Présentation par Micheline RUEL-KELLERMANN
Docteur en chirurgie dentaire et en psychopathologie clinique et psychanalyse
Membre titulaire de l’Académie nationale de chirurgie dentaire
Secrétaire générale de la Société française d'histoire de l’art dentaire (SFHAD)
micheline@ruel-k.net
C’est encouragé par l’exemple de deux célèbres dentistes Fauchard et Géraudly, que Bunon déclare dans son avertissement avoir décidé d’entreprendre l’Essay qui paraît trois ans avant la deuxième édition du Chirurgien Dentiste de Fauchard. Pour la première fois, cet Essay est essentiellement consacré aux enfants. Didier Granier l’a qualifié ainsi de « précurseur de la pédodontie ». Précieux traité de pédiatrie pour son temps, c’est aussi le premier ouvrage traitant aussi pertinemment de prévention ; on notera aussi les propos invitant notamment les mères à prendre soin d’elle-même qui témoignent tout autant de la perspicacité que de la réelle humanité de son auteur.
Robert Bunon est né le 1er mai 1702 à Châlons-sur-Marne (Chalons-en-Champagne). L’on sait de ses débuts dans la vie ce qu’il en révèle dans le chapitre préliminaire de son dernier ouvrage Expériences et démonstrations faites à l’Hôpital de la Salpêtrière. Très jeune il dit avoir reçu quelques ouvertures sur la partie de la chirurgie qui concerne le dentiste. Dans l’intention d’enrichir sa formation, il parcourt différentes provinces, plusieurs ports de mer et les pays étrangers, (…) le pays de Liège et principalement Anvers, Bruxelles, Valenciennes et les villages de Flandre. La lecture d’ouvrages d’anatomie, de médecine et de chirurgie ne lui apporte pas ce qu’il cherche : la prévention des maladies. Je trouvais que s’il y avait du mérite à soulager ou à guérir même sans retour les différentes maladies des dents, il serait plus avantageux au Public de chercher les moyens de les prévenir (Expériences, 1746, p. 5).
Il consulte en vain, médecins, chirurgiens, opérateurs ; se lie avec un célèbre dentiste, dont il ne peut que découvrir l’ignorance. Il se trouve à Anvers quand il apprend la parution du livre de Fauchard. Après bien des recherches, il finit par en faire l’acquisition à Givet, où il se trouve alors. Ce livre lui paraît le plus complet et le meilleur ouvrage jamais paru, mais pose aussi plus de problèmes qu’il n’en résout. Stimulé par l’exemple de Fauchard, il s’installe à Paris.
En 1737 il est rue Neuve Saint Merry.
En 1739, il est reçu Expert pour les dents devant St Côme. Il se marie, il aura trois enfants.
Vers 1740, il est au 52 rue de l’Arbre Sec.
Désireux de se faire connaître, en 1741, il écrit une Lettre sur le prétendu danger d’arracher la dent œillère, puis une Dissertation sur un préjugé très pernicieux concernant les maux de dents qui surviennent aux femmes grosses. À la fin de cette Dissertation, on peut lire : Les personnes qui souhaiteront consulter l’Auteur de cette Dissertation, soit pour remédier aux accidents qui peuvent survenir à la bouche, soit pour les prévenir par des opérations ou des remèdes, peuvent le faire venir le matin chez elles, ou se transporter l’après diné chez lui, où on le trouve régulièrement ; il demeure rue S. Honoré, précisément vis-à-vis la rue de Grenelle. Ceci témoigne des fréquents déplacements à domicile de tous les dentistes de l’époque.
Après l’avoir soumis à François de La Peyronnie, il publie en 1743 son Essay sur les maladies des dents avec un sous-titre audacieux : où l’on se propose les moyens pour leur procurer une bonne conformation dès la plus tendre enfance, et d’en assurer la conservation tout le cours de la vie.
Pour convaincre et prouver au monde médical la réalité de ses assertions, il lui est nécessaire d’obtenir auprès des autorités des entrées libres à l’Hôpital de la Salpêtrière afin d’y trouver des sujets allant du premier âge à la vieillesse. Malgré certaines protections et aussi à cause d’elles, notamment celle de Capperon, il connaîtra bien des difficultés pour arriver à ses fins, subira même quelques cabales qui nuiront à sa santé et à sa pratique.
En 1746, il publie un précieux complément à son Essay : Expériences et Démonstrations, faites à l’Hôpital de la Salpêtrière, et à St Côme en présence de l’Académie Royale de Chirurgie.
Parallèlement à ses recherches, il réussit à se constituer une clientèle distinguée, et exerce en totale concordance avec ce qu’il déclare dans son avertissement de l’Essay : Le principal objet de ceux qui cultivent un Art utile à la société, doit être de se distinguer plutôt par une pratique assiduë que par une théorie stérile. Admis comme consultant à la Cour, il devient le 27 septembre 1747, le Dentiste de Mesdames, évinçant le beau-frère de Fauchard, Laurent Tugdual Chemin.
Il meurt prématurément le 25 janvier 1748. Il aurait dû hériter de la charge de Capperon, Dentiste du Roi. C’est Mouton qui en obtiendra la survivance.
Carlos Gysel signale que s’il faut croire Cabanès, Bunon aurait inventé de nombreux dentifrices et que son fils aurait continué son commerce et propagé ses recettes. Entre autres remèdes, d’après les Affiches, Annonces et avis divers du 7 juin 1769, un élixir antiscorbutique qui raffermit les dents dissipe le gonflement et l’inflammation des gencives (…) et calme la douleur des dents , (les plus petites bouteilles sont de trente sous); ainsi qu’une eau souveraine qui produit les mêmes effets et guérit de plus promptement les chancres et les boutons formés dans l’intérieur de la bouche, qui la tient saine et dans un bon état de fraîcheur et qui corrige la mauvaise haleine.
L’Essay comprend 212 pages divisées en six grands chapitres, très bien présentés avec chacun des paragraphes inscrits dans la marge, ce qui en rend un accès facile à tout lecteur : professionnel, ou père ou mère ou tout autre personne désirant s’informer.
I : Importance de la conservation des Dents, Naissance des Dents, Maladies qui précèdent leur naissance, Moyen pour bien disposer les germes, dépendant de la Mère et de la Nourrice. Sortie des Dents, Moyens de la facilité & de prévenir, ou de diminuer les accidens qui l’accompagnent. Aphtes ou petits ulcères, & leur guérison.
L’objectif primordial : Bunon, tout en rappelant l’existence de nombreux ouvrages sur toutes les maladies des Dents où causes, remèdes et descriptions tant des opérations de chirurgie que des instruments sont diversement expliqués (p. 5), déplore l’absence de toute idée de prévention. Ne serait-il pas plus utile de travailler à prévenir ces mêmes maladies, d’aller jusqu’à la source pour la détourner, de détruire la cause du mal, ou de l’arrêter dans sa naissance ? (p. 5-6). Et de développer : Tous ces accidens, à la sortie des Dents, seraient moins fréquents si on les prévenait de longue date & si les femmes qui se trouvent enceintes, avaient, pendant leur grossesse, un peu plus d’attention sur elles-mêmes, par rapport à leur fruit, dont la perfection & la conservation dépendent d’elles beaucoup plus qu’elles ne se l’imaginent (p. 16). Il est sûr que la constitution de la mère qui influe sur toutes les parties de l’enfant à mesure qu’elles se forment & s’accroissent, fait le même effet sur le germe des dents (p. 17). Ainsi le sang d’une femme Pléthorique, ou Cacochime est chargé de superfluités, dont le vice, en se communiquant à son fruit, dérange nécessairement toute la constitution, & pénètrent jusqu’aux germes des dents. De même les passions violentes (si capables par leur violence ou leur durée), de causer de la dépravation dans le sang (…) le mauvais régime pendant la grossesse, les maux secrets dont les Pères & Mères peuvent être atteints dans le tems de la génération, influent en diverses manières (p. 18). Sans oublier les recommandations tant sur le choix de la nourrice qui doit se faire deux ou trois mois avant la naissance que sur son régime et sa conduite tranquille, exempte de chagrin, & même excitée à la joye, & qu’elle fasse un exercice modéré (p. 19-20).
Sortie des dents : De toutes les maladies des dents, la sortie de ces corps osseux est souvent la plus douloureuse et la plus sensible. La douleur causée par un aiguillon, dans quelque partie du corps qu’il fut enfoncé n’approcherait pas de celle que causent les dents, lorsqu’elles piquent la gencive pour les percer : ce qu’elles font continuellement, en même temps qu’elles tiraillent les fibres nerveuses de la membrane et du périoste, qui sont alors toujours enflammez (p. 25).
Pour prévenir : frotter la gencive avec le doigt chauffé et s’il y a inflammation user d’émolliens : miel de Narbonne, beurre frais, cervelle de lièvre etc. (p. 33). Puis, lors de la percée, il est bon de frotter la nuque du col, les épaules, le dos, les cuisses et les jambes de l’enfant (p. 34). Il est également recommandé de donner de bonne heure un hochet à l’enfant, proposition qui sera souvent discutée, notamment par Bourdet. Enfin, si tout cela n’est pas suffisant, on aura recours à une incision cruciale & longitudinale , les ongles de la nourrice étant bannis pour cette opération (p. 35).
II : Des Convulsions, & autres Simptomes qui accompagnent l’accroissement & la sortie des Dents des Enfans ; leurs causes & accidens avec leurs différences & les moyens de les distinguer. Examen de l’état de l’Enfant à ce sujet.
Les accidents de dentition :
Ils sont redoutables : convulsions, fièvres, diarrhées, vomissements, insomnies etc. sont tout autant dus à l’éruption qu’à l’accroissement de la dent : À mesure que le germe de la dent augmente, le ressort particulier de l’alvéole se dilate de telle sorte que le volume augmentant, il écarte et déchire les fibres et presse les parois de l’alvéole peu à peu, jusqu’à ce que le corps de la dent ait acquis sa grosseur naturelle. C’est alors que par la forte dilatation, le déchirement des fibres et la pression des parois, l’on voit naître les accidents, d’autant plus que la dent étant à ce point, elle écarte avec force et douleurs les rebords de l’alvéole(…) & tous ces effets naturels (…) mettent très souvent l’enfant en danger & en font périr un grand nombre (p. 40-2). Suit une analyse comparative des symptômes les moins graves pour les incisives inférieures aux plus graves pour les canines ou les molaires (p. 45).
Suit un intéressant diagnostic différentiel pour ne pas attribuer à tort un accident de dentition : un examen très attentif de la bouche est indispensable ; le ptialisme étant le signe pathognomonique, avec la rougeur, la douleur et le gonflement des gencives. Enfin, Bunon recommande, comme le fait Martin, ce qui n’est pas un de ses moindres mérites d’avoir recours pour le régime et le traitement aux plus habiles Médecins, Chirurgiens& Accoucheurs ; & pour les opérations qui peuvent être nécessaires aux Dentistes (p. 50-53).
III : Impressions des maladies de l’Enfance sur les Dents. Érosion des Dents. Causes qui la produisent & ses progrès. Observations diverses sur l’Érosion.
Il est certain en général que toutes les maladies des Enfans avant l’âge de 7 ou 8 ans proviennent de la qualité des fluides, & qu’elles font aux dents un tort infini (p. 54). Quantité d’Enfans apportent en naissant des affections Vénériennes ou Scorbutiques qui proviennent des Pères & Mères, & nombre de nourrices communiquent ces mêmes affections à ceux qu’elles allaitent (p. 55). Ce qui prédispose l’enfant au chartre, au Rakitis, et à la langueur, maladies qui font tant de tort aux Dents et qui sont moins bien fréquentes ou plus tardives, ainsi que la Rougeole ou la petite Vérole dans les Enfans dont la Mère bien constituée a joui d’une santé parfaite pendant sa grossesse, & qui ensuite sont échus à de bonnes nourrices : de sorte que par ces heureuses circonstances, toutes ces maladies peuvent être anéanties ou retardées, la plupart jusqu’à la neuvième ou dixième année, ce qui garantit les secondes Dents de leurs mauvaises impressions & du tort qu’elles font à leur durée (p. 56-57).
Ce sont les Rikais les plus exposés à toutes les maladies des dents (p. 57) [ Rikais, enfants souffrant de rachitisme] .
Les anomalies dentaires des dents : la plupart de leurs germes sont détruits par l’effet du Rakitis où elles n’ont jamais assez de force pour écarter les rebords des alvéoles & percer les gencives, (s’agit-il d’une inclusion ?) ou, elles sont irrégulières & rarement complettes (agénésies des incisives, canines, prémolaires ?) ou, qui les ont torses, mal formées & dans un désordre qu’on regarderait comme une bizarrerie de la nature, s’il n’était l’effet de la nature (p. 57-58).
L’érosion des dents. (Elle est à rapprocher de l’actuel hypoplasie de l’émail).
Si Fauchard a dit et employé le terme : je nomme cette maladie érosion de la surface émaillée, ou disposition à la carie (T I, p. 94), il revient à Bunon d’en avoir réellement décrit le phénomène et rechercher les causes : L’Érosion est un des effets les plus ordinaires des maladies de l’Enfance, quoique toutes les Dents n’en soient pas atteintes (p. 58). Les enfants dont les dents sont les plus exposées sont outre les Rikais, ceux qui ont eu la Rougeole, la Petite Vérole, ou le Scorbut ; mais ces maladies ne produisent cet effet, que selon leur degré de malignité & l’âge de l’enfant, ou suivant que l’éruption des humeurs est abondante ; ainsi je ne veux pas dire que l’Érosion soit inévitable à tous ceux qui ont ces mêmes maladies : je soutiens seulement qu’elle en est une suite & l’effet le plus ordinaire, de manière qu’avec un peu d’expérience, on peut connaître laquelle de ces maladies aura maltraité les Dents d’une personne, & en quel tems de son Enfance (p. 59).
Ce sont les premières grosses molaires, les canines & les incisives qui sont les plus sujettes à l’Érosion, (…) ces dents sont sillonnées, piquetées, hérissées & d’une couleur désagréable qui pénètre l’émail ; c’est-à-dire d’un jaune tavelé. Souvent mêmes elles sont tout à fait dépourvues d’émail ; en sorte que l’air, le chaud, le froid & la moindre compression les rendent sensibles, tandis que les huit petites molaires sont saines, fortes, belles & fort blanches (p. 62-63). Mais si ces maladies arrivent dans un âge plus avancé, l’Érosion n’est presque plus à craindre (p. 67).
IV : Avantages & inconvénients du bon ou du mauvais arrangement des Dents. Ordre du Renouvellement des Dents. Causes de leur mauvais arrangement. Chute des Dents de lait. Opinions différentes touchant leurs racines. Observations sur les racines des dents de lait, preuves de leur existence. Carie des Dents de lait. Ses Suites. Remarques sur la Carie en général. Moyens de procurer aux dents un arrangement convenable dans le tems de leur Renouvellement. Inconvénient de l’inégalité des Dents.
Gouverner les dents : pour prévenir leurs maladies ou en arrêter le cours (…) il est très important de leur procurer un bon arrangement dans le temps de la chute des dents de lait ; tellement que celles qui leur succèdent, ne soient point trop gênées ni pressées, ce qui nuit infiniment, tant à leur durée qu’au bel ordre, & à l’agrément de la bouche (p. 80). Car ce n’est pas seulement la figure qui souffre du désordre de la bouche, la voix & la prononciation en reçoivent souvent un grand préjudice, & il en résulte des inconvéniens (…) dont les suites sont si fâcheuses. Combien d’établissements manqués par le seul inconvénient d’une bouche qui a été négligée dans l’Enfance. Il est vrai que cette négligence n’est point irréparable à un certain âge, mais il en coûte à l’Enfant bien plus de douleur que dans le renouvellement des Dents de lait, seul tems où l’on puisse procurer un arrangement convenable aux Dents, avec très peu de douleur & de peine (p. 81-82).
Pour la première fois, Bunon va exposer clairement le mécanisme de résorption des racines : si l’extrémité supérieure ou la couronne de la nouvelle Dent, en poussant pour sortir, prend en plein la dent de lait par la racine, elle l’use & en fait tomber la couronne qui bien-tôt lui cède la place, ou, du moins elle la met en état d’être ôtée sans peine. Mais si cette même Dent ne prend pas bien la racine de la Dent de lait, elle ne fait que glisser contre cette racine, l’ébranle moins par conséquent, & peut venir très mal rangée (p. 83).
En affirmant ce qui était loin de faire l’unanimité, à savoir l’existence des racines des dents de lait (p. 99), il fait une description minutieuse des racines des incisives, canines et molaires et en explique le processus de résorption : les germes de la première & de la seconde Dent, sont formés sans doute en même tems. Le premier tire sa substance du suc des aliments laiteux ; mais, comme il faut que la deuxième Dent, pour l’usage auquel elle est destinée, ait plus de solidité que celle de lait, son germe reste sous le premier, jusqu’à ce que les sucs provenant d’aliments plus substanciels qui succèdent au lait, ayent perfectionné son accroissement (…) À mesure qu’elle (la seconde dent) s’accroît, & que les racines s’allongent en s’avançant vers les bords de l’alvéole ; elle presse et chasse par la pointe la racine de la Dent de lait, qui, tendre & formée du suc délicat des aliments du premier âge, n’est pas en état de lui résister. Ainsi le corps le plus faible cède au plus fort : la racine de la Dent de lait s’use insensiblement par la pression, & les particules de cette racine ou, sont consumées par la chaleur de ces mêmes parties, ou entraînées par la salive : ce qui continue jusqu’à ce que la deuxième Dent ait pris la place de la première, en consumant de cette sorte toute sa racine (p. 103-104). Et de le prouver en ajoutant que sur une dent de lait ôtée prématurément on peut remarquer l’impression que la couronne de la deuxième Dent a faite, en poussant cette racine qui est usée et consumée à proportion que cette dent est avancée (p. 104).
Bunon est également le premier à définir sans la nommer la Dysharmonie Dento-Maxillaire : C’est l’insuffisance de la place qui occasionne le mauvais arrangement des Dents. Ainsi le bel ordre dépend de l’étendue de la mâchoire, tant en longueur qu’en circonférence. …Suivant que le ceintre de la mâchoire ou sa partie antérieure se trouve resserrée ou dans une proportion convenable, les Dents se placent bien ou mal (p. 86-87). Et de préconiser des extractions pilotées : Si l’on aperçoit une Dent nouvelle, dont le volume excède la capacité de la place qu’occupait la première, il faut pour la mettre à son aise, ôter les deux Dents voisines, sans attendre qu’elles tombent naturellement. En ôtant ces Dents à propos, on facilite la venue des autres, & on leur ménage une place commode (p. 130-131). Ne pas hésiter non plus à l’extraction d’une dent définitive si nécessaire : En effet, il vaut mieux avoir le nombre des Dents moins complet, que d’en avoir le nombre ordinaire rangé désagréablement (p. 127-128). De même il ne faut pas garder les fragments cariés des Dents de lait qui communiquent la carie aux dents voisines (p. 111-112). Ainsi les dents en bon arrangement seront moins exposées à la carie, à l’ébranlement & aux malpropretés (p. 88). Car la carie attaque particulièrement les dents serrées : la gêne où se trouvent les Dents, en fait éclater ou gerser l’émail, & donne lieu à l’interception de quelque portion acide des alimens, d’un peu de limon ou de salive âcre (p. 122).
De toutes les maladies des Dents, la carie en général est la plus fâcheuse , ou celle qui produit le plus d’accidens ; & qui cause aussi le plus de douleur (p. 124).
Le plus sûr moyen pour éviter le plus de désagrément aux enfants est d’inciter les Pères & Mères de faire visiter la bouche de leur enfant par un Dentiste expérimenté qui de son côté, doit tout mettre en œuvre pour faciliter cette rencontre : C’est à la prudence du Dentiste à apporter tous les ménagements dus à la faiblesse de l’âge. Je ne puis trop recommander d’éviter les moyens violens, & surtout la précipitation, afin de ne point donner aux Enfans, de l’éloignement ou de l’aversion, pour les soins différents, que demande leur bouche. Avec de la patience et de la douceur, on parvient à les tranquilliser, & même à leur donner de la confiance ; mais il faut que les Pères & mères secondent le Dentiste, en leur inspirant de la docilité, & en les familiarisant peu à peu avec une profession qu’ils redoutent toujours (p.132-133). Suit un peu plus loin une fine stratégie opératoire : Lorsqu’il s’agit de leur ôter plusieurs Dents à la fois, c’est d’examiner celle dont l’extraction doit être moins sensible & de les préparer ainsi par de légères opérations, à en supporter de plus douloureuses (p. 134-135).
V : Inconvéniens à éviter dans l’Enfance, pour la conservation des Dents. Cause particulière de la Carie. Observation sur la cavité des Dents. Nécessité d’accoutumer les jeunes gens à avoir soin de leur bouche. Moyens faciles & propres à tout âge, pour conserver les Dents saines & nettes. Usage des Opiats & des poudres. Avantages & inconvéniens qui en résultent. Abus de quelques palliatifs. Guérison des maux de dents par l’attouchement du doigt. Observations sur le Tartre. Ses différentes espèces. Erreur dangereuse au sujet du Tartre. Usage du Corail. Examen des propriétés qu’on lui attribue.
Les parents doivent veiller à faire perdre l’habitude à leurs enfants quand quelque chose résiste à leurs mains, [ que] les Dents viennent bien-tôt au secours. De même empêcher de manger aucune sucrerie, (…) fruits verds & acides, de boire trop froid après avoir mangé chaud (p. 143-144).
Les incisives supérieures sont les plus exposées à la carie : on peut empêcher les progrès de la carie (…) en séparant les Dents qui sont trop pressées pour peu qu’on y soupçonne la moindre trace de carie : car il ne faut point que l’émail en soit pénétré (p.149). Mais il faut limer peu à peu & à plusieurs reprises, afin que les dents à mesure ayent le tems de se fortifier (p. 150).
Les variations de la chambre pulpaire : c’est l’usage de la lime qui rend particulièrement compte de la variabilité de la sensibilité des dents d’une personne à l’autre. Il y a des dents dont la cavité se trouve fort large, & dont, par cette raison, la substance osseuse est moins épaisse. Ainsi les vaisseaux dentaires ayant plus de volume, contiennent sûrement plus de fluide, ce qui joint au peu d’épaisseur du corps de la Dent, la rend fort sensible. D’autres ont leur cavité moins étendue, & moins large, la substance du corps de la Dent en est par conséquent plus compacte, & par là beaucoup moins sensible. Enfin suivant que le vaisseau qui porte à la dent l’esprit animal est plus ou moins avancé dans la couronne, & qu’il communique au corps osseux plus ou moins d’esprit, la Dent est à proportion plus ou moins sensible.
À mesure qu’on avance en âge, l’intérieur de la Dent, s’ossifie plus ou moins , suivant la nature de la substance, & sa cavité diminue ou subsiste à proportion, ce qui règle à coup sûr le degré de sensibilité de la Dent. J’ai vu des personnes de 40 & 50 ans, dont les incisives & les canines avaient leur cavité très-étendue dans la couronne de la dent, & de jeunes gens de 18 ou 20 ans, à qui cette même cavité finissait au collet de la Dent, le reste étant rempli de substance osseuse (p.151-153).
Le Tartre
Les recommandations de soins d’hygiène quotidiens ont pour but de ne pas laisser s’installer le Tartre qu’on néglige si fort, [ et qui] est peut-être l’ennemi le plus dangereux des Dents & des gencives ; puisqu’il ronge et consume celles-ci, & fait par ce moyen tomber les Dents. Combien de bouches démantelées malgré la bonne qualité des Dents, sans que la carie y ait aucune part (…). Or la naissance & les progrès du Tartre, sont le pur effet de la négligence (p.157). Il est d’autant plus avantageux d’être accoutumé dès la jeunesse aux petits soins, que l’habitude en dure toute la vie, sans qu’elle paraisse coûter rien ; si ce n’est que la moindre interruption semble causer une forte incommodité : au lieu que faute d’habitude, la plupart de ceux à qui l’on prescrit cette même pratique à un certain âge la regarde comme une tâche qui les gêne, & qu’ils négligent bien-tôt pour cette raison (p.158-159).
Cette recommandation vaut autant pour les parents que pour les Collèges, les Pensions et les communautés religieuses.
Résumons les conseils d’hygiène : Il s’agit de se placer tous les matins au grand jour devant un miroir pour examiner sa bouche, & voir ce qui se passe tant sur les Dents que sur les rebords des gencives . Dégager le limon interdentaire avec une plume, frotter les Dents avec un linge, du coton, une racine préparée ou mieux encore une éponge fine bien préparée, celles de la mâchoire supérieure de haut en bas, & celles de la mâchoire inférieure du bas en haut ; et cela dans toute leur étendue depuis le bord des gencives . Après chaque repas, se laver la bouche et user du cure-dent (p. 163-164). L’opiat ne devrait être utilisé que tous les deux ou trois mois : qu’on n’attende pas que le limon soit devenu trop opiniâtre ; car quand il est invétéré, qu’il est dur & changé en Tartre, il n’y a ni poudre ni Opiat qui soit capable de l’enlever ; il ne peut céder qu’au fer ; & sans différer avoir recours au Dentiste. C’est pour cela qu’il faut faire visiter sa bouche une ou deux fois par an, & il ne faut point écouter ceux qui prétendent que quand on fait nettoyer ses Dents par l’opérateur, elles se salissent plutôt (p. 169-170). De plus, aucun Opiat ou tout autre composition n’a la vertu de préserver de la carie ou du scorbut (p. 185).
Effets singuliers que la seule crainte du Dentiste opère tous les jours sur certaines gens :
Comme Hémard, repris brièvement par Fauchard, Bunon évoque ces faits où les seules approches de l’Opérateur, ou la vue des instrumens & de l’appareil ont calmé tout à coup la crise, & dissipé toute la douleur ; il les explique par l’imagination ébranlée, la terreur panique dont l’impression (…) cause dans le cerveau une révolution qui suspend le sentiment du mal (p. 177).
De même pour l’attouchement des doigts, qui tranquillise le malade par la confiance d’être guéri, sans essuyer une opération qui l’inquiette encore plus que son mal (p. 179). Mais le retour infaillible du mal, à la vérité plus ou moins prompt, démontre encore mieux leur fausseté (p. 182).
VI : Examen d’un préjugé très-commun, concernant les Dents des Enfans, compris sous le nom de Savoyards, & celles des Gens de la Campagne.
La beauté prétendue de leurs Dents, dont on vante surtout la blancheur, est un des arguments les plus ordinaires qu’on apporte, pour prouver qu’il est inutile, de prendre tant de soin de la bouche des Enfans, ou même de celle des Adultes (p. 203). Le teint bronzé de ces mêmes Enfans, & la saleté de leur visage, toujours couvert de suye & de crasse contribuent à relever cet éclat (p. 206-207).
Enfin en conclusion, Bunon forme des vœux pour que des moyens si sûrs & si simples, ne soient pas négligés par les Pères et Mères et ajoute : mais comme j’ai offert gratuitement de ma main, & de mes Remèdes à toutes les personnes hors d’état de se procurer un soulagement, qui dans une situation difficile, coûte toujours trop cher ; en réitérant encore les mêmes offres, j’invite surtout les Pères & Mères, qui pourraient se trouver dans ce cas, de ne point épargner à leurs Enfans les secours qui dépendront de moi. J’observerai toujours inviolablement, cette espèce d’engagement, que j’ai contracté avec le Public, à l’exemple de plusieurs de mes confrères ; & je ne diminuerai jamais rien, ni de mon désintéressement, ni de mon attention. FIN. (p. 212).
Il nous est apparu impossible de ne pas citer des passages entiers du texte, qui sont tellement explicites et joliment écrits qu’ils se passent de tout commentaire. La prévention est la trame de cet Essay ; les apports orthodontiques, s’ils ne sont pas techniques, n’en sont pas moins remarquables dans cette même optique de prévention tant des maladies dentaires que dans le bon arrangement des dents qui apporte confort, beauté et une meilleure insertion sociale. On est souvent confondu par l’incroyable modernité de certaines réflexions et par l’humanité de bien des propos. Judicieux autant que touchants, les conseils d’approche psychologique témoignent de l’authentique tendresse d’un père pour les enfants. Fécondes aussi ses préoccupations au sujet des antécédents d’un enfant tant par l’histoire et l’environnement de ses pères et mères, que par le comportement de la nourrice etc., autant de concepts présents dans la médecine psychosomatique actuelle de l’enfant. Enfin, les affirmations de ses pairs sont discutées avec courtoisie, ce qui achève de donner les lettres de noblesse à un auteur aussi original que généreux.
André Besombes et Georges Dagen, Fauchard et ses contemporains. SNPMD, 1961, Paris. Robert Bunon. Expériences et démonstrations faites à l’Hôpital de la Salpêtrière, Briasson, Chaubert et la veuve Pissot, Paris, 1746. Augustin Cabanès. Dents et dentistes à travers l’Histoire, Laboratoires Bottu, Paris 1928, p. 121-122. Didier Granier. « Un précurseur de la pédodontie », Le Chirurgien-dentiste de France, n° 447,18 nov, p. 54-64, 1988. Carlos Gysel. Histoire de l’Orthodontie, p. 436-458, Société belge d’Orthodontie, 1997, Bruxelles. Julien Philippe. Histoire de l’Orthodontie, p. 17-18, S.I.D.E, 2003, Paris.