Note [14]
La lettre de Charles Le Noble a bien sûr impressionné les partisans de la sanguification cardiaque. Jean Pecquet y a immédiatement riposté par le Clypeus, sous le pseudonyme de Guillaume de Hénaut. Thomas Bartholin y a répondu cinq ans plus tard dans le Spicilegium secundum ex vasis Lymphaticis [Second Spicilège tiré des vaisseaux lymphatiques], {a} dont le chapitre iii (pages 16‑20) est intitulé Caroli le Noble de Lacteis et Lymphaticis observatio [Observation de Charles Le Noble sur les vaisseaux lactés et lymphatiques] :
Carolus le Noble Med. Doctor et Anatomicus Rothomagensis, nostro in Hominibus exemplo incitatus, Lacteorum vasorum in Homine investigationi diligenter incubuit. Plenis buccis illius industriam et labores deprædicat Magnus Riolanus in Epist. Resp. non tam quod in rei veritatem inquisiverit, quam quod Hepati suum officium sanguificandi restituerit, et longè sit ejus descriptio dissimilis à nostra descriptione in Homine, ideoque illius relationi magis fidit. Ego quoque nobilem Dn. de Noble operam æstimo ; quanquam diversa sentiat scribatque. Dignos enim encomio reputo, quicunque naturæ vocanti parent, proprijsque oculis et manibus vident palpantque. Nunquam mihi soli naturam vindicavi, quum sciam alijs quoque patere, ideoque editis monumentis omnes orbis eruditos ad Naturæ commercia invitavi. Riolani verò iniquam censuram æquo animo patiar ; quem, licet opinionibus et animo à me dissidentem, rebus humanis 1657. die 19. Febr. anno ætatis 80 Parisijs ereptum, propter alia et innumera in Rempublicam Medicinam merita, seriò doleo, semperque dolebo ; ideo manes illius turbare nolo, sed quietos esse opto. Operosus verò est le Noble in edit. Obs. Rar. et Nov. ut contra Pecquetum ejusque fautores, Hepatis officium restituat in integrum, quem conatum irritum illi reddidit et invertit Guilielmus de Henaut Doctor ididem Rhotomagensis contra collegam suum in clypeo ad Nobiliss. Mentelium, ut hoc labore supersedere possim, inprimis cum doctissimè partes cordis contra hepar ejusque cultores nuper egerit Petrus Guiffartus in Epist Gallica de chyli notitia ejusque vasis, ubi nobilis quoque valvulæ descriptionem interserit, Rhotomagi nuperrimè repertæ in trunco ascendente venæ cavæ, juxta venæ coronariæ exortum, à natura provida eo loci collocatæ, ne sanguinis per venam cavam adscendentis et chyli è superioribus descendentis fiat concussio.Quantum verò Dn. le Noble descriptio differat à mea, videamus. […] Digna memoriæ observatio, de cujus veritate plures experientiæ judicabunt. Ego in dubium non vocabo, quia parum à mea differt. Primâ sane fronte glandulæ nostræ lumbares junctæ cernuntur, et tunica inclusæ, sicut Figurâ Primâ Lact. Thor. Lit. f. expressimus, et ipse le Noble suum Receptaculum glandulis invenit distinctum. Quod si involvens membrana vel chylum contineat, vel ex glandulis lumbaribus per sectionem læsis eum excipiat, non idcircò litem ulli movebo, aliis lucem fœnerasse contentus. Lugduno Batavorum prioribus annis ad me misit D. Wilhelmus Wormius, haud degener Magni Parentis filius, iconem Receptaculi lactei in homine ibidem inventi, manu accurate ingeniosi Olai Rudbeckij delineatam, placuitque mihi elegans lactearum augmentum, vel eo nomine, quod me judice, Lymphaticus ramus visus sit ibidem à receptaculo lacteo ad inferiora descendere, per quem aqua Receptaculo ex inferioribus infundatur. Protervi esset animi, ægrè ferre observationum suarum incrementa. Quanto quisque erectior ad honesta et vera, tanto his promovendis majori ope insudat, votoque prosequitur. Non dubitandum interim, multa se pro ordinarijs subinde dissecantium oculis subjicere, quæ raris sunt annumeranda, qualis quoque est duplex lactearum thoracicarum insertio, in brutis Pecqueto notata, et jam in homine Carolo le Noble semel visa. Neque ex sero vel chylo diluto aquæ specie effluente, haud multo dissimili illi quæ in vasis Lymphaticis reperitur, rectè negaverat doctissimus ille Medicus Rhotomagensis, cujus nomini parcit, verum esse Receptaculum, quippe in Receptaculum quoque aqua seu lympha colligitur velut in communem alveum, ut vel cum chylo, quem diluit, vel, finita illius distributione, per thoracicas sola adscendat. Reapse verò compressione Receptaculi chylum crassiorem expressit le Noble, et suæ observationis veritatem stabilivit.
[Charles Le Noble, docteur en médecine et anatomiste de Rouen, inspiré par nos recherches, s’est soigneusement penché sur l’exploration des lactifères chez l’homme. Dans la réponse qu’il a faite à sa lettre, le grand Riolan se fie tout à fait sa description, bien qu’elle soit fort différente de la nôtre, et vante haut et fort son ingéniosité et son travail, non tant parce qu’il s’est enquis du vrai de cette affaire, que parce qu’il a rendu la sanguification au foie. {b} J’estime aussi le distingué M. Le Noble, bien qu’il pense et écrive autrement que moi, mais je tiens pour dignes de louange tous ceux qui obéissent à l’appel de la nature, en se fondant sur ce que voient leurs yeux et palpent leurs mains. Jamais je n’ai prétendu être le seul à connaître la nature car je sais qu’elle se montre aussi aux autres, et c’est pourquoi, dans tous les livres que j’ai publiés, j’ai invité tous les savants du monde à la consulter comme je fais. J’ai patiemment supporté l’injuste censure de Riolan, et bien que son avis et son caractère aient été opposés aux miens, j’ai été profondément peiné et le serai toujours par sa mort, survenue à Paris le 19 février 1657, en sa 80e année d’âge, en raison des innombrables services qu’il a autrement rendus à la république médicale. Je ne désire donc en rien troubler le repos de son âme. Le Noble a vraiment beaucoup travaillé pour mettre au jour ses Observations rares et nouvelles, où il restitue entièrement la sanguification au foie, contre Pecquet et ses défenseurs ; mais en vain, car Guillaume de Hénaut, docteur agrégé au même Collège médical de Rouen, a énoncé le contraire dans le Clypeus, qu’il a dédié au très noble Mentel. J’aurais pu me dispenser de citer ce livre, étant donné que Pierre Guiffart a plus récemment et fort doctement donné la priorité au cœur sur le foie et sur ses adorateurs dans sa Lettre touchant la connaissance du chyle et de ses vaisseaux, qu’il a écrite en français. {c} Il y a aussi inséré la description d’une noble valvule, tout récemment découverte à Rouen dans le tronc de la veine cave inférieure, auprès de la terminaison de la veine coronaire, et que la prévoyante nature a placée là pour que le chyle venant de la veine cave supérieure ne se mêle pas au sang cave inférieur. {d}
Voyons donc en quoi la description de M. Le Noble est différente de la mienne. […] {e} L’observation est digne de mémoire, mais maints autres jugeront de son exactitude. Je ne la mets pas en doute car elle est presque identique à la mienne. Le tout premier coup d’œil distingue que mes petites glandes lombaires sont jointes les unes aux autres et enfermées dans une membrane, comme le montre la première figure de mes Lactifères thoraciques, à la lettre f, {f} mais Le Noble a trouvé que son réservoir était distinct des dites glandes. Je n’irai pourtant pas engager une dispute sur la question de savoir si la membrane qui les enveloppe contient du chyle, ou si le chyle qui en sort quand on l’incise vient des petites glandes lombaires qu’on a blessées dans le même temps ; je me contente de laisser à d’autres le profit de tirer cela au clair. Ces dernières années, M. Willem Wormius, digne fils d’un éminent père, {g} m’a envoyé de Leyde l’image du réservoir laiteux qu’on y a mis au jour chez un homme, dessinée par l’habile main d’Ole Rudbeck ; et j’ai eu plaisir à y voir une élégante augmentation de mes lactifères car on y observait, à mon avis, un rameau lymphatique semblant descendre du réservoir vers les parties inférieures, et par où de l’eau s’y écoulerait. Rudbeck serait hardi de présenter désagréablement cela comme une extension de ses propres observations. {h} Plus chacun est enclin à l’honnêteté et à la sincérité, plus il transpire à les promouvoir avec grande énergie, et à les désirer. Il ne faut toutefois pas douter que bien des choses se présentent souvent comme banales aux yeux de ceux qui dissèquent, mais sont à tenir pour des raretés : ainsi en va-t-il de la double insertion des lactifères thoraciques, remarquée par Pecquet chez les bêtes, mais que Charles Le Noble n’a jamais vue qu’une seule fois. {i} Ce très docte médecin de Rouen, qu’il s’abstient de nommer, n’a pas exclu que le vrai réservoir soit l’endroit d’où s’écoule du sérum ou du chyle dilué, qui ressemble à de l’eau, mais n’est guère différent du liquide qu’on trouve dans les vaisseaux lymphatiques : le fait est bien que cette eau, ou lymphe, se recueille aussi dans le réservoir, comme dans une cavité commune, recevant à la fois le chyle et la lymphe, qui le dilue, puis, quand la distribution du chyle est terminée, ladite lymphe monte seule dans les canaux thoraciques. Le Noble a réellement fait sortir du chyle épais quand il a comprimé le réservoir, établissant ainsi la vérité de son observation]. {j}
- Copenhague, 1660, v. note Patin 16/9075.
- Habitué aux curiosités du latin de Bartholin et connaissant la réponse de Riolan à Le Noble, j’ai traduit deprædicat, « blâme », par son contraire, prædicat, « vante ».
La « description » des lactifères, qui établissait une grande différence entre Le Noble et Bartholin, ne touchait pas à leur anatomie, mais a leur physiologie : pourquoi et non comment le chyle gagne-t-il le cœur ? mais Bartholin va curieusement esquiver la question.
- 1656, v. supra note [12] : Bartholin ne cachait pas son plaisir de voir trois médecins de Rouen (Le Noble, Hénaut et Guiffart) émettre des avis contradictoires sur le lieu de la sanguification.
Parmi les 68 articles qui composent l’argumentaire de Guiffart à l’appui de la sanguification cardiaque, j’ai trouvé que le 32e (pages 17‑18) illustrait sa très féconde imagination et devait ravir Bartholin :
« Il ne faut donc point croire que le foie soit inutile, ou qu’il ne soit propre seulement qu’à en séparer les excréments. {i} Il était nécessaire que le sang tout nouvellement sorti de la fabrique du cœur, après cette grande agitation qui lui a continué dans toutes les artères, entrant plus doucement dans le foie, grande et vaste partie, afin qu’en se cuvant {ii} plus à loisir, il se tempère, fortifie et défèque, pour ensuite être présenté tout de nouveau au cœur et lui fournir la matière du sang vital et de ses esprits, dont la nature a besoin, afin de remplacer ceux qui ont été dissipés par toutes les actions de la vie ; et cependant aussi, le foie étant rempli de cette matière chaude et humide embrasse le ventricule, {iii} afin de fomenter sa chaleur naturelle, qui est faible en cette partie, puisqu’elle n’est nullement charnue, mais seulement membraneuse, de sorte que sans l’aide du foie, il lui serait entièrement impossible de convertir en chyle {iv} l’aliment qu’il aurait reçu, de quelque facile digestion qu’il peut être. »
- À séparer les excréments du sang : essentiellement la bile.
- En s’y reposant, comme le vin qui a été foulé dans la cuve du vigneron.
- L’estomac.
- Chyme (à proprement parler).
- Bartholin maîtrisait fort bien le français, mais semblait n’avoir pas compris que Guiffart avait appelé « noble » cette valvule parce qu’elle avait été décrite par Le Noble.
- Bartholin a ici fidèlement résumé la description de Le Noble
- « Glandes lombaires du réceptacle jointes entre elles dans leur position normale » : légende de la figure i, Historia anatomica, chapitre vii, page 24.
- V. note Patin 4/1057 pour Willem Wormius, fils aîné d’Olaüs (v. note [7], Historia anatomica, chapitre v) et cousin germain de Bartholin.
- V. note [36], Responsio ad Pecquetianos, 5e patrie, pour la description illustrée du réservoir et du canal thoracique canins par Ole Rudbeck, {i} dans son Nova Exercitatio Anatomica (Arosia, 1653), mais il n’y a pas reproduit la figure d’anatomie humaine dont Bartholin parlait ici. Je ne l’ai pas trouvée imprimée ailleurs, mais les Insidiæ structæ de Rudbeck {ii} contiennent une transcription (pages 151‑152) de la lettre que Bartholin a écrite de Copenhague, le 10 mars 1654, à son cousin Wormius pour le remercier de ce dessin et le commenter dans les mêmes termes qu’ici.
- Rudbeck contestait vivement à Bartholin sa priorité dans la découverte des lymphatiques : v. note [27], seconde Responsio de Riolan, première partie. En fait, Pierre Bourdelot paraît bien être le premier à avoir distingué les lymphatiques en disséquant avec Bartholin à Copenhague à la fin de 1651 ou au début de 1652 : v. note [10], Historia anatomica, chapitre xv.
- Leyde, 1654, v. note Patin 4‑3/337.
- Le Noble a clairement dit que chez le cadavre qu’il a disséqué le canal thoracique se terminait dans chacune des deux veines subclavières, alors que Bartholin ne l’a vu s’aboucher qu’à la subclavière gauche (Historia anatomica, chapitre xii), mais lui aussi sur un seul cadavre.
- Discussion sur « les vaisseaux lymphatiques de Bartholin », que Le Noble a relatée avec scepticisme pages 26‑27 de sa lettre sans nommer son collègue qui lui demandait si c’était du chyle ou de la lymphe qui était contenue dans le réservoir.
Il est fort décevant que Bartholin n’ait fait que des remarques mineures sur la description anatomique de Le Noble, sans exposer leur désaccord sur le lieu de la sanguification, avec des arguments pour le cœur et contre le foie, ni surtout contester la distinction prémonitoire de Le Noble entre deux qualités de chyle : l’un qui est invisible et gagne le foie pour y être transformé en sang, et l’autre qui est laiteux et gagne le cœur pour simplement se mélanger au sang et recevoir sa chaleur et ses esprits vitaux.
"Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la
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