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Dr Willis's practice of physick, being the whole works of that renowned and famous physician...

London : printed for T. Dring, C. Harper, and J. Leigh. 1684

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Claire Crignon
pour le projet ANR Philomed
Maître de conférences en philosophie à l’Université Paris-Sorbonne
crideo@free.fr
04/11/2011

La pensée et l'œuvre du médecin anglais Thomas Willis sont longtemps restées dans l'ombre de celles de médecins et physiologistes plus célèbres : celles de son rival Thomas Sydenham, celui que l’on nomme l’Hippocrate anglais, ou encore de William Harvey. Né en 1621 à Oxford, Thomas Willis commence ses études de médecine en 1643, au moment même où éclate en Angleterre la première guerre civile. Thomas Willis obtient en 1646 la licence qui lui permet d’enseigner et de pratiquer la médecine, mais sa carrière atteint un point culminant en 1660, date du retour de la monarchie avec l’arrivée sur le trône de Charles II (Willis a pris le parti des royalistes). Il obtient alors la chaire de philosophie naturelle à Oxford et il prononce des leçons hebdomadaires sur les fonctions des sens internes et externes (Of the Anatomy of the Brain, The Preface to the Reader, p. 43).

Bien que William Harvey soit présent à Oxford jusqu’au départ du roi en 1646 et ses thèses largement diffusées en Angleterre, l’enseignement de la médecine demeure pourtant très traditionnel. Les œuvres d’Hippocrate et de Galien constituent jusqu’à la fin de années 40 le socle de l’enseignement médical et sont défendues par les membres du Royal College of Physicians contre toute forme de découverte ou d’innovation. L’influence de l’aristotélisme et de la scolastique est encore très forte et explique la nature très formelle des disputes et controverses médicales ainsi que leur éloignement par rapport à l’observation et à la pratique de l’anatomie.

Tout en se conformant de l’extérieur à ces exigences (il reprend par exemple dans son De Anima Brutorum, en 1672, la tripartition aristotélicienne de l’âme végétative, sensitive et rationnelle), Willis affirme pourtant clairement, dès la parution en 1664 du De Cerebri Anatome (Of the Anatomy of the Brain dans la traduction Pordage) son choix de ne pas fonder l’étude de la nature sur les opinions reçues mais de s’en remettre aux « observations oculaires » et à la pratique de l’anatomie. Dans la lignée de Francis Bacon, son œuvre est le reflet d’une pratique collaborative de la science et se fonde sur le recours à l’observation et à l’expérimentation. Retraçant l’histoire de la naissance de la Royal Society, Thomas Sprat le mentionne en 1669 comme l’un des principaux instigateurs (avec Seth Ward, Robert Boyle, John Wilkins, William Petty, Matthew Wren, John Wallis, Robert Hooke) de cette « manière libre de raisonner » qui a permis à la philosophie naturelle de se libérer du respect aveugle pour les autorités (The History of the Royal Society, The Second Part, section 1, p. 53 et 55).

Rédigés en latin, les traités médicaux de Th. Willis sont traduits en anglais et réunis après sa mort par l’un de ses élèves, Samuel Pordage, dans une édition des œuvres complètes qui connaîtra plusieurs rééditions et qui comprend onze traités : I. Of Fermentation. II. Of Feavers. III. Of Urines. IV. Of the Accension of the Blood. V. Of Musculary Motion. VI. Of the Anatomy of the Brain. VII. Of the Description and Use of the Nerves. VIII. Essay of the Pathology of the Brain and Nervous Stock. IX. Pharmaceutice Rationalis. X. Of the Scurvy. XI. Two Discourses Concerning the Soul of Brutes.

D’un point de vue méthodologique, il convient de partir de la lecture du traité sur la fermentation et les fièvres (Two Medical Philosophical Observations Concerning Fermentation and Fevers, London, 1659) pour cerner la manière dont Willis entend constituer sa philosophie naturelle. Soulignant la diversité des opinions philosophiques au sujet de l'origine des choses (of Fermentation, ch. I, « Of the principles of natural things »), Willis retient trois approches possibles : premièrement la théorie des humeurs, deuxièmement l’approche corpusculaire, et troisièmement la décomposition chimique des corps vivants. Si la doctrine péripatéticienne des quatre éléments (eau, air, feu et terre) bénéficie encore des faveurs du vulgaire, elle ne rend pourtant compte que de l’apparence des choses sans rien nous apprendre concernant leur nature. Concernant le premier principe d’explication (théorie des humeurs), Willis tire les conclusions de la découverte du principe de circulation sanguine par William Harvey en estimant que seul le sang joue un rôle dans la santé et la maladie. Celles-ci ne peuvent dès lors plus s’expliquer par le principe d’un équilibre ou d’un déséquilibre entre les humeurs (Of Feavers, ch. I, p. 38). Quant au sang il doit moins être considéré comme une « humeur » que comme un véritable principe de vie. Il accorde davantage d’importance à l'hypothèse démocritéenne ou épicurienne, réactualisée par des penseurs comme Gassendi, qui rend compte des effets naturels par les mouvements des atomes et des particules de matière. Si cette seconde approche est indispensable pour dévoiler la nature des corps vivants elle ne doit pas conduire à imposer un modèle purement mécaniste, en termes de mouvements, grandeurs et figures. Voilà pourquoi Willis accorde finalement sa préférence à la troisième approche, celle des médecins chimistes (Sylvius - ou François de le Boë, Van Helmont). L’analyse chimique révèle la nature active et dynamique des particules élémentaires qui constituent les corps vivants. Le sang lui-même doit faire l’objet d’une décomposition chimique pour comprendre son rôle dans l’apparition des maladies.

Il convient cependant de noter que Willis cherche moins à invalider une approche au profit d’une autre qu’à mettre en évidence leur force et leurs limites ou leur complémentarité. La décomposition chimique des corps ne vient pas disqualifier l’approche corpusculaire mais s’avère nécessaire pour rendre compte de la complexité des phénomènes de la vie. Cette approche éclectique, que l’on retrouve chez son contemporain Walter Charleton, constitue sans doute l’un des traits saillants de l’anthropologie médicale qui se développe en Angleterre à l’âge classique. Les nombreux emprunts de Willis à la pensée de Gassendi (le concept de « semina rerum », la définition de l’âme sensitive comme « fleur de la matière » dans le Syntagma Philosophicum) traduisent, selon Roselyne Rey, le souci de proposer une alternative au cartésianisme en produisant un « mode d’intelligibilité du vivant qui réintroduise la finalité sans exclure le mécanisme ».

En ce qui concerne l’apport de Willis à la pensée philosophique et à la science médicale, on retiendra tout d’abord l’effort pour proposer une localisation cérébrale des fonctions de l’âme. Répondant au souci exprimé par Bacon dans The Advancement of Learning (1605) de faire de l’esprit un objet d’enquête légitime pour la philosophie naturelle, Willis se fonde, comme il l’explique dans la Préface du De Cerebri Anatome, sur la pratique de l’ouverture et de la dissection post mortem pour découvrir les « parties secrètes et les repères intérieurs de l’esprit » (Of the Anatomy of the Brain, The Preface to the Reader, p. 43), prenant ainsi le risque de se voir accuser d’athéisme. Willis distingue dans le cerveau deux grandes parties qu’il relie à l’exercice des fonctions volontaires et involontaires. Le cerebrum et le corpus callosum d’une part rendent compte de l’exercice des facultés spirituelles les plus complexes comme la raison, l’imagination, la mémoire et le sens commun. Le cervelet (cerebellum) d’autre part, joue le rôle de « dispensaire » pour les esprits animaux et permet de les diriger pour assurer l’exercice des actes involontaires, comme les battements du cœur, la respiration, la digestion. Nicolas Sténon (1638-1686) dénoncera, un an plus tard, dans son Discours sur l’anatomie du cerveau (1665), cette illusion consistant à croire qu’il suffirait de comprendre la nature physiologique du cerveau pour rendre l’âme transparente à elle-même.

C’est ensuite l’interprétation du mouvement des nerfs comme action dynamique qui a retenu l’attention des historiens et philosophes des sciences, et en particulier celle de George Canguilhem dans La formation du concept de réflexe aux XVII et XVIIIe siècles (1955). Comme le souligne Canguilhem, l’explication proposée par Willis de la physiologie du cerveau et de l’action des nerfs est orientée vers le souci qui l’anime d’identifier les causes des maladies de l’esprit, en rejetant l’explication humorale ou l’explication démonologique encore fréquentes au XVIIe siècle. Contrairement à Descartes qui « produit une théorie de la médecine hors de tout exercice de la médecine », procédant « du normal au pathologique » (Canguilhem), Willis part de son expérience de la pathologie pour tenter de définir la norme.

Ce souci de partir d’une description clinique des cas fait aussi de lui l’un des initiateurs du projet de nosologie systématique qui sera poursuivi par son contemporain Thomas Sydenham. C’est en se fondant sur l’observation empirique et le travail de dissection des organes qu’il sera possible d’élaborer une classification rationnelle des maladies et d’établir la pharmacologie sur des fondements solides, au lieu de la laisser aux mains des charlatans (cf.Pharmaceutice Rationalis, première partie 1674, seconde partie publiée de manière posthume en 1675).

Plus généralement, l’observation empirique constitue le critère à l’aune duquel il est possible d’évaluer de manière critique le savoir médical légué par les anciens et de remettre en cause la conception de l’homme qu’il permettait de fonder. Voilà pourquoi la découverte de Harvey concernant le sang est importante : elle permet de comprendre la véritable nature des fièvres et le rôle du sang dans l’apparition des maladies, et donc aussi de définir de nouvelles méthodes de traitement. C’est le souci de guérir l’être humain des pathologies qui l’affectent à la fois dans son corps et dans son esprit qui anime Thomas Willis et qui le conduit à accorder autant d’importance à la compréhension des maladies mentales (hystérie, mélancolie, épilepsie, folie etc.) qu’à celle des maladies corporelles. L’image de l’homme qui émerge de cette pensée médicale est celle d’un être traversé par des conflits intérieurs, dont la supériorité sur le reste de la création est constamment questionnée.

 

Eléments de bibliographie :

William F. Bynum, « The Anatomical Method, Natural Theology, and the Functions of the Brain », dans Isis, vol. 64, n° 4, déc. 1973, pp. 444-468

Kenneth Dewhurst, Thomas Willis's Oxford Lectures, Oxford, Sanford Publications, 1980

Georges Canguilhem, La formation concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1955, rééd. Vrin, 1977, chapitre III.

Robert G. Frank, Harvey and the Oxford Physiologists, Scientific Ideas and Social Interaction, Berkeley, University of California Press, 1980

Robert G. Frank, « Thomas Willis and His Circle », dans G. S. Rousseau (éd.), The Languages of Psyche, Mind and Body in Enlightenment Thought, Berkeley, University of California Press, 1990

Hansruedi Isler, Thomas Willis 1621-1675, Doctor and Scientist, New York – London, Hafner Publishing Company, 1968.

Roselyne Rey, « Gassendi et les sciences de la vie au XVIIIe siècle », dans S. Murr (éd.),Gassendi et l’Europe (1592-1792), Paris, Vrin, 1997, pp. 189-201.

Carl Zimmer, Soul made Flesh, How the Secrets of the Brain Were Uncovered in Seventeenth Century England, London, William Heinemann, 2004