée (titulaire de la chaire d’anatomie comparée du Muséum d’histoire naturelle, il est le principal concepteur de la galerie d'anatomie comparée)[2]. Ami des écrivains Guy de Maupassant[3], Gustave Flaubert, Henry Céard[4] et Edmond de Goncourt, Pouchet a sans doute connu par ce dernier Bing et Hayashi qui lui auront logiquement montré un rouleau japonais dont la thématique rejoignait ses centres d’intérêt scientifiques et artistiques. L’anatomiste présente le rouleau à la Société de biologie parisienne le 17 novembre 1883[5].

Le rouleau est donc entré à la bibliothèque de la Faculté de médecine de Paris au plus tôt en 1883 (il appartient à Bing cette année-là), au plus tard en 1907 date à laquelle il figure avec certitude dans les collections puisque selon le récolement du catalogue des manuscrits le numéro 274 correspond alors à l’ « Anatomie d’un supplicié japonais, d’après un makimono anonyme, à la date de Nengo Kwansi année du Dragon, possédé par Tanaka Shunteten et copié par Hayashi Yushi l’année du Tigre de Nengo Tempo ». Selon Rolf Stein, la dissection a eu lieu en 1796 (« 18e jour de la deuxième lune ») et le makimono a été rédigé en 1842 (« 9e jour de la neuvième lune du tigre de Nengo Tempo[6]»).

On sait aujourd’hui que l’original, qui date de 1796, est conservé au Naito Museum of Pharmaceutical Science and Industry (Kakamigahara, Japon)[7]. Selon le conservateur de ce musée, la dissection représentée a été menée par le docteur Miyazaki Iku à Gasshô- zu, Osaka, en 1796[8]. La notice de la copie conservée par la BIU Santé indique, à partir de la traduction d’éléments du rouleau, que « l’auteur est Midori, médecin privé du Comte Hoshina, vice-gouverneur militaire de Osaka », lequel a emprunté les dessins à un médecin nommé Tanaka pour en confier la reproduction à son gérant Hayashi Yushi. La personne disséquée est le criminel San’nosuke.

Mais pourquoi un makimono représente-t-il la dissection d’un supplicié ?

Le makimono ou makémono est une « composition picturale japonaise, exécutée sur soie ou sur papier, qui se présente sous la forme d'un rouleau qu'on déroule horizontalement (par opposition au kakémono). […] Mot japonais (composé de maki « rouler » et de mono « chose ») désignant une peinture sur soie ou sur papier, beaucoup plus large que haute[9]». On peut aussi employer le terme de « kaibo-emaki » ou « rouleau anatomique », le terme « kaibo » désignant la dissection[10]. Si elle relève de la culture japonaise, cette forme convenait tout particulièrement à la science médicale japonaise des XVIIe et XVIIIe siècles : elle se transmettait traditionnellement de génération en génération de médecins du même clan et restait confidentielle. Les rouleaux étaient cachés et même l’empereur ne parvenait pas toujours à en exiger des propriétaires la communication à d’autres scientifiques. Le côté confidentiel du rouleau non exposé permet aussi de composer avec le tabou de la dissection. En effet, la dissection implique de ne pas respecter l’interdit religieux bouddhiste qui veut que l’intégrité du corps soit respectée. Le Midori débute donc par des remerciements au haut fonctionnaire qui a permis la dissection et se poursuit par une demande de pardon à l’âme du supplicié dont la dépouille a été reconstituée, déposée dans une urne pendant que l’on procédait à des libations et une prière : « C’est avec beaucoup de chagrin que les anatomistes ont pioché le foie, arraché les artères, coupé l’estomac et répandu le sang du condamné dont il ne reste plus une seule goutte. Ils n’ont pas agi par méchanceté mais pour dissiper de nombreux doutes accumulés dans leur esprit, apporter des clartés nouvelles sur l’origine des maladies et faire progresser l’art médical. Ils osent donc penser que non seulement l’âme du condamné ne les poursuivra pas de sa haine mais qu’elle aura peut-être pour eux un sentiment de reconnaissance[11]». Le fait de mentionner le nom du criminel (San’nosuke) ainsi disséqué est une forme de demande de pardon que l’on retrouve dans d’autres dissections de suppliciés à la même période. La maladresse du bourreau est même évoquée par la figure qui montre un coup de sabre. Témoignage d’une pratique alors peu répandue et controversée en 1796, l’original de ce rouleau a sans doute été jalousement conservé dans une famille de médecins, et la possibilité d’opérer sa copie a vraisemblablement fait l’objet de négociations en 1842. La copie de la BIU Santé présente « une annotation placée à la fin [qui] nous dit que Tanaka possédait l’original de ce rouleau, et que l’auteur le lui a emprunté pour le copier (en 1842) [12]».

Le Midori, témoignage important de l’apport occidental à la médecine sino-japonaise

Dès le XVIIe siècle, certains médecins japonais entendent prendre de l’autonomie par rapport à la médecine chinoise qui a marqué depuis des siècles la réflexion scientifique japonaise et leurs pratiques. Ce désir d’émancipation s’accélère au contact des colonies portugaises puis hollandaises. Les chirurgiens européens apportent en effet dans leurs bagages des connaissances médicales différentes qui intriguent leurs collègues japonais. Parmi les nouveautés les plus frappantes figurent une connaissance de l’anatomie beaucoup plus fine, permise par les dissections menées en Occident, et la représentation partagée de ces connaissances par le biais de planches illustrées. Si le shogunat limite les échanges entre Japon et Occident, les sciences et surtout la médecine font exception : « Sur les cent soixante-sept traductions publiées et connues entre 1772 et 1868, cent deux portent sur la médecine. Cette discipline se trouva être la première et la plus active des sciences occidentales[13]».

Les médecins nippons découvrirent que la dissection du corps humain permet de connaître plus finement le fonctionnement des organes et d’adapter les soins en conséquence. Soucieux de vérifier l’exactitude des descriptions médicales européennes, désireux de faire coïncider les nouvelles notions acquises avec leurs propres savoirs, ils se heurtèrent à un triple interdit :

« - Dans la religion shinto : le cadavre est impur et le toucher est une souillure, couper la chair morte est un crime d’impureté selon le code légal Norito.
- Un interdit confucéen : le corps est légué par les parents et doit donc être gardé intact.
- Un interdit bouddhiste : l’âme revient dans le corps après avoir séjourné auprès de Bouddha et le cadavre doit donc être respecté[14]».

Des tractations avec les autorités administratives permirent toutefois de contourner ces interdits avec les précautions que nous venons d’évoquer avant 1858, date à laquelle la dissection fut officiellement autorisée au Japon. En effet, si la coutume voulait que le savoir spécifique médical soit jalousement conservé, une autre prescription traditionnelle enjoignait de soulager les misères physiques du peuple. La première dissection fut autorisée par le gouverneur de Kyôto en 1754 et rapportée par Yamawaki Tôyô (1705-1762), médecin de la cour de Kyôto, admiratif de la coïncidence entre les planches hollandaises qu’il avait étudiées (sans doute celles du Syntagma anatomicum et ce qu’il venait d’observer. Ses Notes sur les viscères (1759), illustrées de quatre planches[15], indiquent le net primat de la médecine occidentale sur la médecine chinoise en matière d’exactitude anatomique. Une autre dissection, menée en 1771, fut également déterminante : Sugita Genkapu (1733-1817) et Maeno Ryôtaku (1723-1803) purent comparer leurs observations aux dessins du Traité d’Anatomie de Kulmus. Dès lors, traducteurs et médecins travaillèrent à des traductions en japonais des ouvrages d’anatomie européens et les dissections furent facilitées. Le premier ouvrage ainsi publié en 1774 est le Kaitai Shinsho, « Nouveau traité d'anatomie », composé de quatre fascicules et d'un complément illustré. Il s’agit de la traduction de l’ouvrage Ontleedkundige Tafelen (1734), du Dr G. Dicten, chirurgien de Leyde, élaboré d’après l’Anatomische Tabellen de Kulmus. Cette traduction a demandé un énorme travail linguistique, certaines notions anatomiques n’étant pas connues des Japonais. Les illustrations ont quant à elles été adaptées en fonction de la morale japonaise[16].

Le Midori, curieux mélange des influences sino-japonaise et occidentale

Le Midori est un précieux témoignage d’une adaptation du savoir occidental mûrement réfléchie. Ainsi le rouleau permet de détailler les étapes de la dissection, avec les différents états du cadavre, la vue et la coupe des organes, leur identification et la mention de leur poids, comme le faisaient les Occidentaux. Dans le même temps, l’auteur des dessins a conservé au corps du supplicié des expressions typiques des makémonos (le masque du supplicié par exemple) et a utilisé des couleurs traditionnellement employées dans les planches anatomiques japonaises, comme le rouge du cœur. Il semble aussi avoir réinterprété des dessins vus dans des planches européennes pour certains organes repérés facilement lors de la dissection et avoir été davantage dépourvu lorsque les organes n’ont pas été identifiés, faute peut-être d’un savoir-faire suffisant lors de la dissection. Le docteur Pouchet note par exemple : « Les poumons détachés avec la trachée ont été insufflés au moyen d'un tuyau et on leur a trouvé, dans cet état, une certaine ressemblance avec une grappe de raisin, ressemblance que le dessinateur a singulièrement exagérée, sans doute sous l'influence de figures de Malpighi mal interprétées[17]». L’auteur du makémono a également souligné le rôle du bourreau (une entaille à la cuisse gauche témoigne peut-être d’une maladresse initiale) et du dissecteur dont on aperçoit la main ensanglantée. Les spécialistes de la circulation des savoirs entre médecine occidentale et médecine japonaise indiquent que le Midori est un excellent témoignage du travail de traduction et de nosologie alors en cours. Plusieurs des notations de ce rouleau font ainsi allusion au Kaitai Shinsho[18], notamment pour désigner des organes encore mal connus de la médecine sino-japonaise comme le pancréas ou les testicules. En revanche, les connaissances anatomiques de Midori constituent un vrai jeu des sept erreurs pour qui tente d’identifier les organes les uns après les autres. P. Huard précise : « la seule partie bien développée est la splanchnologie, probablement à cause de l’importance traditionnelle des cinq organes et des six viscères dans la pathologie chinoise. MIDORI voit dans le pénis la continuation de la vessie. À la manière chinoise, il ne lui connaît pas d’orifice supérieur et ignore l’uretère (…) Le seul organe des sens mentionné est l’œil[19]». Ces approximations sont à contextualiser : si les connaissances anatomiques européennes étaient alors plus précises que celles de l’aire asiatique, elles étaient encore incomplètes.

On imagine sans mal la fascination des scientifiques français du XIXe siècle tels que Pouchet lorsque le Midori a été déroulé sous leurs yeux, avec ses dessins gouachés à la fois esthétisants, macabres et scientifiques, et ses caractères chinois.

Notes

Quelques pistes bibliographiques

Articles, ouvrages et thèses évoquant le Midori :

  • Georges Pouchet, « Note sur un rouleau japonais d'anatomie humaine », Comptes rendus des séances de la Société de biologie et de ses filiales, 21 novembre 1883.
  • P. Huard, « Comment le Japon a adopté l'anatomie occidentale », Le Concours Médical, 1958.
  • G. Lukacs, Kaitai shinsho, The single most Famous Japanese Book of Medecine and Geka sōden, An early very Important Manuscript on Surgery, Hes & De Graaf Publishers, 2008.
  • Voir Itô Kyôko, « Body and Health Care Learning in the Edo Era », Daruma Magazine, n° 68, 2010.
  • Anne Millerand, La modernisation de la médecine japonaise d'Edo à Meiji : rupture ou continuité ?, Thèse d’exercice de médecine, Paris 6, 2011, n° G006.

Pour aller plus loin :

  • Mieko Macé, Médecins et médecine dans l'histoire du Japon - Aventures intellectuelles entre la Chine et l'Occident, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
  • Simone Gilgenkrantz, « Occidentalisation de la médecine japonaise d'Edo à Meji. Dissections et anatomie », e.SFHM, 2016, 2 (1), pp. 26-35.
  • Éric Seizelet, « Corps impérial, corps souffrant au Japon : l’empereur Meiji et la médecine occidentale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2019/1 (n° 66-1).
  • D'un empire, l’autre : premières rencontres entre la France et le Japon au XIXe siècle, sous la direction de François Lachaud & Martin Nogueira Ramos, Paris : École française d'Extrême-Orient, EFEO, 2021.