MAHON (le citoyen)

le dentiste observateur ou

Moyens, 1°, de connaître par la seule inspection des dents, la nature constitutive du tempérament, ainsi que quelques affections de l'âme; avec des recherches et observations sur les causes des maladies qui attaquent les dents depuis l'état de foetus jusqu'à l'âge de puberté, &c.
2°, De garantir de souffrances cruelles, et même de la mort, un grand nombre d'enfant.
Le tout suivi d'observations des maladies de sinus maxillaires, &c. et de differens avis intéressans.
ouvrage utile à tout le monde, et notamment aux personnes qui pratiquent l'art de guérir; comme pouvant les aider à découvrir la cause et les plus éloignées de diverses maladies, et à les déterminer dans le choix des moyens à employer.
Par le citoyen mahon, Chirurgien -Dentiste, reçu au ci-devant Collège de Paris,
A PARIS, chez Millet, Imprimeur, rue de la Tixélauderie, n° 17, près la place Baudoyer.
Méquignon l'aîné, Libraire, rue ci-devant des Cordeliers, n° 3
Morin, Libraire, rue Saint-Jacques, près celle de la parcheminerie, n° 86
Desenne, libraire, Palais Egalité
An VIe, de la RÉPUBLIQUE 1797-1798

Présentation par Micheline RUEL-KELLERMANN
Docteur en chirurgie dentaire et en psychopathologie clinique et psychanalyse
Membre titulaire de l’Académie nationale de chirurgie dentaire
Secrétaire générale de la Société française d'histoire de l’art dentaire (SFHAD)
micheline@ruel-k.net

Ce titre fleuve, loin de soulever l'intérêt, a plutôt souvent découragé le lecteur. Certains ont même discrédité l’ouvrage en n'en retenant que sa partie « buccomancie ». Ainsi Lemerle écrit dans sa Notice sur l'histoire de l'art dentaire (p. 118) : « Il nous paraît inutile de fatiguer le lecteur par l'analyse de ce livre dont le titre seul suffit à faire connaître l'état d'âme dans lequel se trouvait l'auteur ».

Dans cet ouvrage utile à tout le monde, le citoyen Mahon s'adresse au public, à ses pairs les dentistes, mais aussi à ceux qui, charlatans, empiriques ou patentés sont réunis sous le vocable « officiers de santé ». Le ton est nouveau, celui d'un citoyen républicain pétri des idées humanitaires révolutionnaires. C'est un témoignage remarquable sur la désorganisation de la profession dentaire en cette fin de siècle.

Éléments biographiques

On ne sait de lui que ce qu'il dit lui-même dans la deuxième partie. Ayant occupé pendant six ans une place tenant à l'administration d'un hospice d'enfans dans une grande commune de France, j'y ai employé mes moments de loisir à la pratique gratuite des parties chirurgicales de l'art du dentiste, tant sur les individus de cet hospice que sur ceux des autres maisons en dépendantes; le tout de l'agrément des administrateurs et du chirurgien en chef dont je suivais les visites dans l'intérieur. Je quittai cette maison en 1774 (p. 96-97).

On peut donc en conclure qu'il est expert en 1774, au ci-devant Collège de Paris. D'après les Archives parlementaires (P. Baron et Dagen), ses lieux d’exercice sont successivement : 1776, rue Saint-Antoine; 1777, rue Geoffroy-l’Asnier, côté rue saint Antoine; 1798-1807, 29 rue Sainte Croix de la Bretonnerie, près la rue Bar-du-Bec, (chaque jour jusqu’à cinq heures de l’après-midi); 1808, 47 rue Sainte Croix de la Bretonnerie.

Expert, il n’en néglige pas pour autant sa « formation permanente », il déclare : Ainsi que je l'ai vu pratiquer pendant vingt ans, (...) par le citoyen Jourdain, dont je me féliciterai toujours d'avoir suivi et de suivre les conseils (p. 178). On verra dans la deuxième partie ses souhaits pour organiser un enseignement propre à la chirurgie dentaire, ce que Laforgue avait déjà exprimé à maintes reprises aux ministres successifs de l’Intérieur et qu’il explicitera publiquement dans une lettre ouverte en 1800 à Lucien Bonaparte, alors ministre de l’Intérieur. Mahon écrira à son tour et se verra répondre que « les extractions dentaires dans les hospices et les hôpitaux sont du ressort des infirmiers qui réussissent fort bien en cette affaire » (Vidal, p. 104).

Enfin on pourrait estimer sa date de naissance dans les années 1750 et une fin de vie vers les années 1810 ou plus, compte tenu que dans sa préface, il se dit depuis trente ans à la pratique, ce qui corrobore exactement ses six années d'hospice et sa vingtaine d'années d'exercice privé.

L'ouvrage

Cet ouvrage unique est à tort présenté et justifié par l'exposition du don de « discernement » de l'auteur. En introduction, tout en rendant grâce aux plus célèbres qui ont écrit sur l'art du Dentiste, Fauchard, Bunon, Bourdet, Lécluse, &tc. et notamment le citoyen Jourdain, Mahon déclare pouvoir sans témérité se saisir (...) des objets qui ne se sont pas présentés à leur esprit, ou qui ne sont pas entrés dans leur plan. (...) Attaché depuis trente ans, à la pratique de ce qui concerne les parties de la bouche, (...) je suis arrivé au point de discerner par la seule inspection des dents, l'époque des crises qui avaient eu lieu dès le plus bas âge du sujet; sa constitution et celle de ses parens. Ma persévérance m'a ensuite conduit à pénétrer quelques-unes des affections morales. (...) Toutes ces découvertes et mes vues (...) m'ont paru assez importans pour mériter l'attention du public, et même celle de tout gouvernement qui jugerait à propos de les propager (p. iij-v).

Le citoyen Andry, médecin dont le nom et le mérite sont connus, (...) le citoyen Jourdain, chirurgien-dentiste, renommé depuis un grand nombre d'années (...) et le citoyen Le Dru, physicien, membre de la société de médecine de Paris et du lycée des Arts l'ont tous vivement encouragé à publier l'ouvrage (p. viij-xij).

L'ouvrage de 232 pages est divisé en trois parties, la première est largement développée dans le titre, la seconde concerne le traitement des maux de bouche des enfans, tant dans les hospices que partout ailleurs, et la troisième livre des observations et réflexions diverses.

La première partie

Elle débute par de très brèves notions sur la nature et la formation de cette petite, mais très intéressante portion du corps humain (p.1) La plupart des assertions sont principalement issues des Bunon, Bourdet et lui servent à nourrir sans peine ses espèces de divination (p. 23). La lecture n'en est pas ennuyeuse, même si perce souvent une naïve prétention.

Dans la Connaissance des tempéraments, sont insérés dans le texte de charmants dessins illustrant les diverses atteintes des grandes incisives, (tantôt saines et lisses, tantôt rainurées, grenues, ou raboteuses) parce que ces dents sont plus particulièrement susceptibles des différentes marques qui indiquent plus ou moins de vices dans les tempéramens, tant des père et mère, que de la nourrice (p. 7). Leur état mauvais ou délicat et leurs causes : vice scorbutique, vénérien, petite vérole, etc. sont invoqués tout au long des nombreux exemples présentés. Également toutes les crises possibles éprouvées par la mère au cours de sa grossesse y compris un traumatisme psychique, tel celui d'une femme qui, au quatrième mois, le jour du siège de la Bastille, avait été frappée d'un si grand effroi, qu'elle avait erré dans les rues; et qu'elle était restée affectée d'une surdité assez forte qui n'avait pas cessé depuis ce temps (p. 16). Enfin il souligne le mauvais état des dents des enfans nés de parens usés par l'âge, ou par toute autre cause (p. 33). Caries, érosions par rachitis, conseils diététiques selon Fauchard et Bunon, l'auteur est fidèle à ses maîtres.

Pronostics et diagnostics sur les affections de l'âme fournis par la seule inspection des dents

Si le lien entre fibre nerveuse et dents délicates est un peu hasardeux, la description de personnes perturbées par cette fibre nerveuse, proche des personnalités hystériques actuelles est intéressante. De plus, les notes en bas de page tiennent le discours moralisateur de mise en garde contre les comportements de ces personnes, par trop nocifs aux enfants.

Il résume et généralise sa méthode d'examen clinique. Il [l'officier de santé] commencera donc, (...) par faire sur les dents [nettoyées] un examen assez détaillé, pour qu'il puisse en obtenir la connaissance certaine des maladies survenues dans l'âge tendre. Il cherchera ensuite, à en découvrir et en supputer les époques. Enfin, il ne négligera pas les questions et autres moyens que ses talens naturels d'abord, et ensuite son expérience lui suggèreront, pour se procurer des détails de circonstances. Mais quand il ne parviendrait qu'à la certitude de maladies antérieures, il en résulterait toujours le précieux avantage de connaître la cause originelle du mal actuel, et par conséquent d'être autant plus éclairé sur la marche qu'il devra suivre. Enfin, dans le cas même où il n'aurait découvert aucune maladie survenue dans l'âge tendre du sujet; l'examen des dents lui donnera, au moins, sur la nature constitutive du tempérament, des lumières qui pourront lui être d'une très-grande utilité (p. 79-80). C’est une ébauche d’approche globale du patient. Laquelle il précise avec fierté que le citoyen Tenon, chirurgien célèbre, s'est conduit par les mêmes principes pendant nombre d'années, ainsi qu'il me l'a attesté lorsque j'ai eu l'avantage de lui faire part de mes vues (p. 84).

À propos des Dents usées par le frottement, Mahon surpasse les Bunon, Bourdet, et Gaillard-Courtois quand il estime et tranche, sans ambages : Il pourrait encore se rencontrer une autre circonstance ; celle de sujets dont les dents ayant été d’un émail très délicat se trouveraient usées jusqu’à la gencive ; ce qui proviendrait du frottement occasionné par la rencontre plus ou moins exacte des deux mâchoires. Il est rare dans ce cas, qu’il n’en reste pas quelques-unes, notamment des grosses, sur lesquelles on puisse asseoir un jugement quelconque. Il est donc difficile que le praticien n’ait aucun moyen de tirer des conjectures. Au reste il en est une générale, qui peut suppléer au défaut de particulières ; c’est que, dans le cas dont il s’agit, il y a presque toujours lieu de croire à la délicatesse du genre nerveux, à un certain degré. Nous faisons un pas de plus vers un des aspects psychosomatiques du bruxisme (p. 82-83).

Sa conclusion se termine par une observation prudente : Il serait possible qu’en lisant ce que je dis sur la connaissance de quelques affections de l’âme, des personnes crussent, que l’on peut tout connaître par l’inspection des dents. Ce serait une erreur. Cette connaissance se borne au physique, à découvrir les maladies graves souffertes dans l’âge tendre, ainsi que de leurs époques ; mais seulement jusqu’à sept ou huit ans. (…) Quant aux affections morales ; comme la délicatesse des dents tient ordinairement son principe de celle du genre nerveux, c’est ce qui fournit au praticien des présomptions, sur quelques dispositions ou propensions de l’âme. Mais il ne peut en tirer aucun indice, sur les inclinations qui peuvent conduire au vice ou à la vertu (p. 93-94).

Cette partie « buccomancienne », (le terme buccamancie sera d’abord employé en 1814 par Louis Laforgue dans sa Séméiologie buccale et Buccamancie, il deviendra buccomancie en 1851 avec W Rogers), appelle une hypothèse. On pourrait se permettre de penser que même s'il n'y fait aucune allusion, Mahon a pu avoir connaissance de la Physiognomonie ou l’Art de connaître les Hommes d’après leurs traits de physionomie (1775) d'un pasteur protestant de Zurich, Jean-Gaspard Lavater (1741-1801). De nombreuses traductions, (en français, La Haye, 1881-1803, Paris, 1806-1809), rééditions, adaptations ont été faites pour le grand public, lequel fut tantôt conquis par ses décryptages, tantôt totalement incrédule voire outré par cette assertion : « Il y a dans l’extérieur de l’homme des traits innombrables qui ne peuvent être contrefaits, d’aucune façon, et ce sont là des signes très fiables de son caractère intérieur ». On peut imaginer Mahon lisant : « Tout ce que renferme l’esprit humain est placé dans la bouche humaine. Dans son état de repos, comme dans la variété infinie de ses mouvements, elle contient un monde de caractère ! Qui prétendrait égaler son éloquence, surtout celle de son silence ? (...) La bouche est à la fois le siège de la sagesse et de la folie, de la force et de la faiblesse, de la vertu et du vice, de la délicatesse et de la rudesse de l’esprit humain ; le siège de tout amour et de toute haine, de la sincérité et de la fausseté, de l’humilité et de l’orgueil, de la vérité et de la dissimulation » (Lavater, p. 181-182). Les dents n’échappent pas, non plus, à une analyse bio-psycho-morphologique, résumée ainsi : « le mauvais état des dents est dû soit à une maladie, soit à quelque mélange d’imperfection morale ». Et encore, son aphorisme bien connu : « celui qui n’a pas soin de ses dents qui ne se donne même pas la peine de les entretenir trahit déjà par cette seule négligence des sentiments qui ne font pas honneur à son caractère » (Lavater, p. 184).

La deuxième partie

Elle s'intitule : Moyens de garantir de souffrances insupportables, et de la mort même, une très grande quantité d'enfans, exposés à périr chaque année, dans les hospices; sinon par les maux de bouche en eux-mêmes; du moins à défaut des vrais secours manuels, qui feraient disparaître la nécessité dans laquelle on se trouvait de mon temps, de les transférer dans des maisons de malades.

Cette partie va devenir un vrai plaidoyer, via la cause des enfans pour une réforme de l'organisation des soins dentaires et un projet de formation des dentistes.

Ayant occupé pendant six ans une place tenant à l'administration d’un hospice d’enfants dans une grande commune de France(...) je quittai cette maison en 1774, pour m'établir; et depuis j'ai toujours regretté de ne pas voir réaliser le désir que j'ai constamment eu, d'y être remplacé par un dentiste (p. 96-97). Et ce dans l'optique de conserver l'existence d'une si grande quantité d'hommes encore enfans. À l'intérêt humanitaire et politique (la vraie richesse des empires, consiste dans la plus grande population possible) (...) se trouve joint un intérêt pécuniaire non moins précieux et très-sensible, résultant de ce que les enfans traités et guéris avec autant de promptitude que de sûreté, dans les hospices mêmes où ils sont admis, occasionneraient infiniment moins de dépenses que dans les maisons destinées aux malades. (...) Faut-il encore continuer d'augmenter journellement nos pertes, en exposant ceux de ces enfans infortunés, que ce premier fléau [les accidents mortels de la première dentition] a épargnés, à périr par des maladies qu'ils gagnent dans un autre hospice que celui de leur résidence ordinaire (...) ? (p. 98-100).

Décrivant l'état déplorable de ces enfants lors de la seconde dentition, il poursuit : Si, ne m'étant livré que de temps à autre, à l'exercice de cette partie, je suis parvenu à soulager plusieurs milliers d'individus, dans le nombre desquels, j'en ai soustrait à la mort, peut-être deux mille; il est aisé de pressentir de quelle utilité serait un dentiste chargé de s'occuper des enfans de chaque hospice, et combien il en accélèrerait la guérison (p. 108).

En plus de l’établissement [d’un dentiste] à lui seul insuffisant, il serait convenable : 1) De créer dans chaque école de chirurgie, une chaire que l'on confierait à un chirurgien-dentiste instruit, qui y donnerait des leçons aux élèves, tant sur les causes des maladies de la bouche, que sur les moyens d'y remédier; ainsi que sur la théorie des opérations manuelles; 2° Que ce professeur se transportât dans chaque hospice, aux jours convenus, pour y faciliter l'instruction des élèves, les guider dans leurs travaux, et ne les laisser opérer que sous ses yeux (...). Le dentiste qui remplirait ces deux objets avec l'assiduité convenable, mériterait ses honoraires, quand même il ne ferait que diriger les élèves pour sa partie . Et en bas de page, il note : Mon opinion est qu'on devrait encourager par quelque récompense, ceux des élèves en qui le dentiste et le chirurgien en chef remarqueraient plus d'aptitude et d'attachement à cette partie; ceux qui se livrent à cet objet nécessaire, mais singulièrement désagréable en lui-même, ne pouvant pas être trop récompensés (p. 111-112).

Il est donc de toute évidence, que l'humanité et les gouvernemens par qui ce même projet sera adopté, y trouveront un avantage très-considérable (p. 118).

Vœu combien pieux ! Mais qui souligne et illustre bien les désordres causés par l'abolition des "privilèges exclusifs" ayant eu pour conséquence la suppression des maîtrises, jurandes et corporations (Lois le Chapelier, 1791) livrant les arts de guérir à tous, moyennant le paiement d'une patente. Après la suppression des académies et des universités, sont créées en 1794 trois écoles de Santé (Paris, Montpellier et Strasbourg) et dix écoles dites "normales" pour former rapidement des "officiers de santé" pour les besoins de l'armée et des campagnes. L'exercice n'en reste pas moins libre, et aucun projet d'un enseignement cohérent de l'art dentaire ne sera explicitement formulé lors de la mise en place de l'établissement par Napoléon de diplômes obligatoires pour les officiers de santé, le 19 ventôse an XI (10 mars 1803). Cette situation perdurera jusqu'en 1892.

Et en parfaite conscience citoyenne, Mahon note à la fin de cette deuxième partie : Si malgré la droiture et l'impartialité de mes intentions, il s'y rencontre des vérités ou des idées qui ne plaisent point également à tout le monde, il faut en accuser la nature des choses, et non l'auteur, qui, étranger à toute considération particulière, n'a pu, ni dû préférer l'intérêt de quelques individus à celui du Public qui seul a le droit de le juger. D'ailleurs la vérité est une (p.120).

La troisième partie

Sans titre descriptif, elle aborde plusieurs questions : maladies des sinus maxillaires, les fistules négligées, les dents de sagesse, les canines dites œillères, avis aux marins et deux autres avis importants.

Pour les maladies de sinus maxillaires, Mahon présente des maladies qu'il a rencontrées et guéries (p. 125). Elles remontent aux années 75-80. Elles sont toutes inspirées par Jourdain, dont je me féliciterai toujours d'avoir suivi et de suivre les conseils (p. 178).

Narrant l'intervention aussi intempestive que malencontreuse d'un chirurgien dans la bouche d'une de ses patientes, il note : Je n'aurai point relevé cette erreur de fait, si elle ne fournissait pas une preuve, d'un côté que celui qui peut plus ne peut pas toujours moins comme il faut; d'un autre côté, qu'il peut être avantageux quelquefois de laisser pratiquer les opérations, (quelques petites elles puissent paraître) par celui à qui des occasions fréquentes en ont donné l'habitude (p. 138). Ce qui ne l'empêche pas de s'assurer le concours d'un médecin, chaque fois qu'il l'estime nécessaire : D'ailleurs, j'ai toujours pensé que dans des circonstances graves, il est prudent de se faire aider d'un conseil, tant pour le malade lui-même, que pour l'honneur du dentiste (p. 142). Et il termine cette rubrique sinusienne : Ici finissent les observations curatives. Je les ai mises au jour pour en donner une idée simple, à ceux qui s'appliqueront à cette partie de l'art de guérir. Mais en même-temps, je crois les servir, en les prévenant qu'ils ne peuvent mieux faire pour s'instruire méthodiquement, que d'avoir recours aux ouvrages du citoyen Jourdain, chirurgien-dentiste, qui portent pour titre, l'un, Traité des dépôts des sinus maxillaires; et l'autre, Traité des maladies chirurgicales de la bouche (p. 154).

Faits et observations. Sur la sortie des grosses dents, dites de sagesse, &c.

Les observations sont de l'an IV de la République. On y relève des remarques intéressantes sur le patient, sa douleur, son consentement ou sa fuite.

- Sur le consentement de la malade, j'entrepris d'ôter la dent (p. 167). Malgré la difficulté de cette opération laborieuse, qui n'était flatteuse ni pour la malade, ni pour moi, il est à remarquer qu'elle ne dura tout au plus qu'une minute. La dent était barrée du côté des deux racines et (...) la racine isolée (...) était retenue par son extrémité recourbée. Un dessin la représente (p. 168-169).

- Un jeune homme de vingt-deux ans, à qui je proposais l'incision de la gencive [de la dent de sagesse] parut y acquiescer au premier moment; mais il y prit un délai, et il le fit durer si long-temps, que lorsqu'il revint, l'incision n'était plus suffisante (...). Il s'évacuait alors de la dernière dent, dite de sagesse, du côté gauche de la mâchoire inférieure, une assez abondante quantité d'humeur jaunâtre et de mauvaise qualité, qui ne laissait d'aucun remède que l'extraction. Je fis ce qui dépendit de moi pour y déterminer ce malade qui voulut encore différer. Je lui représentai que le danger auquel un nouveau retard l'exposait était de voir la partie attaquée devenir la proie d'une carie décidée, et qui serait très difficile à guérir. Je ne pus vaincre la terreur dont il était affecté; il s'en alla encore, comme il était venu; et malheureusement pour lui, mon pronostic ne fût que trop-tôt réalisé (p. 170-171).

L’auteur livre, un peu plus loin, une réflexion merveilleuse d'honnêteté : De toutes ces variétés [morphologiques des dents de sagesse] peuvent surgir des inconvéniens plus ou moins considérables, tant pour l'opérateur, que pour celui qui est obligé d'invoquer les secours de l'art. Quant à moi, (et je ne me fais aucune peine de l'avouer) quoique j'ai ordinairement réussi dans ces sortes d'opérations; je me suis trouvé plus d'une fois, avant de les entreprendre, dans le cas de regretter, pour ainsi dire, qu'on ne se fût pas adressé à un autre dentiste, il poursuit et recommande à juste titre de s'assurer avant l'entreprise, de la vraie capacité de l'artiste à qui elles doivent s'adresser. J'ai le regret de le dire, (...) dans la partie des dents, bien plus que dans aucune autre de celles de l'art de guérir, il existe un si grand nombre de gens qui s'en mêlent, qu'on ne peut trop prémunir le Public et le rappeller à son véritable intérêt. Si l'on jugeait aujourd'hui à l'égard des dentistes, comme on le pouvait faire, il y a seulement vingt ans; on se rappellerait, qu'un tableau indiquait l'homme qui, après avoir préalablement fait preuve de travail en chirurgie, soit dans un hospice, soit sous les yeux d'un maître de l'art, ainsi que sous un dentiste pendant quelques années, s'était ensuite présenté aux écoles de chirurgie, et y avait subi des examens, en conséquence desquels il avait obtenu la faculté de travailler librement. Cependant ne peut-on pas encore observer qu'il ne suffit pas toujours qu'un homme ait le droit de se dire dentiste, et de mettre un tableau (...) pour qu'on doive en conclure qu'il mérite véritablement une juste confiance ? Le vrai dentiste (...) en un mot, c'est celui qui a, tout-à-la-fois, un pressentiment sûr, la délicatesse du tact, beaucoup d'adresse, et dans tous les cas une sensibilité réelle (p. 182-185). Et sur un ton qui se veut confiant, il ajoute : Il est comme impossible (...) qu'il n'est aucun de ceux des officiers de santé qui pratiquent honorablement l'art de guérir, qui ne se fasse un plaisir, et même un devoir, d'indiquer les dentistes dont la réputation pose sur des bases solides.

Au surplus, je le répète, je n'ai ici aucun autre but, que celui de venir au secours de mes semblables. Ils ne me paraissent déjà que trop à plaindre, d'être exposés à souffrir par différentes causes, des maux de dents dont ils ne peuvent trouver la guérison, que par une opération toujours douloureuse; et j'aurai beaucoup à me féliciter si mes conseils peuvent leur épargner des accidens encore plus fâcheux, dans les circonstances dont je viens de parler (p. 186-187).

Et toujours dans un élan généreux, il propose la tenue d'une revue d'information, dirait-on aujourd'hui : Si par la suite les officiers de santé en y comprenant les dentistes, voulaient, soit par le moyen d'un journal que les gouvernemens pourraient établir à cet effet, soit par tout autre voye, publier les différens cas critiques qui seraient venus à leur connaissance, il en résulterait un corps d'observations qui, en propageant la science et les lumières, rassurerait absolument le Public contre les surprises auxquelles ceux dont il est obligé de demander le secours dans ses maladies se trouvent quelquefois exposés eux-mêmes (p. 191-192).

Après le combat des préjugés sur les dents dites œillères et l'avis aux marins sur les bateaux desquels il est recommandé de disposer d'une trousse d'instruments à détartrer, suivent les conseils aux parents à prendre attention aux dents de leurs enfans, particulièrement au moment de la seconde dentition. Les adultes sont priés d'avoir soin de leur bouche, (...) et, de (si nécessaire) faire nettoyer les dents de temps en temps. C'est parce que ces conseils sont vraiment salutaires que tant d'autres ont donné avant moi, et que je n'ai pas balancé à mettre ici. Il est des vérités sur lesquelles on ne peut jamais trop insister (p. 210-211).

Inconvéniens du soir ou de la nuit pour les opérations du dentiste

Remarque intéressante sur ces difficultés inimaginables de nos jours :

Ces opérations se faisant dans la bouche qui est un lieu naturellement obscur, elles ne peuvent être pratiquées qu'à la faveur du plus grand jour possible; et cette vérité est une de celles qui se sentent d'elles-mêmes. Comment se fait-il donc que beaucoup de personnes, après avoir souffert pendant plus ou moins de temps, d'un mal de dents, ne se déterminent à venir chercher du secours, qu'à la chute du jour, ou même quelquefois fort tard dans la nuit ! (p. 211-212).

Annonce d'Instruments qui, par leur nouvelle forme, seront plus avantageux.

Et toujours dans un élan empathique : Quand il ne résulterait du degré de perfection auquel je me propose de les porter, que la certitude de diminuer considérablement la douleur de l'opération; ce serait assez sans doute pour leur mériter la préférence sur ceux qui sont actuellement en usage, et pour rassurer un grand nombre de personnes que des terreurs paniques éloignent de secours qui leur sont quelquefois absolument nécessaires . De plus ces instruments pourront permettre à des personnes adroites et courageuses, (...) de s'extraire assez facilement elles-mêmes des dents, s'il ne se rencontre pas d'homme de l'art à leur portée .

Ces instruments seront livrés au Public avec leur description et la manière de s'en servir, qu'après des essais réitérés que j'en ferai sous les yeux de praticiens instruits (p. 220-222).

Et voici l'essentiel de sa conclusion :

Ici se termine un ouvrage que le zèle seul m'a porté à entreprendre pour le bien de l'humanité; j'ai exposé franchement tout ce que j'ai cru pouvoir lui être plus utile, quant à ma partie. Je ne peux me flatter de ne m'être livré à aucun préjugé dans les sentimens que j'ai exposés ou soutenus; et de n'avoir suivi d'autres guides que la nature, la raison et l'expérience (p. 222).

Conclusion

Ce n'est pas le contenu scientifique de cet ouvrage qui est intéressant; n'attachons pas beaucoup d'importance à ses prétendues divinations qui n'en sont pas vraiment : les désordres "devinés" invoqués sont réels et Bunon et les autres les avaient largement développés. Par contre les réflexions et idées novatrices font de son auteur un véritable citoyen précurseur, guidé par sa générosité et son honnêteté.

Il présente la prévention, avec des arguments politico-économico-humanitaires pertinents et en dévolue l’action aux gouvernements. Il témoigne bien de l'évolution de la sensibilité tournée vers l'hygiène dans ce dernier quart de siècle et de la prise de conscience des dangers de la promiscuité hospitalière. De même de l’évolution du souci de l’autre, fruit de cette deuxième moitié du siècle par une attention particulière au patient, remarquable par son souci appuyé pour le consentement de celui-ci et par sa réelle empathie pour les souffrances tant physiques que psychiques et la peur qui fait constamment des hommes différer le recours à l'homme de l'art.

Concernant ses propositions sur la formation des dentistes ou ses propos sur la profession elle-même, on ne peut que mesurer sa prise de conscience des dégâts de la Révolution qu’il partagera avec Louis Laforgue. Avec Mahon, nous quittons le Siècle et la richesse des fulgurances scientifiques de l’odontologie française.

Bibliographie

Pierre BARON. « Dental Practice in Paris », dans Dental Practice in Europe at the End of the 18th Century, edited by Christine Hillam, Amsterdam-New-York, Rodopi, 2003 (Mahon, p. 138-139).
Georges DAGEN (Montcorbier). Documents pour servir à l’histoire de l’art dentaire en France et principalement à Paris. Paris, La Semaine dentaire, 1925 (notice sur Mahon, p. 357).
Jean-Gaspard LAVATER. La Physiognomonie ou l’Art de connaître les Hommes d’après leurs traits de physionomie. (1775). Lausanne : l'Âge d'homme, 1979. Collection Delphica. Traduction de : Physiognomische Fragmente. Reprod. en fac-sim. de l'éd. de Paris, G. Havard, 1845.
L . LEMERLE. Notice sur l'histoire de l'art dentaire, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours (suivie du catalogue de l'exposition rétrospective de l'art dentaire (...) à l'Exposition universelle de 1900. Paris, bureaux de l'Odontologie, 1900.
François VIDAL. « Docteurs, officiers de santé, patentés... La situation de l’art dentaire au XIXe siècle », Le Chirurgien Dentiste de France, n° 1004, 2000, p. 52-55.
François VIDAL (dir.), Histoire d’un diplôme : 1699-1892 : de l’expert pour les dents au docteur en chirurgie dentaire, 1992. Recueil d’articles parus en 1992 dans la revue  Le Chirurgien dentiste de France .