Le Cœur est la véritable officine de l’hématose car c’est là que commence la fermentation du chyle, qui le fait changer de nature. [20] La veine cave supérieure n’est en effet pas un lieu propice à la sanguification, car le sang qui s’y jette vient du cerveau, dont le tempérament est froid, et des mains qui sont les parties des membres les plus exposées à la froidure. Ajoute à cela que le chyle non digéré est en lui-même froid, et que c’est dans le cœur qu’il acquiert une chaleur parfaite. [21] Je dis donc que le chyle se transforme en sang dans le cœur.
La dissection en apporte la confirmation : la raison pour laquelle le réservoir a été découvert (comme nos expériences anatomiques te l’ont appris) tient précisément au flot blanchâtre de chyle qu’on a trouvé dans le sang de la veine cave supérieure coulant vers le cœur, au point de faire soupçonner la présence d’un abcès. [5][22][23] Puisque, dans leur diversité et dans leurs affections variées, les corps ne se transforment pas de la même façon, et bien que les aliments soient soumis à la digestion, pour accomplir tant la chylose que l’hématose, il est indubitable que le chyle et le sang passent par le cœur, même si ce ne peut être que très brièvement. Il aboutira à une hématose moins parfaite [Page 126 | LAT | IMG] quand la conformation est faible que quand elle est robuste : chétive, elle ne procurera pas tout ce qui est nécessaire pour rétablir les défauts d’un corps languissant ; et c’est pour cette raison, je pense, que la divine providence a instauré cette merveilleuse circulation du sang, afin que de multiples passages dans l’officine parachèvent ce qu’un seul n’a pas suffi à accomplir. Ainsi le sang est-il mieux digéré et terminé chez certains que chez d’autres, car la nature a doté ceux-ci d’une solide vigueur, quand ceux-là l’ont moindre et s’en trouvent un peu débilités. Tous se nourrissent pourtant de mets identiques préparés de même manière.
Je ne disconviendrai pourtant pas que cette disparité entre les êtres dépende d’une disposition variable du chyle. Il est certain que s’en trouve parfois du fort bien digéré et très pur, qui brille d’une blancheur très éclatante, et dont la densité très serrée fige sa substance, mais qu’ailleurs il est plus fluide et sa couleur s’atténue pour prendre l’apparence d’une sérosité blanchâtre ; tantôt il séduit par sa très agréable douceur, mais tantôt il pique par sa saveur fort âcre est salée ; et tout cela selon qu’il a plus ou moins longtemps circulé dans des cœurs pareillement disposés à parfaire la nutrition du corps.
Garde-toi pourtant de penser que ces contrastes proviennent le moins du monde d’une incommodité du cœur (puisqu’il reçoit le chyle tel qu’il est), en omettant toutefois l’effet profondément néfaste qu’y exerce un mélange de poison et de corruption ; mais je veux dire qu’en une seule diastole, [24] une plus ou moins grande quantité de sang atteint sa perfection, que le cœur n’en est en rien grandement affecté et que, quand un seul passage n’a pu suffire, il répétera son ouvrage pour donner au sang une qualité parfaite. [6][25][26]
Je ne puis là-dessus qu’être surpris par la légèreté des objections riolaniques dans la seconde partie de ses Opuscula, page 174, [27] où il dit que « le chyle cru et non digéré » (c’est-à-dire blanc et n’ayant, pense-t-il, pas encore acquis le dernier complément qui lui permet d’assurer [Page 127 | LAT | IMG] une complète sanguification) « chargé de divers aliments, s’écoule par de très longs vaisseaux depuis les lombes jusqu’aux branches subclavières de la veine cave et atteint le cœur, lequel sera par conséquent le chaudron et la marmite du chyle, destiné à en faire du sang ». Page 187, [28] comme j’ai déjà remarqué plus haut, [7] il ajoute : « Ce chyle se déverse même dans le tronc de la veine cave près des axillaires, afin qu’une portion du sang s’attarde dans le cœur, étant devenue plus épaisse après qu’il s’est mélangé à elle. » Il reconnaît donc que le chyle cru et non digéré chargé de divers aliments, ayant parcouru de très longs conduits, depuis les lombes jusqu’aux branches subclavières de la veine cave, se mêle au sang puis s’écoule dans le ventricule droit du cœur. Puisqu’il s’est efforcé de figurer ces faits par des mots, faute d’avoir lui-même expérimenté, il admet que le chyle passe du mésentère dans la veine cave supérieure ; il doit donc aussi convenir que ledit chyle, mêlé au sang contenu dans la veine cave, sans être du tout passé par le foie, s’écoule dans le ventricule cardiaque droit, et qu’alors dans sa forme crue et non digérée, etc. Pourquoi, je vous le demande, mon cher Riolan, dites-vous (page 179) que ce chyle, dont vous jugez (page 187) qu’il « sert, à la manière d’un levain fort chaud et acide, à la préparation du nouveau sang artériel », « déposera ses ordures dans les poumons [29] en passant le ventricule droit, ou les entraînera avec lui dans le ventricule gauche du cœur, [30] où est élaboré le nouveau sang artériel, et ensuite dans l’aorte [31] qui sera la première à recevoir ces détritus avant qu’ils ne parviennent aux veines » ? Vous conviendrez alors que ledit sang, mêlé bien malgré lui au chyle et à ses impuretés, ne peut qu’être expédié dans les émonctoires que sont les reins [32] pour le sérum, [33] le cerveau pour la pituite, [34] le foie pour la bile et les aigreurs, [35] le pancréas pour la lymphe, [36] la rate pour les lies et l’excrément mélancolique. [8][37][38]
Ce chyle est, en effet, je crois, loin d’être ce que prétend [Page 128 | LAT | IMG] Riolan quand il se persuade, en vertu de sa propre autorité à conjecturer, et de ce qu’il a constaté de ses propres yeux quand « l’habile anatomiste et chirurgien Gayan » [39] le lui a montré, que celui qui s’écoule dans la veine cave, soit supérieure soit l’inférieure, est moins féculent que celui qui se rend dans le foie par des canaux qu’il s’est imaginés ; mais son raisonnement n’est pas encore défaillant au point d’arguer que ces deux chyles, puisqu’il y perçoit une couleur, une odeur et une consistance identiques, ne sont qu’une répugnante mixture d’excréments (ce qui est contraire à la vérité et qu’il ne semble pas admettre, tout comme moi et par exception). [9][40][41]
Je suis aussi bien loin d’avoir la stupidité de penser que le chyle parvenant dans les branches subclavières s’est débarrassé de ses impuretés avant de gagner le cœur pour s’en décharger : il les mêlerait au sang qui le reçoit puis les y brouillerait pour finir par les retrouver ; soit pour parler avec encore plus de vérité et de clarté, les déchets qui n’auront pas été séparés resteront à séparer. Exactement la même chose se produirait si le chyle s’écoulait du mésentère dans la veine cave inférieure. Riolan se montre en effet futile quand il signale ici et là que ce chyle superflu ou même corrompu abandonne ce qu’il contient de sérum dans les reins en passant par les cavités des veines émulgentes, [42] oubliant (je pense) la vérité qu’il a énoncée quand il a lui-même dit que ces veines sont disposées pour reverser dans ladite veine cave le sang que les artères émulgentes leur ont envoyé. Peut-être a-t-il observé quelque part deux liquides qui se meuvent en sens contraires dans un même conduit. De plus, tout ce qui se mêle au sang dans la veine cave devra le suivre jusqu’au cœur, et cela vaut pour les éléments du chyle que contiennent les veines, qui s’écoulent pareillement vers le cœur.
[Page 129 | LAT | IMG] Le chyle, dont il pense qu’il pénètre dans la veine cave inférieure, n’aura pas alors pu aller décharger sa bile dans le foie. Il n’existe qu’une seule communication entre la veine cave et le foie, à savoir la branche qui sort de la gibbosité hépatique, [43] et donc, ou bien le mouvement du sang (dont Riolan lui-même dit qu’il le fait sortir du foie) se ferait en sens contraire de celui qui convient pour en extraire la bile, ou bien alors, selon l’ancienne et fausse théorie de l’attraction, [44] qui n’est en rien avérée, nous serions contraints d’admettre la possibilité que deux liquides s’écoulent en sens contraires dans un même vaisseau.
Page 186, l’exemple de l’instrument, qu’on appelle en français un montevin, [45] qui fait monter de l’eau à travers du vin, ne doit pas non plus m’inciter à dire ne sapiat ultra crepidam sutor. [10][46] Le comble de la témérité est de proférer précipitamment un jugement sur une science qu’on ne maîtrise pas, et l’ignorant se met en péril quand il traite de machines et de questions mécaniques. Riolan ne divaguant pas en toute occasion, n’a ouvertement dardé aucune raillerie contre ma sentence sur l’attraction, à moins qu’il n’ait ici voulu sourdement tramer contre elle. Cet appareil est à la disposition de qui voudra s’en servir : il consiste en deux fioles de verre, dont l’une, possédant un col fort étroit, est remplie d’eau et introduite dans l’autre, qui est pleine de vin et dont le col est un peu plus large, de façon qu’il admette verticalement l’ampoule de celle qui contient l’eau ; tu verras le vin monter rapidement dans la fiole supérieure, à la manière d’un nuage propulsé à travers l’eau, jusqu’à ce qu’il finisse par échanger sa place avec celle de l’eau qui tombe au fond. Dans cet instrument, l’eau envoie le vin vers le haut, comme elle ferait pour de l’huile, de même que pour l’air qu’elle chasse du fond d’une vessie qui en est pleine. Toutefois, cela ne permet pas de conclure à l’existence de deux principes selon lesquels l’eau descend, tandis que l’air, l’huile et le vin montent, car ils se portent en haut sous l’effet du seul poids de l’eau qui cherche à gagner la fiole inférieure et qui, pour cette raison, éloigne de l’aplomb de sa verticale les corps plus ou moins lourds qui s’y trouvent, [Page 130 | LAT | IMG] qu’ils soient solides ou liquides. [11]
De quelque manière qu’on ait exploré ce phénomène sur des corps élémentés, [12] il ne s’ensuit pourtant pas qu’on doive en appliquer les principes aux corps des êtres vivants (notamment quant aux comportements du chyle et du sang, ou de leurs excréments) : leur séparation ne dépend assurément pas de leurs densités respectives, mais du crible qui les filtre ; et c’est pour cette raison que la providentielle nature a établi des émonctoires en divers endroits du corps, car sinon le sang se comporterait comme quand il est abandonné à sa propre pesanteur dans un récipient après une phlébotomie : [47] étant beaucoup plus lourd que le sérum et que l’eau, il se fixerait dans les parties inférieures, le sérum nageant au-dessus de lui ; et ainsi, quand nous sommes debout, le sang (dis-je) sombrerait dans les pieds, tandis que monterait à la tête le sérum qui s’est exprimé du sang (ce qui ne s’est jamais produit jusqu’ici).
Voici le raisonnement qui m’a convaincu que le sang est plus dense que l’eau : je me suis longtemps soucié de comprendre pourquoi les corps des animaux morts coulent immédiatement quand on les plonge dans l’eau puis remontent à la surface après quelques jours, et dans cette perplexité, je me suis efforcé de pénétrer ce grand mystère de la nature. [48] Il est nécessaire (me dis-je) que, pendant la durée de son immersion, le cadavre se défasse d’une matière qu’il contient et qui soit plus pesante que l’eau. Étant donné que le sang qui subsiste dans les veines après la mort était la seule partie parfaitement intacte à conserver aussi longtemps une fluidité propice à son écoulement, cela me fit suspecter que le fait soit dû à son échappement ; et comme j’ai de mes yeux vu, chez les plongeurs en eaux profondes qui reviennent presque épuisés au rivage, du sang s’écouler des narines ou d’ailleurs, quand existait une plaie, j’en aurais aisément conclu que les cadavres restent immergés sous l’effet du poids de leur sang, bien plus que de leur eau ou de leur sérum. [13][49]
[Page 131 | LAT | IMG] Riolan ne nous fera pas croire que ces excréments du chyle qu’il déverse dans le cœur, s’écoulent dans les poumons puisque, selon lui, le sang est chassé du ventricule droit dans le gauche en passant à travers la cloison qui les sépare, [14][50] « afin (dit-il) que s’y forme le nouveau sang artériel », sans que ne pénètre dans les poumons plus de sang qu’il n’est nécessaire à leur nutrition, lequel doit être parfaitement purifié « afin (dit-il page 179) que le cœur et les poumons ne soient pas moins bien nourris que les autres parties du corps ». Pourquoi prétend-il alors que ces excréments du chyle sont poussés à descendre dans le cœur ? Et dans quel but s’exclame-t-il avec indignation, page 181 : « Qui sera homme assez insensé pour croire que le cœur, qui est le trône de l’âme, [51] et l’astre du Soleil, fasse la cuisine de tout le corps dans son cabinet, et que toutes les impuretés de la région alvine s’y transportent ? Si cela était, la vie de l’homme serait bien misérable et sujette à une infinité de maladies et d’incommodités, à raison des ordures du chyle qui y monteraient sans cesse » ?
Ô toi qui es ami de la vérité, remarque bien, je te prie, mais avec des yeux pleins de commisération pour ce vieillard, l’irrémédiable obstination de sa contradictoire sagesse ! Après avoir affirmé que le chyle parvient dans le cœur mêlé au sang des veines caves supérieure et inférieure, le voilà qui prétend que si ledit chyle y pénétrait il serait nocif pour le cœur, l’imprégnerait de ses excréments et rendrait misérable la vie de l’homme : en un mot donc, aucun chyle n’entre dans le cœur. Et il dit, page 187 : « Ces deux veines lactées sont ainsi faites et disposées, peut-être afin que le sang qui coule avec trop de violence dans les artères par la circulation se rende plus grossier dans les veines, aux endroits où le tronc de la veine cave se divise, à savoir vers les rameaux axillaires et près des iliaques. » [52] Et plus bas : « Peut-être ce chyle se verse-t-il dans le tronc de la veine cave, près des rameaux axillaires, afin qu’une portion du sang, s’étant épaissie par le mélange de ce chyle, demeure et tarde plus longtemps dans le cœur, pour y servir, comme d’un levain plus chaud et plus acide, à la préparation du nouveau sang artériel. » Il oublie là tout à fait ce qu’il avait dit page 183 : « Pour moi, [Page 132 | LAT | IMG] je crois que ces veines lactées ne sont pas inutiles, et qu’elles servent à reporter le chyle des boyaux au foie ; mais il est impossible qu’elles portent ce chyle au cœur, à raison de la distance du travers de huit doigts qu’il y a du cœur à l’insertion de ces veines lactées dans les rameaux subclaviers. Car si l’intention de la nature eût été d’envoyer le chyle par la veine cave au cœur, pour y en préparer le sang, elle eût bien plus commodément pu insérer ces veines lactées dans la veine cave, près du diaphragme, où elle n’est éloignée du cœur que du travers de deux doigts, ou plutôt de l’épaisseur du diaphragme, afin que le chyle se mêlant avec le sang qui monte, entrât aussi avec lui dans le cœur. »
Puisse ainsi Riolan batailler contre ses propres idées en se contredisant furieusement lui-même : ainsi, tout en s’y opposant, s’acharne-t-il âprement à rendre le chyle au foie qui n’en veut pas ! Parvenu à la fin de son raisonnement, puisse-t-il apprendre à reconnaître enfin la vérité ! Puisse-t-il donner une consistance identique au sang veineux et au liquide chyleux, puisqu’il pense si obstinément que le chyle épaissit le sang ! Puisse-t-il proclamer la complète vérité de son propos sur le sérum sanguin qui est dérivé du chyle, et sur le sang qui coule dans les artères après être devenu plus séreux que celui des veines, alors que le chyle épaissit le sérum !
Je passe sous silence les chausse-trapes de ses objections puisqu’il les sème en vérité bien plus contre lui-même que contre moi. Qu’il sorte de ses chicaneries avec une sagesse égale à celle qu’il me reproche, puisqu’en la matière ne m’agrée que ce que j’avais entrepris de prouver ! [53]