Guillelmi
de Henaut
Doctoris Medici
origine et ordine Rothomagensis,
Clypeus.
Quo tela in Pecqueti
cor, a clarissimo viro Carolo le Noble,
collega suo, coniecta infriguntur, et eluduntur.
Ad Nobilissimum Virum Iacobum Mentelium,
Doctorem Medicum Parisiensem. [1]
[Bouclier
de Guillaume de Hénaut, [2] docteur en médecine
originaire de Rouen et appartenant au Collège de cette ville,
qui brise et esquive les traits que Charles Le Noble, [3]
son très distingué collègue, a lancés dans le cœur de Pecquet. [4]
Adressé au très noble M. Jacques Mentel,
docteur en médecine de Paris]. [1][5]
Quelle est cette folie, très noble Monsieur ? Bella, certè horrida bella ! [2][6] Vous voyez Apollon, [7]
In sua victrici conuersum viscera dextra,
Cognatasque acies, et rupto fœdere regni
Certatum totis concussi viribus orbis.
In commune nefas, infestisque obvia signis
Signa, pares aquilas, et peila minantia peilis. [3][8]
Voilà quelques années, en notre chère ville de Rouen, Pierre Guiffart, notre très docte collègue, avait consacré son courage et ses heureuses armes à revendiquer la gloire du cœur ; [4][9][10] mais voici qu’on lui tend à nouveau de fort dangereux pièges et que, de tous côtés, on l’accable d’une horrifiante moisson de flèches. Pecquet est loin et n’en a pas connaissance, urget præsentia Turni, cor sanguineam uomit animam, [5][11][12] et comme s’il était tout près de mourir, le cœur est privé de sa principale action. Il y a de quoi pleurer, aucun Machaon ne se présente, qui s’efforcerait de panser les blessures indignes de celui qui les endure et qui succombe maintenant à l’épuisement. Arma amens capio, [6][13] bien que je sois peut-être incapable de les manier, car aucune peau n’a jamais été pourvue de nerfs plus délicats que les miens ; bien que ce soit en tremblant encore que je les ose empoigner, car elles ne serviront peut-être à rien ; bien que vous puissiez, non sans raison, m’accuser de cette témérité [Pages 5‑6 | LAT | IMG] qu’Hécube a jadis reprochée à son époux,
Ipsum autem sumptis Priamum iuuenilibus armis
Vt vidit, “ Qæ mens tam dira miserrime coniux.
Impulit his cingi telis, aut quò ruis ? ” inquit.
“ Nec tali auxilio, nec defensoribus istis tempus eget. ” [7][14]
La juste cause de cette guerre me portera au cœur de la mêlée, quitte à en périr. Voici mon bouclier, il me protégera et j’ai confiance en mon courage. Reconnaissez mes armes car ce sont les vôtres, vous les avez fabriquées de vos propres mains, et c’est votre minerve, invincible et toujours à la tâche, qui me les a jadis tendues. [8][15] Pour fabriquer ce bouclier, il a fallu plus d’adresse qu’en ont jadis déployée les Cyclopes, parce que sur un objet si étroit et finement marqueté sont dépeints plus de faits mémorables que n’en a décrit Virgile sur le bouclier d’Énée : [9][16][17] ici, les ancêtres de vos très nobles aïeux, mus par un merveilleux éclair de génie, inventent l’imprimerie, ce divin présent dont ils ont gratifié le genre humain ; ici aussi, la Parænesis remarquablement élégante, docte et élaborée, que vous avez publiée sur l’origine de votre illustre lignée, car elle a bien mérité pour l’éternité la gloire universelle d’avoir donné naissance à la typographie, [18] que d’aucuns avaient essayé de lui dérober, mais que vous revendiquez et lui restituez ; et voilà décrites les remarquables actions et la splendeur de vos aînés,
Quæ sibi, quæ soboli maneant
decora alta futuræ. [10]
Là encore, se voit comment vous avez hérité de votre illustre ancêtre le don de découvrir les secrets et les mystères enfouis dans le monde souterrain : n’étant encore qu’un imberbe Apollon, [Pages 7‑8 | LAT | IMG] un simple bachelier, mais élu archidiacre des philiatres en l’an 1629, [11][19][20] l’occasion vous fut offerte de discourir sur les lactifères d’Aselli ; [21] dans l’amphithéâtre d’anatomie, [22] vous avez alors ouvert le ventre d’un chien qu’on avait par hasard nourri, [23] et sous les regards de tous, en parvenant fort heureusement à disséquer les veines lactées jusqu’à leur terminaison, voilà qu’admiré par l’auditoire et sous ses acclamations, vous avez été le premier de tous les mortels à découvrir le réservoir du chyle. [24] Votre expérience a eu de longues suites : en 1635, ayant hautement mérité de devenir professeur de chirurgie, [25] au même endroit et dans les mêmes circonstances, vous dévoilez ledit réservoir du chyle devant une foule d’étudiants de cette discipline ; cela n’a pas manqué de témoins oculaires, comme en fit notamment foi un chirurgien parisien du nom de Fournier ; [12][26] toujours au même endroit, élu très éminent professeur des Écoles parisiennes, [13][27] en 1647 et les années suivantes, en présence de nombreux spectateurs, vous avez fréquemment dirigé des dissections que pratiquait un chirurgien dénommé Gayan ; [28] Pecquet en personne y a assisté, [29] comme en témoigne la lettre qu’il vous a envoyée, datée du 2 août 1650. Je fus présent à la plupart de ces séances, et vous nous y avez encore et encore montré du doigt le réservoir du chyle. [14] Celui qui doit vraiment beaucoup à votre heureuse découverte devrait légitimement dire, comme fit jadis Éole à Junon :
Tu mihi quodcumque hoc regni est, tu sceptra, Iovemque
Concilias, tu das epulis accumbere Divum. [15][30][31][32]
Sur ce bouclier, enfin, est artistement dessiné votre portrait, il vous présente comme docteur en médecine appartenant à la plus célèbre faculté du monde [Pages 9‑10 | LAT | IMG] et son plus méritant professeur, le plus dévoué à ses élèves, la consolation des malades, l’espoir et le secours des pauvres ; comme son plus aguerri et vénérable maître, [16][33] dont les cheveux blanchissent déjà sur les livres, et qui défend la vérité nouvelle et lutte très ardemment en sa faveur ; [34] et enfin de loin le mieux disposé au parfait exercice de toutes les vertus. Pourquoi donc, très éminent Monsieur, étant armé d’un tel bouclier, devrions-nous être épouvantés par les ennemis du cœur, quand cette protection nous mettra tous à l’abri ? Enhardi par cette très solide garantie, je descends donc dans l’arène, me tenant pour assuré que votre minerve, qu’on n’a jamais assez louée parce qu’elle est munie d’un casque, d’une lance, d’une cuirasse, et que Gorgone protège son bouclier, siège au milieu du mien et elle ne me fera jamais défaut. [17][35] À la vue de cette égide, personne ne manque d’être saisi de stupeur, comme pétrifié, une sueur froide lui dégouline sur le corps, les cheveux se dressent sur sa tête et les mots s’arrêtent dans sa gorge.
Partant de la description des vaisseaux de Pecquet, qui est le sujet du présent débat, mon très savant collègue [18] commence ainsi : « Il est clair pour tout le monde que les veines lactées recueillent le chyle expulsé par les intestins, puis s’enfuit pour tomber dans le réservoir de Pecquet [36] ou dans les glandes lombaires de Bartholin ; [37] qu’il chemine ensuite dans le canal ou les canaux pecquétiens [38] et s’écoule de proche en proche dans les veines axillaires ou subclavières, [39] où il se jette dans le sang, en se mêlant indistinctement à lui ; et qu’enfin, conformément à la doctrine de la circulation, il parvient dans le ventricule sanguin droit du cœur. » [40] À cela [Pages 11‑12 | LAT | IMG] il ajoute : « Je pense pourtant que cela ne convainc pas que le cœur soit le principe de la sanguification, puisque cette expérience ne le prouve pas, et j’estime que seule une partie du chyle emprunte cette voie. » Soit dit sans l’offenser, cette expérience établit pourtant que le cœur est le principe de la sanguification, [41][42] et je fonde mon raisonnement sur le fait qu’aucune humeur louable ne gagne spontanément une partie quelconque du corps, surtout quand elle y assure une importante fonction, si ladite humeur n’est pas digérée dans et par cet organe, c’est-à-dire modifiée pour que son essence acquière un caractère nouveau qui la perfectionne : ainsi le sang veineux devient-il artériel quand il a pénétré dans le ventricule gauche du cœur ; [43] ainsi l’esprit vital devient-il animal quand il s’est enfoncé dans les secrets replis du cerveau ; [44][45] ainsi le sang, artériel comme veineux, devient-il semence féconde quand il est allé et venu dans les testicules. [46] Le sang acquiert donc la substance de la partie du corps dans laquelle il est naturellement poussé. À son propre avis, page 15, et tous les médecins en sont d’accord, le chyle est une humeur louable qui monte d’abord, et de son propre et premier élan, vers le cœur : il est donc digéré dans le cœur et par le cœur, c’est-à-dire modifié pour que son essence acquière un caractère nouveau qui la perfectionne ; et il se transforme en sang, et non en quelque autre humeur, à la fois parce que le pouvoir du chyle n’est intimement voisin d’aucune autre substance que le sang, [19] et pour d’autres raisons que j’exposerai plus bas. L’expérience présentée établit aussi que ce n’est pas seulement une partie du chyle, mais sa totalité, qui gagne le cœur, car si la nature le dérivait en partie [Pages 13‑14 | LAT | IMG] ailleurs, tout comme elle a conçu une voie pour le porter au cœur, elle en aurait établi une semblable pour qu’il aille ailleurs, par exemple au foie ; [47] or, elle a choisi de destiner les vaisseaux chylifères au cœur plutôt qu’au foie, alors qu’elle pouvait établir des canaux qui gagnent cet organe. [48] Si, pour défendre son opinion, il objecte que de mêmes vaisseaux servent parfois à produire des humeurs diverses, nous y répondrons aussitôt que, selon le même raisonnement, le chyle pourrait aussi se diriger vers le cœur sans pour autant y pénétrer, mais qu’en matière anatomique, il vaut mieux se fier à ce que voient les yeux qu’à d’inconsistantes arguties qu’un simple retour aux notions élémentaires suffit à démembrer. [20]
Comme s’il avait irréfutablement établi que seule une partie du chyle monte vers le cœur, il poursuit : [21] « Puisqu’il m’est donc permis de raisonner sur cette matière, je dirai librement que si le cœur reçoit une portion du chyle, cela ne me convainc pas qu’il possède le pouvoir de produire le sang, car les raisons présentées plus bas me font penser autrement, en établissant que cette fonction appartient au foie et en démontrant sur-le-champ que le cœur est fort peu disposé à la remplir. » Et voici ses arguments : « Si deux parties du corps qui sont de nature et de tempérament dissemblables, qui sont placées dans des endroits distincts et qui ont des parenchymes différents, avaient la même vertu agissante et pouvaient accomplir les mêmes fonctions, il en résulterait sûrement alors que l’action d’un cœur sain réparerait les dommages engendrés par un foie malade ; mais cela renverserait le dogme établi par l’ancienne médecine, [Pages 15‑16 | LAT | IMG] selon lequel la défaillance d’une partie donnée n’est réparable par l’action d’aucune autre ; et puisque, selon une règle essentielle de Galien, [49] chaque fois qu’une partie exerce une fonction qui ne lui est communiquée par aucune autre, il faut qu’elle possède un tempérament particulier qui lui permet d’accomplir ladite fonction ; la conclusion s’impose que quand existent une structure propre et un tempérament particulier, la partie qui les possède exerce aussi une fonction propre, qui ne peut être partagée par aucune autre partie. » Puisque Pecquet consentira volontiers à cette majeure, venons-en à la mineure : [22] « Comment, au nom du ciel, le cœur, dont l’action est si vigoureuse et efficace, est-il capable de convertir en sang la substance fuyante du chyle qui le traverse à grande vitesse ? Comment pourra-t-il se faire qu’une matière adopte une forme nouvelle si des dispositions préalables ne l’y ont pas convenablement préparée ? Qui dirait qu’un instant de contact avec le cœur suffit, en un seul passage, à modifier le chyle qui s’y rue à grande vitesse, de manière qu’il engendre soudainement du sang ? Pour qu’une telle transformation ait lieu, il est absolument nécessaire que le chyle soit retenu dans le cœur et y séjourne pendant le temps suffisant pour la rendre possible ; ou alors il faut tout à fait contredire le philosophe [50] qui, entre autres conditions requises pour la perfection d’une action, exige surtout que son agent exerce un effet continu pendant la durée requise, parce que si sa vertu opérante est limitée et faible, il ne peut accomplir la tâche que la nature lui a impartie ; [Page 17 | LAT | IMG] son pouvoir peut toutefois s’exercer en plusieurs étapes successives si chacune est de durée convenable. » Nul ne conteste que pour qu’une action s’opère, il y faille l’énergie de sa cause efficiente, une disposition favorable de la matière sur laquelle elle agit, un contact entre l’une et l’autre, et, le plus souvent, du temps. Nous admettons aussi cet argument, puisqu’il est aristotélicien et véridique. Cependant, ni lui ni nous-mêmes ne sommes en mesure de prouver sa mineure, qui prétend que le cœur manque de la vigueur, de l’efficacité et du temps requis pour exercer son action ; et nous défendrons l’avis contraire. [23]