Ayant ôté au foie la gloire de l’hématose, qu’il a injustement usurpée pendant tant de siècles, [2] il est légitime de dévoiler la charge et la véritable fonction qu’il convient de lui attribuer dans ce qu’on dit être l’officine de la première région. [1]
Outre cette force de pilon, transmise par le mouvement respiratoire, [3] que j’ai décrite plus haut et qui écrase les parties de l’abdomen placées au-dessous de lui, le foie procure sa chaleur à l’énorme aflluence de sang (qu’il reçoit par la veine porte) [4] provenant de l’élixation [5] des aliments par l’estomac. [2][6][7] Son parenchyme est aussi conçu pour filtrer ce sang et, de même [Page 88 | LAT | IMG] que les reins le purgent de son sérum [8][9] et que la rate [10] corrige son acidité, le foie le libère de la bile qui y est mélangée. [11]
De fait, aucune source de substance chyleuse ne parvient au foie ; il ne confère donc la pourpre sanguine à aucun aliment, car seul le tronc de la veine porte (qui, comme nous l’avons démontré, ne reçoit pas une goutte de chyle) y engouffre le sang dont elle regorge. Il serait tout à fait déraisonnable (à mon propre avis) de penser que la bile est l’excrément du chyle, parce qu’elle est plutôt celui du sang déjà formé, et qu’aucun autre organe n’est capable de l’en séparer. [3][12][13][14]
Parmi toutes les espèces animales, tu n’en trouveras sûrement aucune dont le sang ne contienne pas de bile, comme en atteste la couleur jaune et le goût salé de son sérum ; hormis peut-être chez quelques-uns qu’une plus aimable nature a pourvus d’un sang doux, de la même façon qu’il est dénué de toute acidité chez d’autres animaux qui n’ont pas de rate, ou qui l’ont très petite.
Cette perpétuelle ardeur, qu’entretient le cœur et qui réchauffe la masse du sang, disperse toutes les parties les plus subtiles sous forme de vapeurs. De la même manière, elle convertirait tout le sang en bile si elle digérait entièrement le reste (que j’appelle le résidu produit par élixation et séparation complète du doux et du salé), mais la bienveillante nature a conçu un émonctoire qui assure la purge de l’excrément amer, ou plutôt salé, qu’une coction excessive a épaissi.
De même que les mains des teinturiers prennent la couleur des pigments qu’ils utilisent, le foie est un viscère bilieux, même s’il est d’un rouge fort sombre, alors que la bile présente diverses nuances : jaune quand elle flamboie, mais brun sombre ou verdâtre quand elle a cuit trop longtemps.
[Page 89 | LAT | IMG] Ainsi chez le fœtus, qui n’a encore jamais élaboré de chyle, dans les débuts de sa formation, le foie, au lieu d’être rouge sang, est-il de couleur jaune safran, car il possède une vésicule remplie de bile. Cela démontre très clairement que la bile n’est pas un excrément de la seconde coction (qui, dit-on, aurait lieu dans le foie), mais bien un excrément du sang qui est la seule humeur à parvenir au foie chez le fœtus. [15][16]
Peut-être le sang de la mère, qui est alors fort chaud et apporté dans la matrice par le foie utérin, [17] serait-il aussi trop pur pour s’écouler dans les veines du fœtus s’il ne perdait d’abord la plus grande partie de sa bile dans le foie, qui le reçoit le premier par les branches de la veine ombilicale. [4][18]
Et telle est, à mon avis la principale fonction du foie chez les animaux.
Réfutation des objections.
Cependant, me diras-tu, ne viderais-tu pas tout le sang de sa bile en le faisant passer par la veine porte ? [5] Avant de te répondre, je t’interrogerai à mon tour sur la sagesse de ta question : dis-moi, je te prie, par quel mécanisme se pourrait-il que du sang qui pénètre au même moment dans les artères iliaques et dans les artères émulgentes [19] ne répande son sérum que dans les reins ? Il est hors de doute que la sagace nature a imposé la nécessité d’un mouvement circulaire au sang pour que sa masse tout entière puisse finir par avoir pénétré dans les mêmes refuges à divers moments de son parcours.
Tu me demandes alors pourquoi ces transferts se font de manière continue, et comment il peut y avoir des conduits profonds qui laissent passer la bile mais en excluant le sérum et le sang, quand d’autres sont perméables au sérum sans l’être à la bile : est-ce parce que le sérum est plus subtil que la bile ? ou l’inverse ? [20]
Je t’avoue que la cause d’une si grande merveille m’échapperait tout à fait si tu ne trouvais suffisant d’admettre qu’existe une diversité tant dans la configuration des matières qui sont transférées, que dans l’ouverture du tamis qu’elles traversent. [Page 90 | LAT | IMG] C’est bien sûr en vain que tu essaieras de faire passer un corps triangulaire dans un orifice circulaire si la hauteur de l’un est égale au diamètre de l’autre, tout autant qu’un corps carré, ou de quelque autre forme polygonale, dans un orifice triangulaire. Je me laisserai pourtant aisément convaincre que les substances aqueuses et bilieuses n’ont pas la même forme, d’où vient que la bile (du moins celle qui est la plus épaisse) n’est pas capable de traverser les méats rénaux, tout comme un sérum fort dense se heurte aux mêmes incommodités pour pénétrer dans un organe spécialement destiné à recevoir la bile.
Tu me demanderas alors si les plus minuscules parties aqueuses et bilieuses possèdent ou non des formes.
À cela je réponds d’abord que l’eau n’est pas seulement un corps poreux, mais aussi caverneux, pour la diversité de ses pores, [21] ainsi que le très savant Gassendi [22] l’a démontré avec une admirable sagacité. Il est pourtant vain d’établir cette diversité des pores aqueux, que tu refuses d’admettre, dans les parties composées d’eau. Vois donc comment la remarquable expérience de Gasendi a prouvé la diversité qui existe dans les pores aqueux.
Il a jeté une poignée de sel ordinaire dans de l’eau de source, dont une partie s’est rapidement dissoute pour former de la saumure, mais le reste des cristaux y est demeuré solide. Dans cette même eau il a ensuite mélangé du salpêtre qui s’y est partiellement dissous de la même manière, en laissant un résidu. En recourant une troisième fois au même procédé, la même chose s’est produite avec de l’alun ; puis en quatrième lieu, du sel ammoniac a subi exactement le même sort que les autres substances qu’il a successivement mélangées à l’eau. [6][23]
En te servant de cette eau-forte, [24] qu’on dit stygienne, tu pourrais aussi, je pense, mettre en évidence les configurations du sel dilué, tout comme les manières d’y dissoudre les métaux.
[Page 91 | LAT | IMG] Il existe deux sortes de cette eau-forte : la première, dite commune, liquéfie tous les métaux (à l’exception de l’or) ; l’autre, dite régale, réduit leur roi en cendres alors que l’argent ridiculise sa si prétentieuse insolence en étant, quant à lui, capable de résister entièrement à cette eau.
La commune est composée d’esprits de vitriol, de salpêtre et de sel marin. Elle devient régale si on la sature de sel d’ammoniac. Je pense que la commune n’imprègne pas l’or parce que les corpuscules de ses sels correspondent si exactement à la forme des pores de ce métal qu’ils ne peuvent y bouger et demeurent inactifs. Elle dissout divers autres métaux par le feu, c’est-à-dire par ce qu’ils contiennent de soufre : ses formes pointues rongent, je dirais presque qu’elles cognent, les cavités de leurs pores, dont la forme est variable, et y pénètrent quand la leur correspond à la sienne. Étant donné que l’ammoniac mêlé aux sels de l’eau-forte commune s’accorde avec les pores de l’argent, mais nullement avec ceux de l’or, il pénètre en tout premier dans l’argent ; comme si, à ce qu’on dit, l’or résistant à l’assaut de l’ammoniac et de ses alliés, il les mobilisait contre l’argent, dont le rempart s’écroule et s’ouvre aux sels qui sont avides de lui. [7]
Si tu parviens néanmoins à expliquer ces événements autrement que par la congruence entre la forme des pores de l’eau et celle des sels, fais-le-nous donc savoir : pour moi, la forme ordinairement carrée du sel marin correspond exactement aux pores quadrangulaires de l’eau, et il en va de même pour ses pores de forme hexagonale qui reçoivent les sels de nitre homologues, et ainsi de suite pour les sels d’autres configurations.
La bile, que nous savons être un sel dilué dans une certaine humeur huileuse, sale le sérum quand elle se mêle à lui, et l’urine a une salinité d’autant plus âcre qu’elle contient plus de bile ; et quand son abondance dépasse la capacité dissolvante [Page 92 | LAT | IMG] de l’eau, tout ce qui y est en excès se transformera en grains de sable qui, étant fusibles par le feu (comme est le sel), ne manqueront pas de sédimenter. [8][25][26] L’eau chaude dissoudra plus de sel que la froide, parce que le feu dilate ses pores en raréfiant l’air qu’elle contient.
Aucun tamis ou crible, ni aucun diverticule ne fait la distinction entre le sérum et la bile, mais seule la partie la plus subtile de la bile s’écoule dans les urines, en étant celui de tous les composants du sang qui est le plus apte à lui donner sa couleur. [27] De même, la partie la plus épaisse du sérum ne pénètre pas dans la vésicule biliaire, où il permet seulement de lubrifier le chemin de la bile et d’y favoriser son écoulement. Il n’est donc pas absolument inepte d’admettre que le sérum et la bile adoptent des configurations différentes.
J’ai parlé de la partie la plus subtile de la bile car, en effet, sa consistance n’est pas uniforme. Je pense qu’elle est triple. La plus subtile est celle qui, diluée dans le sérum, s’élimine dans les urines. On observe les deux autres dans le foie : la plus déliée des deux s’écoule dans la vésicule ; l’autre se glisse dans le méat hépatique, sous la forme d’un suc fort épais ; leur déversement peut stimuler le mouvement péristaltique des tuniques internes des intestins, [28] ce qui permet de les comparer à une clystère naturel ; puis elles sont éliminées avec les matières fécales. [9][29][30][31]
La diversité des obscurs passages filtrants et la conformation variée des corps à tamiser permettent donc que la route soit tantôt barrée et tantôt ouverte aux fluides. Il en va ainsi de la bile : en traversant les reins, la masse du sang élimine sa partie la plus subtile dans l’urine ; son acidité sert à nourrir la rate ; le reste passe dans le foie, où la partie la plus déliée s’écoule dans la vésicule et la plus épaisse est dérivée vers le méat hépatique. En un mot, je dirai que les excréments ne peuvent se disperser que par les issues qui leur sont ouvertes, et que les autres leur sont entièrement fermées.
FIN. [10][32]