Texte
Jean Pecquet
Nova de thoracicis
lacteis Dissertatio
(1654)
Expérience iv  >

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Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Texte. Jean Pecquet, Nova de thoracicis lacteis Dissertatio (1654) : Expérience iv

Adresse permanente : https://numerabilis.u-paris.fr/editions-critiques/pecquet/?do=pg&let=0045

(Consulté le 07/12/2025)

 

[Page 132 | LAT | IMG] [1]

Pour en finir tout à fait avec les remarques de Riolan [2] sur les lactifères[3] il me reste à examiner la voie par où le chyle monte jusqu’aux veines subclavières [4] et si une partie en est [Page 133 | LAT | IMG] dérivée vers les mamelles. [5] Sur cette question, il soupçonne que la vérité est à tenir pour obscure, mais je lui réponds qu’elle serait à tenir pour claire s’il fondait son avis sur la preuve que fournit l’expérience des sages-femmes [6] et si, bien qu’ayant un pied dans la tombe, il voulait bien corriger les erreurs qu’il a commises en sa jeunesse.

Il dit aux pages 368 et 369 de ses Omissions qu’il faut placer aux endroits indiqués : [1] « Si ces veines lactées se trouvent en l’homme, peut-être que ce chyle se distribue aux branches axillaires [7][8] et iliaques de la veine cave [9][10] afin qu’étant mêlé avec le sang d’en haut, elles fournissent un aliment visqueux et gluant à diverses glandes qui en sont voisines, comme aux glandes axillaires, à celles du larynx, du gosier, du dessous du menton, et aux autres du cou, qui sont placées le long de la veine jugulaire externe, [11][12] aux parotides, [13] et même aux mamelles des femmes. » [14] Note bien, je te prie, sa plaisante doctrine sur le cheminement du chyle, où il le mélange au sang veineux pour qu’il parvienne à une telle quantité de glandes. La belle voie que voilà, cher Riolan ! car selon l’indubitable règle de la circulation, tout le sang qui est dans les veines retourne dans le cœur, et seul celui des artères irrigue toutes les parties du corps et nourrit donc lesdites glandes. [15] Force est d’en conclure que le sang des artères leur parvient, auquel du chyle a aussi mélangé son aliment visqueux et gluant, et qu’il en va de même pour les mamelles. Il n’admettrait pourtant sûrement pas ce fait, faute d’avoir eu connaissance de l’expérience que je décris ici et de savoir admettre ce qu’il voit. Qu’il écoute donc bien quelle est la voie qui mène le chyle aux mamelles sans qu’il se soit mêlé au sang, et qui existe chez les mammifères aussi clairement que la Voie lactée dans le ciel. [2][16][17]

Après avoir ouvert abdomen puis thorax, je repère les lactifères de ce dernier et les lie aussi près du cou qu’il m’est possible. [18] Pour faciliter la dissection, j’éviscère les poumons, ainsi que le cœur, les veines caves, l’œsophage et l’aorte. Les veines lactées du thorax sont alors vides depuis leur lien jusqu’à [Page 134 | LAT | IMG] l’endroit où elles se divisent en deux pour s’insérer dans les veines subclavières, j’en dissèque une ou les deux à petits coups de scalpel, pour ne pas les égratigner, jusqu’à ce qu’elles soient libérées de tout contact avec les parties voisines. Une fois parvenu aux branches subclavières auxquelles elles s’attachent, je lève la ligature et un flot de chyle se répand immédiatement dans les bifurcations. Ayant précédemment plus d’une fois remarqué qu’une petite branche sort de ces bifurcations, et qu’elle ne gagne pas la subclavière mais se glisse, comme à la dérobée, vers l’aisselle, entre les muscles du thorax, je suspecte qu’elle se rend aux mamelles pour les atteindre et les alimenter.

Mes conjectures sur ce canal sont d’autant plus fortes que je l’ai trouvé à maintes reprises chez des chiennes qui allaitaient. Je l’y ai suivi avec incroyable difficulté car il est bien caché et je ne suis encore jamais parvenu à le dégager entièrement sans le blesser et le vider, particulièrement à l’endroit où il franchit la première côte pour sortir du thorax. C’est pourquoi j’ai entrepris de faire téter des chiots aux mamelles de leur mère que je disséquais pour réexaminer ses conduits lactés. J’ai assidûment mené ce travail à la fois opiniâtre et monstrueux, mais la dissection des parties externes a provoqué une si vigoureuse contraction des muscles du thorax qu’ils comprimaient ledit canal, au point d’en vider le contenu et de le rendre invisible.

Il y a peu, à Montpellier, j’ouvris une petite chienne qui allaitait, en présence du très illustre M. Rivière (qui y occupe l’éminente charge de professeur royal, à la louange unanime de sa célèbre Université), et aussi du chirurgien Martet, qui est fort habile anatomista[3][19][20] tout comme de quelques autres personnages de mérite non moins remarquable, à qui nous avons enseigné la manière de mettre en évidence les lactifères thoraciques et le réservoir ; [21] mais en voulant exposer ce petit conduit [Page 135 | LAT | IMG] lacté, une très grande abondance de lait s’écoula quand je coupai le cartilage de la troisième côte ; et dans le même temps je sectionnai la veine et l’artère thoraciques, [4][22] provoquant une hémorragie qui obscurcit la région disséquée et ne permit pas aux spectateurs de bien voir, en dépit de toute leur attention à me regarder faire, si ce qui sortait du conduit chyleux blessé pouvait être du lait. J’ai très souvent répété cette même expérience chez des chiennes allaitantes, mais j’ai toujours provoqué une très abondante effusion de sang en tranchant les vaisseaux quand j’ai entrepris d’exposer les parties du thorax qui jouxtent les premières côtes, et jusqu’ici, je ne suis pas parvenu à disséquer avec suffisamment de soin pour aboutir à un résultat parfait. Il te reste donc à appliquer tes talents pour y réussir mieux que moi. [5]

Conclusions que je tire de cette expérience[6]

  1. Puisque les lactifères suivent un chemin ininterrompu qui mène le chyle des intestins au réservoir du mésentère, puis aux veines subclavières, il existe, grâce au dit réservoir intermédiaire, une continuité entre les veines lactées de l’abdomen et du thorax, grâce à laquelle le chyle s’écoule donc depuis les intestins jusqu’aux subclavières, mais sans passer par le foie, la veine cave inférieure ou la veine porte. [23]

  2. Puisque mon expérience ii [24] a prouvé que les lactifères mésentériques se déversent directement dans la cavité du réservoir, d’où naissent pareillement les lactifères thoraciques, comme l’établit la présente expérience, [7] et puisqu’aucune de ces veines lactées ne communique où que ce soit avec [Page 136 | LAT | IMG] la veine cave inférieure ni avec la veine porte, Riolan a tort de les voir s’unir avec les branches de cette dernière, en contestant, page 185, qu’on doive pour autant « s’éloigner de l’ancienne doctrine touchant la distribution du chyle ». Avec téméraire hardiesse, pour ne pas dire en usant d’un vocabulaire impie (mais qui pourrait correspondre au vain privilège du titre divin pour qui parle à son prochain, ou pour qui use inconsidérément de ses lèvres), il ne doute pas de proclamer que le mortel qui fait monter le chyle au cœur rabaisse indiscutablement Dieu, dépouille celui qui n’abandonnera pas sa gloire à un autre, et se prend lui-même (ah Michel !) pour le vigoureux jaloux[8][25] Je proteste pareillement contre le babil de Riolan s’imaginant à la page suivante que « le chyle prend la couleur du sang dans le tronc de la veine porte ». [26]

  3. Il suit, au livre ii, chapitre xvii de son Anthropographie[9][27][28] la sentence de Galien [29] imaginant que la racine de la veine porte se situe dans le mésentère et dans la rate, [30] et non dans le foie, car la veine porte est semblable à un arbre et ses racines font pénétrer dans son tronc l’humeur émanant du suc alimentaire, pour l’envoyer ensuite dans ses branches ; et puisque le sang parvient au tronc de la porte depuis les veines mésaraïques et spléniques, il ne serait pas inepte de dire que ce sont les racines de la porte. Suivant l’exemple riolano-galéniste, j’oserai aussi assimiler la ramification tout entière des lactifères à un arbre : ses racines aséliennes [31] se situeront dans le mésentère ; le réservoir sera à considérer comme son tronc ; nos lactifères thoraciques s’en détacheront comme les branches d’un tronc ; et pour que le jardinier ne laisse rien désirer à la richesse anatomique, les subclavières imiteront les godets que les campagnards insèrent dans les rameaux des plus doux arbres pour en faire couler la sève, dont la saveur combine les divers liquides qui la composent et s’imprègne de leur douceur naturelle. Si tu préfères penser [Page 137 | LAT | IMG] que le principe de l’enracinement ne tient pas au mouvement de l’humeur, mais à l’origine des veines, autrement dit que la veine cave a pour racines toutes les parties du corps qu’atteignent ses rameaux les plus éloignés, alors la circulation prouve manifestement que, de même que la sève monte dans l’arbre par ses racines, le sang et le chyle parviennent au tronc du cœur depuis les extrémités respectives des veines et des lactifères, pour être ensuite distribués de tous côtés par les artères. Dans son témoignage en faveur de mes expériences anatomiques, notre ami Auzout [32] a déclaré que « les veines, le cœur et les artères forment comme une plante » car les veines en sont les racines, le cœur en est le tronc et les artères en sont les branches. [10][33]

  4. Quant au véritable sort des lactifères qui serpentent le long de l’épine dorsale, les doutes de Riolan doivent être mis sur le compte de sa vue que les ans ont affaiblie [34] voire, soit dit sans méchanceté, de sa négligence : pourquoi ne pas le dire, puisque Gayan [35] les lui a montrés, et dans quelle intention met-il en accusation ma sincérité ? Sinon du moins, pourquoi proclame-t-il avoir démontré la même chose que moi ? Il pense qu’il va m’écraser et m’offrir en éternel sacrifice à Harpocrate [11][36] avec le verbeux affront, parfaitement futile pour lui, mais éloquent et extrêmement utile pour moi, qu’il répand avec véhémence page 181 : « Si ces veines lactées sont couchées et fortement attachées aux vertèbres des lombes et du dos, puisqu’elles sont fort menues et donc plus faciles à rompre, quand il y aura luxation de plusieurs vertèbres comme en cas de grande cyphose, [37] qui imprime une violente torsion aux lombes et au dos ; ces veines, avec le réceptacle du chyle, pourront aussi se briser lors des mouvements violents du rachis. » Ce que vous dites n’est pas faux, cher Riolan, mais en vérité, si les canaux lactés spinaux rompaient, ou si la cavité du réceptacle était blessée, la lésion couperait [Page 138 | LAT | IMG] la voie où se rue l’aliment, ce qui provoquerait inévitablement une mort très rapide. [12]

Voilà à quoi me pousse malgré moi l’âpreté de Riolan ou, pour parler plus sincèrement, la légitime défense de la vérité, car il l’a injustement attaquée et je ne puis, sans dommage pour elle, l’abandonner quand elle est ainsi malmenée. Je n’ai pas recensé toutes les bévues qu’il y a dans son livre, pour que les flots de ses divers sarcasmes n’accablent pas le paisible esprit des lecteurs, qui réclame des faits solides et utiles. Résumer les outrages de ce bavard sénile m’a suffi, je n’ai pas voulu en dire trop pour l’attaquer car cela nuirait au succès de mon ouvrage, dont je médite que la parution ne sera peut-être pas inutile aux anatomistes et, j’ose l’espérer, à la république médicale tout entière. La méchanceté des sarcasmes riolaniques a heurté nombre d’autres éminents auteurs, mais je n’ai pas jugé bon de les citer car leur gloire est trop brillante et solide pour en avoir été flétrie ; [13] ses médisances ne peuvent que mettre en lumière mes propres mérites, sans entraver leur essor. [38] Nous sommes tous très loin de trouver redoutables les flèches que contiennent ses écrits, mais la pitié pour son grand âge et la retenue persuadent les plus sages de ne pas gaspiller leur précieux temps à prolonger un débat si clairement résolu. Il a réservé ses plus rudes attaques à ceux dont il a estimé qu’ils devaient se soumettre à son génie, en blâmant à tel point leur talent que nul ne saurait pardonner à l’esprit riolanique, acharné à éreinter tout ce qu’il estime contraire à lui, de tourner hippocratiquement en rond, comme en attestent ses propos et ses ouvrages. [14]

FIN.

Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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