Présentation • Mode d’emploi • Services associés • Réutilisations
De anima brutorum quae hominis vitalis ac sensitiva est, exercitationes duae. Prior physiologica ejusdem naturam, partes, potentias & affectiones tradit ; altera pathologica morbos qui ipsam, & sedem ejus primariam, nempe cerebrum & nervosum genus afficiunt, explicat, eorumque therapeias instituit, cum figuris
Londini : Prostant apud Gulielm. Wells, & Rob. Scot. 1672
Consulter ce document en ligne
Claire Crignon pour le projet ANR Philomed Maître de conférences en philosophie à l’Université Paris-Sorbonnecrideo@free.fr 19/06/2012 Le De Anima Brutorum du médecin oxonien Thomas Willis paraît à Oxford en 1672 et est immédiatement recensé dans les Philosophical Transactions (20 mai 1672). L’auteur du compte-rendu résume en anglais le projet de Willis tel qu’il est présenté dans la préface au lecteur (Praefatio Ad Lectorem). Il s’agit d’exécuter la promesse formulée dans le De Cerebri Anatome (1664) : compléter l’élucidation de la physiologie du cerveau et du système nerveux par une étude des pathologies qui peuvent les affecter.
L’originalité de la démarche de Thomas Willis dans ce traité consiste à rapporter ces maladies de l’esprit à l’âme des bêtes (anima brutorum). L’ouvrage s’inscrit donc dans un débat philosophique central de l’époque moderne. Descartes et Gassendi y prennent part, suivis quelques années plus tard par Bayle et Leibniz. Contrairement à Descartes, Willis affirme que l’âme n’est pas purement spirituelle, mais qu’elle est aussi corporelle. Dotée d’une extension, il est possible de distinguer en elle des parties et des membres. C’est à Pierre Gassendi que Thomas Willis emprunte ce concept d’ « anima brutorum » (Syntagma Philosophicum, 1658) ainsi que la distinction entre une partie vitale de cette âme, résidant dans le sang et comparable à un feu, et une partie sensitive, comparable à une lumière et se propageant dans le cerveau et le système des nerfs.
L’enjeu de ce que Willis nomme lui-même « la doctrine paradoxale de l’âme corporelle » (Praefatio) est tout autant anthropologique que métaphysique. Contre Pereira et Descartes, Willis affirme que le modèle de la machine ne peut suffire à rendre compte de la complexité et du dynamisme des fonctions animales (I, I, p. 5-6). L’âme animale et sensitive, présente dans tout le corps grâce au rayonnement des esprits animaux, permet de rendre compte, chez l’animal comme chez l’homme, des principales fonctions vitales (reproduction, nutrition, digestion, circulation sanguine, locomotion). Elle rend en outre les animaux capables de percevoir, de mémoriser des sensations et de connaître, au moins sous une forme empirique et rudimentaire (I, VI : « De Scientia seu Cognitione Brutorum »). Faisant largement usage de l’anatomie comparée, Willis s’appuie sur des expériences de dissections animales (insectes, homards, vers de terre, moutons, huîtres) pour faire état de l’existence d’une forme de vie psychique chez les animaux inférieurs et d’une certaine proximité entre l’homme et l’animal (l’exemple de l’huître sera repris par Leibniz dans les Nouveaux Essais, livre II, ch. IX, §14 pour établir l’existence de « petites perceptions »).
La doctrine de l’âme corporelle permet enfin de progresser dans la compréhension des tempéraments et des caractéristiques propres à chaque être humain et de proposer des méthodes de guérison adaptées aux différents cas de maladies de l’esprit, décrites dans la seconde partie de l’ouvrage (frénésie, léthargie, vertige, folie, mélancolie, épilepsie, hystérie…). L’âme n’est plus l’objet réservé de la théologie ou de la métaphysique, elle entre dans le champ de la philosophie naturelle et de la médecine.
Sur un plan métaphysique, cette doctrine permet de construire une alternative au dualisme cartésien de l’âme et du corps et de comprendre comment l’âme rationnelle entre en relation avec le corps (« quo nexu anima rationalis, corpori unitur », I, VII, p.117). Willis a précisé dès le traité sur l’anatomie du cerveau que la glande pinéale ne pouvait être considérée comme le siège de l’âme. Le travail de dissection révèle en effet que cet organe peut être bien plus développé chez des animaux (poissons, poulets) destitués de toute capacité mémorielle ou imaginative que chez l’homme. Elle ne peut donc pas rendre compte des facultés supérieures de l’âme (cf. De Cerebri Anatome, ch. XIV, p. 169).
En attribuant à cette âme corporelle une faculté de connaître, même simplement sensitive, Willis reconnaît à la matière un pouvoir perceptif. Il y a là une source possible pour comprendre la genèse du débat sur la matière pensante, tel qu’il prendra forme dans la pensée de John Locke, élève de Thomas Willis (Essai sur l’entendement humain, livre IV, ch. 3, § 6). Comme le souligne l’auteur du compte-rendu paru dans les Philosophical Transactions, il faudrait, pour écarter cette hypothèse, être en mesure de prouver que le créateur de toutes choses ne possède pas le pouvoir d’attribuer à la matière les facultés lui permettant d’exercer les fonctions d’une vie sensitive. Une telle doctrine ne devrait donc pas apparaître comme suspecte aux yeux des défenseurs de la religion.
Willis sait pourtant qu’elle ne manquera pas de lui valoir des accusations de matérialisme et d’athéisme: « En réalité je ne suis pas certain qu'il plaira à tous que j'institue cette doctrine quelque peu paradoxale de l'âme animale ; que j'assigne à cette âme par laquelle les brutes comme les hommes vivent, sentent, se déplacent, non seulement une extension, mais des membres, et comme des parties organiques, et aussi des maladies spécifiques, ainsi que les moyens et des méthodes de les guérir (...) » (Praefatio ad Lectorem). En effet si l’âme possède une extension et est sujette aux maladies, comment continuer à affirmer son immortalité ? Reprenant la tripartition aristotélicienne entre une âme nutritive, sensitive et rationnelle, Willis répond à ce type d’objection en affirmant la supériorité de l’âme rationnelle sur l’âme corporelle. D’une part, elle élève l’homme au-dessus des plaisirs sensuels ; d’autre part, elle disparaît avec le corps au moment de la mort, alors que l’âme rationnelle survit au corps. Enfin, comme il le précise dans le chapitre VII de la première partie (« Anima corporea, sive Brutorum, cum anima rationali comparatur »), l’âme rationnelle est ce qui rend l’homme capable de dépasser le sensible et d’abstraire pour former des idées comme celles de Dieu, des Anges, du soi, de l’infini, de l’éternité.
Toutefois la présence dans l’esprit humain de deux âmes fait de l’homme un « animal à deux âmes » comparable à un Géryon, ce géant à trois têtes de la mythologie grecque (Praefatio ad Lectorem). Déchiré entre ce que lui ordonne l’âme rationnelle et ce que lui enjoint l’âme corporelle, l’être humain se retrouve alors dans la situation d’un soldat appartenant en même temps à deux armées ennemies et recevant des ordres contradictoires (Willis fait ici référence à la guerre civile anglaise) ou dans celle de « jumeaux luttant à l’intérieur de la même matrice » (I, VII, p. 122-123). Le travail de dissection de l’âme corporelle révèle, comme l’a souligné J. Pigeaud, l’existence d’un « homme intérieur », sorte de double de « l’homme extérieur disséqué par l’anatomiste ». Il met aussi en évidence les limites du projet de maîtrise de la vie sensitive et animale par les facultés rationnelles.
Eléments de bibliographie :
Abrégé de la philosophie de Gassendi par F. Bernier, Anisson et Postel, Lyon, 1678, t. V, ch. III : "Quelle est l'âme des brutes", pp. 453-490
François Duchesneau, Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz, Paris, J. Vrin, 1998, ch. III
Jackie Pigeaud, « Délires de métamorphose », dansMelancholy and Material Unity of Man, 17th-18 Centuries, Gesnerus, Swiss Journal of the History of Medicine and Sciences, vol. 63, n°1/2, 2006, pp. 73-89
Ann Thomson, « Materialist Theories of Mind and Brain », dans W. Lefevre (éd.), Between Leibniz, Newton and Kant, Kluwer Academic Publishers, 2001, pp. 149-173
Ann Thomson, Bodies of Thought : Science, Religion, and the Soul in the Early Enlightenment, Oxford, Oxford University Press, 2008
John P. Wright, « Locke, Willis, and the seventeenth-century Epicurean Soul », dans Margaret J. Osler (éd.), Atoms, pneuma, and tranquility, Epicurean and Stoic Themes in European Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, pp. 239-258