Présentation par Micheline RUEL-KELLERMANN
Docteur en chirurgie dentaire et en psychopathologie clinique et psychanalyse
Membre titulaire de l’Académie nationale de chirurgie dentaire
Secrétaire générale de la Société française d'histoire de l’art dentaire (SFHAD)
micheline@ruel-k.net
L’Essay d’Odontotechnie est le premier ouvrage consacré uniquement à la prothèse. Il paraît en 1746, la même année que la deuxième édition du Chirurgien-Dentiste de Fauchard et trois ans après l’Essay sur les maladies des dents de Bunon. Il n’a pas la valeur technique de la prothèse de Fauchard, encore moins celle de Bourdet, mais destiné au public, il s’acquitte de l’objectif énoncé dans l’Avertissement de rendre ceux qui le liront, plus attentifs à la conservation de leurs Dents, & plus soigneux à en réparer la perte. Je me suis attaché dans cette vue à mettre ce petit ouvrage à la portée de tout le monde, & à détruire les préjugés vulgaires sur l’usage des dents artificielles. C’est le succès et la singularité de l’événement, souvenir d’une jeune dame auprès de laquelle l’auteur fut mandé, qu’il s’est décidé à publier cet écrit. Et de narrer ses difficultés à persuader cette jeune personne de remédier à la perte de deux belles Dents (incisives supérieures) que la carie avait minées sans ressource, à la suite d’une couche (p. v). Sa répugnance était invincible, l’idée de ces corps étrangers qu’il faut fixer dans la bouche, l’assujettissement qu’ils lui paraissaient exiger, & l’embarras qu’elle se figurait à leur faire faire les fonctions des Dents naturelles ; tout la révoltait contre l’expédient, qu’on ne cessait de lui proposer (p. v j).
À ce jour, sa date de naissance et ses origines nous sont inconnues.
Très ami de Capperon, dentiste du Roi, ce dernier lui fait épouser en février 1748 une jeune fille de 15 ans dont il a la tutelle et qu’il dote.
Mouton est d’abord dentiste à l’École militaire, puis dentiste opérant du Dauphin et de Mesdames, puis dentiste du Roi en 1757, héritant de la survivance de la charge de Capperon promise à Bunon prématurément décédé en 1748. Il meurt, un an avant Fauchard, le 20 octobre 1760, rue d’Orléans Saint Honoré. Certains dont Weinberger et Hoffmann-Axthelm le font mourir en 1786. Ce qui est une probable erreur, compte tenu que Bourdet devient dentiste du Roi en 1760 ou 1762, et semble bien lui avoir succédé.
L’Essay d’Odontotechnie comporte 171 pages divisées en cinq chapitres.
I : Des inconvénient qui résultent du défaut des Dents
Variabilité des inconvénients qui résultent de la perte des dents. Ils sont plus fâcheux ou plus supportables, suivant le sexe, l’âge & la condition. Le monde parmi lequel on vit, le rang, la profession, les emplois, sont autant de circonstances qui assujettissent plus ou moins au soin de la bouche, mais quand on renoncerait volontairement à tous les avantages extérieurs (…) elles intéressent trop la santé, pour n’en pas regretter l’absence (p. 4-5).
Après l’énumération des nombreuses fonctions des dents et des considérations sur la carie et le tartre qui sont les deux fléaux de la bouche, sa conclusion est implacable : Au reste, si l’on examine qui sont la plupart de ceux qui négligent soit de conserver leurs Dents, soit de les faire réparer, on trouvera qu’il n’y a guères que deux sortes de gens ; les uns dont la malpropreté naturelle leur ferme les yeux, sur tous les dégoûts qu’ils donnent sans cesse ; les autres dont les préjugés, l’indolence, ou le peu d’attention sur eux-mêmes, les laissent indifférens principalement sur cet article (p. 30-31).
II : Utilité de l’Odontotechnie, ou de l’Art de substituer de fausses Dents aux Dents naturelles
Les raisons qui en justifient la nécessité sont à la fois psychologiques et sociales : la perte ou le mauvais état des dents, peut quelquefois nuire à la fortune. Que d’établissements manquent tous les jours par cette disgrâce (p. 35). Et aussi pour retrouver (…) les attributs de la jeunesse et ceux de la santé (p. 36).
Mais la méchanique des Dents artificielles n’est pas à la portée de tous les dentistes : Tel excelle à ôter les Dents les plus difficiles par la dextérité de la main, ou à entretenir les bouches (…), & réussit parfaitement à toutes les opérations, qui ne sçait ni tailler une Dent comme il faut, ni la placer convenablement. La seule fabrique des Dents postiches qui paraît si aisée au premier coup d’œil, exige une attention infinie & une méchanique éclairée (p. 39).
Pour cette méchanique, presque promue au rang d’une spécialité : Il faut que la tête agisse en quelque sorte autant que la main, & que l’Architecte d’une bouche, mesure, combine, raisonne, prévoye & envisage toujours ces trois objectifs, l’ornement, la commodité, la durée (p. 42). Ce que commente Roger Guichard : « L’ornement, nous dirions l’esthétique, la commodité, nous parlerions volontiers d’intégration ». Enfin, combien sage est cette réflexion avant-gardiste de l’actuel consentement éclairé : Au surplus, un habile homme n’entreprend rien sans examiner les inconvéniens qui peuvent arriver des opérations, & sans en prévenir le sujet, afin que dans tous les cas possibles on ne puisse rien lui imputer (p. 43).
III : Réponses à toutes les difficultés qu’on peut former sur l’usage des Dents artificielles.
Les craintes : L’opération est douloureuse, les dents postiches gâtent les autres, elles doivent être enlevées pour manger et pour dormir, elles sont sujettes à tomber à tout moment, elles donnent à la bouche une odeur désagréable, elles ne durent pas longtemps et l’opération doit être recommencée (p. 48-49).
Les devoirs de chacun : Afin d’assurer succès et longévité à la restauration prothétique, le dentiste doit, avant de prendre appui sur d’autres dents, repérer et détruire le principe du mal pour ne pas laisser agir la malignité qui en a causé la perte, qu’il s’agisse d’humeur ou de tartre. Et de son côté, le patient ne doit pas être six mois, un an, quelquefois deux, & davantage, sans donner le moindre signe de vie (p. 58).
Quant au choix des dents artificielles : certains imaginent que toutes ces dents sont tirées de cadavres humains (…), on craint qu’elles ne proviennent de gens qui ont eu des maladies suspectes & contagieuses. Or, quand toutes les Dents seraient effectivement tirées de cadavres, toutes les préparations qu’on est obligé d’y faire avant de pouvoir les mettre en œuvre doivent en ôter le dégoût, & rassurer sur leur usage (p. 71).
Les dents à tenon. Les racines des dents antérieures détruites par la carie sont d’un grand usage pour y substituer des Dents à tenon (p. 78). Au reste, l’idée de ce pivot d’or qu’il faut pour ainsi dire, y sceller, ne doit effrayer personne. On le fait entrer sans violence : il ne faut pour cela ni marteau, ni aucun instrument capable de blesser l’imagination. On ne fait qu’envelopper le tenon dans toute sa longueur, d’un fil propre à se gonfler, aussi-tôt que l’humidité le pénètre, ou d’une matière qui produit le même effet (p. 79-80).
IV : Méchanique des dents artificielles
La méchanique des dents à tenon, des dents attachées avec des fils, des Dentiers à ressorts sont présentés avec leurs nombreux avantages mais aussi leurs inconvénients. Ainsi pour les dentiers à ressort : je ne puis dissimuler que c’est dans la bouche un vrai meuble qui a ses incommodités, & qu’on ne s’y fait dans les commencements qu’avec peine (p. 93). À la question fort naturelle : peut-on manger avec ces dentiers ? il est conseillé de n’user d’abord que d’alimens tendres & capables d’adoucir le jeu de la machine, on parvient peu à peu à manger de tout. Mais il ajoute : j’ai vu cependant des personnes qui ne pouvaient s’accoutumer aux deux Dentiers que, hors des repas, & qui n’en mettaient qu’un simple pour la mâchoire inférieure, qu’elles mettaient précisément pour manger (p. 99).
Dents naturelles et parties postiches : Pour les dents mal arrangées (essentiellement en linguo-position) et qui ne peuvent être redressées, ou pour d’autres fracturées, il est proposé un recouvrement esthétique avec une lame émaillée qu’on attache à la Dent elle même (p. 105).
Dents naturelles devenues postiches : si la dent ne peut plus être consolidée en la liant aux autres, on coupe la racine, on l’attache comme une dent postiche (…) cette ressource peut flatter ceux qui sont jaloux de n’avoir rien d’étranger dans la bouche (p. 107).
Transplantation des Dents
La condition principale pour en assurer le succès est une dent fraîchement tirée d’un jeune sujet, qui se rapporte exactement à la première, & qu’elle soit posée aussi-tôt que l’alvéole qui l’attend sera nettoyé. mais il faut savoir que la transplantation des Dents, indépendamment de la disposition des parties, & de quelque façon qu’on opère, ne réussit pleinement, qu’autant qu’elle est faite sur un sujet bien constitué (p. 118-119)
Dents replantées
Quand j’ai été appelé assez-tôt pour quelques Dents, qu’un accident avait fait sortir de leur alvéole entièrement, ou de manière qu’elles ne tenaient plus que par quelques parties de gencives, j’ai commencé par les replacer, & ensuite je les ai assurées avec des fils que j’attachais aux autres dents. (…) Cette pratique m’a réussi, contre mon espérance, jusque sur des dents de lait (p. 120).
Matière des dents artificielles
On les tire aussi du règne animal, ne pouvant vaincre certains dégoûts concernant les dents humaines (p. 125) même si dans bien des cas, elles sont préférables à toutes les autres (p. 123).
Ces dents doivent être ossifiées pour pouvoir être travaillées à la lime. On préfèrera celles des bœufs proches de la maturité, car le nerf de ces Dents de Bœuf ne s’ossifie qu’en vieillissant (p. 128). Ou encore la Dent de l’Hippopotame, ou Cheval Marin, & celles de plusieurs autres Animaux et Poissons de Mer (…) surtout pour les grandes pièces ou les râteliers (p. 129).
L’emploi fréquent de l’or dont nous nous servons, soit en fil, pour attacher les dents, soit en feuilles, pour en remplir les cavités faites par la carie, soit en plaques, ou en lames, pour redresser les Dents des enfants, a fait naître une erreur populaire, dont la seule bizarrerie m’oblige à parler. Mille personnes, à la vérité aussi mal instruites qu’incapables de réflexions, croient encore qu’on met des Dents de ce métal. Je laisse à imaginer quel serait l’usage d’un ornement aussi ridicule, & qui ne pourrait avoir été introduit que par le luxe extravagant de quelques Midas, plus pourvu d’or que de bon sens (p. 130-131). Puis, Mouton rapporte l’histoire mythique de la molaire d’or de cet enfant de Silésie ; merveille qui surprit autrefois la crédulité d’une infinité de personnes & que l’examen fit évanoüir, (c’était en fait l’œuvre d’un orfèvre), et poursuit : C’est ici l’endroit de proposer une pratique utile, que l’on croira peut-être née à propos de ces fausses imaginations, mais que la réflexion seule m’a suggérée (p. 132). Et il développe ses observations sur les :
Sur l’usure des dents et leur protection
Souvent dans la même mâchoire, j’ai remarqué des Dents plus dures les unes que les autres ; il est donc rare de trouver toutes les dents usées également, et cela n’arrive guère qu’aux incisives, ou Dents de devant, lorsque par un défaut de conformation, les Dents des deux mâchoires tombent perpendiculairement & à plomb les unes sur les autres (p. 134).
Ainsi, si ces dents, dans l’état que je viens de dire, se rencontrent directement, elles ne manquent pas de s’user (…). La même chose arrive lorsqu’il y en a de plus longues les unes que les autres, principalement parmi les molaires (…). On a dans ce cas recours à la lime, mais lorsqu’il se trouve des Dents assez tendres pour s’user par le frottement des seuls alimens (…) Il faut recouvrir la Dent usée d’une calotte d’or qui incruste toute la surface extérieure, & qui soit ajustée de manière que elle ne puisse intercepter aucune portion d’alimens (p.135-137). Concernant plus particulièrement les molaires, c’est véritablement l’ébauche de la future couronne en or. Et s’il s’agit d’incisives, Mouton propose une autre innovation esthétique : l’on peut faire émailler l’extérieur de l’enveloppe de la même couleur que les Dents voisines (p. 139).
Autre innovation à propos des Malocclusions
Il dénonce le menton en galoche et en propose une correction : La mâchoire supérieure doit excéder ou passer par-dessus l’inférieure ; & quand celle-ci excède la supérieure, elle fait allonger le menton d’une manière disgracieuse. C’est pour réparer cette difformité qu’on a inventé des plaques, à l’effet de renfoncer ces sortes de Dents, & de relever celles de la mâchoire supérieure (p.135). C’est la première proposition d’un appareillage orthodontique.
V : Des soins qu’exigent les Dents artificielles
Ils sont les mêmes que pour les dents naturelles. Ils consistent à se laver régulièrement la bouche en se levant, & à emporter avec un couteau, propre à cet usage, ou un curedent, le limon qui peut s’être attaché à la langue, & qui ne manque pas de se déposer sur les Dents. Ce limon qui produit le tuf ou le tartre (…) altère par le moindre séjour la couleur des Dents (p. 140-141).
Outre les humeurs âcres qui descendent du cerveau et les sucs acides & caustiques, que contiennent les alimens (…) un air grossier & marécageux, ou intempéré de quelque façon que ce soit, certaines eaux de fontaine chargées de sels vitrioliques, des alimens trop chauds, sont d’autres causes de désordre (p. 146). Le moyen de contreminer ces impressions est de se laver la bouche & pour peu que l’on soupçonne encore les eaux qui serviront à cet usage, il faut les corriger avec de l’eau-de-vie. On conçoit que cette précaution est moins nécessaire avec les eaux de rivière, qui communément sont moins dangereuses (p. 148). Pour nettoyer les dents, compte tenu de l’arrondissement des dents qui laisse des intervalles plus ou moins grands, surtout du côté des gencives, les petits bâtons (en bois) effilés par les deux bouts, en forme de brosse, me paraissent préférables à toutes autres choses (p. 150). Les soies rudes des petites brosses de crin ou de sanglier sont capables à la longue d’excorier les gencives & de déchausser les Dents (p.157). Suivent les détails du nettoyage partant de la gencive jusqu’à l’extrémité de la dent.
Enfin Mouton ne se prive pas de critiquer un ingrédient, qui sert de base à toutes les compositions, que certains Dentistes distribuent sous des noms fastueux de poudres & d’opiats, & qui sert aussi de passeport à toutes les drogues des Charlatans. On devine bien que je veux parler du Corail, espèce de plante pétrifiée (p. 157). Et après avoir posé la question : Qui peut nier que cette poudre agisse sur la substance même de l’émail, & l’use, sur-tout si le frottement est souvent réitéré ? (p. 160), il conclut que sans le proscrire entièrement il veut qu’on n’en fasse qu’un usage très-rare (p. 161).
L’ouvrage de Mouton est didactique : y sont expliqués avec simplicité les avantages, les inconvénients des solutions prothétiques et les perfectionnements apportés par l’auteur à une discipline tant redoutée. Les conseils sont judicieux et nous livrent d’intéressants éclairages sociaux sur les comportements et les craintes que l’on peut facilement imaginer chez ces patients présents ou à venir. On peut mesurer aussi les dangers sanitaires encourus à cette époque si on en retient par exemple les considérations sur l’eau des fontaines.
Même s’il se défend d’avoir été inspiré par la dent en or de cet enfant silésien, cette dernière a sans doute jouer un rôle catalyseur dans l’invention de sa calotte d’or.
Cet ouvrage destiné au public n’en apporte pas moins quelques innovations qui seront ensuite reprises ou discutées par les successeurs ; même s’il sert évidemment de faire valoir à son auteur, il contribue avec une certaine honnêteté, non seulement à une réelle éducation des lecteurs mais aussi à une mise en garde contre bien des extravagances professionnelles ou charlatanesques de son temps.
André Besombes et Georges Dagen. Fauchard et ses contemporains. SNPMD, 1961, Paris Roger Guichard. « Les préceptes de Claude Mouton », Le Chirurgien-Dentiste de France, n° 924, 11, fevr. 1999, p 38-40. Carlos Gysel. Histoire de l’Orthodontie, p 460, 474, 487, 503, Société Belge d’Orthodontie, 1997, Bruxelles Walter HOFFMANN- AXTHELM. History of Dentitry, Quintessece Publishing Co., Inc. 1981, Chicago, Berlin, Rio de Janeiro and Tokyo Jacob FRANK. Histoire merveilleuse d’une dent d’or creue en la bouche d’un jeune garçon de Silésie. 1595, Lyon Bernhard Wolf WEINBERGER. History oh Dentistry, The C. V. Mosby Company, 1948, St Louis