Des pierres précieuses [a][1][2]
J’entends les escarboucles, [3] les grenats [4], les hyacinthes, [5] les rubis, les saphirs, [6] les émeraudes [7] et autres drogues, dont je parlerai en gros, [1][8] vu qu’il faudrait faire un gros livre s’il m’en fallait traiter d’un chacun en particulier. Je dis seulement, en général, de toutes ces pierres que ce sont des pierres, et rien de plus ; qui, pour être un peu plus fines et plus déliées que n’est la meule du moulin, laquelle écache [2] le blé (combien que celle-ci soit extrêmement nécessaire à la vie des hommes), ont été introduites en la médecine par les Arabes, [9] qui ont voulu tout mettre en œuvre et leur ont attribué des facultés merveilleuses, dont ils n’eurent jamais l’ombre et que l’expérience n’a jamais confirmées ; joint que ces fragments qu’ils appellent précieux et toutes ces poudres si artificiellement préparées ne peuvent en aucune façon être digérées par la chaleur naturelle, non plus que des cailloux ou de la pierre-ponce pulvérisée. Elles ont leurs qualités matérielles, qui est de dessécher, et rien de plus. Dans les fièvres malignes [10] et pestilentes, [11] elles n’ont non plus de pouvoir sur la pourriture qui les produit que de la craie ou du plâtre. C’est folie d’en attendre aucun secours. Et ce qui est vrai de la peste [12] est vrai pareillement en toutes les maladies dans la guérison desquelles les Arabes recommandent telles bagatelles.
Mais, me dira quelqu’un, ces fragments précieux, étant pulvérisés, boivent comme une éponge les sérosités malignes qui regorgent du foie [13] ou de la rate [14] dans l’estomac, et qui y abondent ordinairement dans les fièvres pestilentes et pourprées. [15] À quoi je réponds que ce dégorgement de sérosités dans le fond du ventricule, [16] qui est le plus souvent imaginaire, n’est, tout au pis aller, qu’un simple symptôme qui n’a besoin d’aucun remède particulier ; ou même, quand il lui en faudrait, au moins ne faudrait-il point aller dans les Indes Orientales, [17] ni passer le cap de Bonne-Espérance ou la mer Rouge pour en apporter des remèdes si chers et de si peu de profit. Outre qu’il en faudrait prendre beaucoup pour boire cette sérosité maligne, et s’ensuivrait que cela ferait un mortier dans l’estomac, qui ferait obstruction, boucherait les orifices des veines, si bien qu’empêchant la transpiration, [18] cela augmenterait la pourriture et, par conséquent, la maladie ; vu qu’un bouillon, [19] un verre de tisane commune, [20] un quartier de pomme cuite, un verre de limonade bien faite, [21] voire même un verre d’eau fraîche, y valent mieux que tous ces fragments qui ne sont précieux qu’aux apothicaires [22] qui les vendent, et qui peuvent être nommés fragments pernicieux aux malades qui se fient à ces remèdes de coupe-bourses, au lieu de servir des grands remèdes, de l’usage desquels la vraie médecine nous promet du secours, qui croissent chez nous et que nous avons en main, tels que sont la saignée, [23] la purgation, [24] le régime de vivre, [25] les citrons, les oranges, [26] les grenades, [27] l’épine-vinette, [3][28] le verjus et autres rafraîchissements acides qui résistent à la pourriture.
> Retour au sommaire des 11 observationsMéthode d’Hippocrate, Observation vi, pages 70‑71.
Guy Patin a souvent parlé de la hyacinthe dans ses lettres, pour la dénigrer ; cette pierre n’était qu’un des composants de la prodigieuse confection homonyme, qui contenait aussi saphirs, émeraudes, topazes, perles, coraux, feuilles d’or, etc. (v. note [9], lettre 5).
Aujourd’hui moins connues des spécialistes, deux des gemmes citées méritent une explication.
« pierre précieuse et fabuleuse, dont Pline et plusieurs autres ont dit beaucoup de merveilles. {a} Ce n’est en effet qu’un gros rubis ou grenat rouge, brun et enfoncé, {b} tirant sur le sang de bœuf, qui jette beaucoup de feu, surtout quand il est en cabochon et chevé. {c} On a voulu faire accroire que l’escarboucle venait d’un dragon. Vartoman dit que le roi du Pégu {d} n’usait point d’autre lumière la nuit, pour se faire voir, que de son escarboucle, qui rendait une lumière aussi vive que celle du soleil. Il ment puamment, respect du lecteur. {e} Cette pierre a la dureté de l’émeraude orientale, et quelques-uns l’estiment le plus après le diamant. Son nom lui vient du latin carbunculus, comme qui dirait charbon ardent ; et pour cela, les Grecs l’appellent anthrax. » {f}
- Histoire naturelle, livre xxxvii, chapitres xxv ‑xxvi (Littré Pli, volume 2, pages 551‑553).
- Profond.
- Un cabochon est une « pierre précieuse à laquelle on laisse sa forme primitive et qu’on polit sans la tailler » ; chever, c’est « creuser une pierre précieuse par-dessous, pour affaiblir la couleur lorsqu’elle est trop forte » (Littré DLF).
- Ludovicus Vartomanus (Louis Varthema ou Borthema) est un gentilhomme bolonais du xvie s. qui a publié le récit de son voyage en Afrique et en Asie.
V. notule {a}, note [32] du Faux Patiniana II‑6, pour le royaume de Pégu en Birmanie.
- Adaptation d’une expression que Furetière a illustrée au mot respect : « Cela est faux, respect de ceux qui m’écoutent. »
- V. notes [6], lettre 64, pour une définition plus bénigne de l’anthrax (furoncle), et [6], lettre 5, notule {b}, pour le nom d’escarboucle qu’on donnait au charbon pesteux (bubon nécrosé et très enflammé).
Contrairement à Patin, Jean Fernel a loué les vertus de quelques fragments précieux dans sa Thérapeutique universelle (Paris, 1655, v. note [1], lettre 36), livre v, chapitre xxi, Des médicaments qui chassent les affections du cœur, appelés cardiaques (pages 424‑425) :
« On tient que le saphir, étant bu, soulage ceux qui ont été frappés du scorpion, qu’il préserve le cœur de toute impression de venin et qu’il apporte de l’amendement aux ulcères de l’intestin. L’hyacinthe remédie aussi aux coups des bêtes vénéneuses et aux affections malignes. L’émeraude en fait autant, non seulement étant bue, mais pendue au col, elle dissipe la mélancolie et la tristesse. »
Écacher : « écraser en aplatissant » (Littré DLF).
L’épine-vinette est une plante de nos contrées, proche mais distincte de l’aubépine (Furetière) :
« petit arbre qui porte des fruits rouges fort astringents. Cet arbrisseau, avec le temps, parvient à hauteur d’arbre. Il est tout épineux depuis le pied jusqu’à la cime et ses pointes sont longues, menues, blanchâtres, aisées à rompre et à piler, qui poussent trois à trois d’un même lieu. Son écorce est blanche, polie, lissée et mince. Son bois est jaune, frêle et spongieux. Il a force racines jaunes et rampantes presque à fleur de terre. Il pousse dès le pied plusieurs rejetons et surgeons comme le coudrier. Ses feuilles sont presque semblables au grenadier, si ce n’est qu’elles sont plus déliées, plus larges et environnées tout alentour de petites pointes. Au commencement de mai, il pousse une fleur jaune faite en grappe, aussi bien que son fruit, laquelle sent assez bon. Ses grains longuets ne sont rouges qu’étant mûrs et sont semblables aux pépins d’une grenade, mais ils sont plus longs et ont un goût âpre et aigu. Ils enferment de petits noyaux, dont on fait du vin que les apothicaires appellent improprement vin de berberis, qui est beaucoup plus acide que le jus de grenade. On en confit et on en fait du cotignac. {a} Il y en a aussi une espèce sans pépins. Cet arbre s’appelle en latin crespinus, berberis, {b} spina appendix, oxyacantha. » {c}
- V. note [7], lettre 440.
- En arabe.
- En grec. « L’épine-vinette a été ainsi nommée parce qu’on fait avec ses baies une sorte de vin. Peut-être aussi est-ce à cause de ses fruits en grappes qui lui donnent l’aspect d’une petite vigne » (Littré DLF).
Thomas Corneille dit du vin d’épine-vinette que « si on en use dans les fièvres malignes qui sont très aiguës, et même dans les fièvres pestilentielles avec sirop violat et eau, non seulement il étanche la soif, mais il supprime et éteint toutes vapeurs malignes, colériques [bilieuses] et pestilentielles, et empêche qu’elles ne suffoquent ou le cœur ou le cerveau. On l’ordonne aux fluxions et dévoiements d’estomac, et il est fort bon pour plusieurs autres usages sur lesquels on n’a qu’à consulter Matthiole. » Dans son commentaire de Dioscoride, Matthiole (Lyon, 1572, v. note [42], lettre 332) a longuement parlé de l’épine-vinette au chapitre cv, De l’aubépin (ou aubépine), livre i (pages 116‑120).
Le raisonnement de Guy Patin sur l’inefficacité thérapeutique des minéraux pulvérisés ne manquait pas de bon sens. Toutefois, on utilise aujourd’hui, sous le nom de chélateurs (du grec chêlê, pince) des médicaments amorphes (ne quittant pas le tube digestif après avoir été absorbés par la bouche) capables de capter certaines substances néfastes, notamment métalliques et ioniques, pour les éliminer. En outre, la consommation habituelle de craie ou d’argile (perversion alimentaire qui porte le nom de pica, la pie en latin) peut aggraver des carences en fer en empêchant son absorption digestive.