Thèse pour le Doctorat de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (IVe section)
© 1997 Christine Bonnet-Cadilhac
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Depuis la nuit des temps, l’homme a cherché à comprendre les Lois qui régissent le monde : le mouvement des astres, le retour des saisons lui en faisaient reconnaître la cyclicité; les phénomènes de la génération qui font que le petit naît de l’union indispensable d’un mâle et d’une femelle montraient la spécificité des espèces animales.Mythologie et religion ont été longtemps les seules explications: la prise du pouvoir par Zeus met fin à la reproduction anarchique, voire parthénogénétique de Chaos, Gée, Nux et de leurs terribles rejetons (" Nuit enfanta l’odieuse Mort, et la noire Kère, et Trépas. Elle enfanta Sommeil, et avec lui toute la race des songes; et elle les enfanta seule, sans dormir avec personne, Nuit la ténébreuse. Puis elle enfanta Sarcasme et Détresse la douloureuse... et Némésis, Tromperie et Vieillesse maudite et Lutte au coeur violent... "). Le règne des Olympiens voit la généralisation de la reproduction sexuée et la nécessité (presque) constante d’un accouplement d’un mâle et d’une femelle, sans obligation de spécificité d’espèce ou de race il est vrai. La lecture anthropologique, structuraliste, psychanalytique même des mythes, des rites religieux, de l’iconographie pourrait nous permettre d’entrevoir les représentations conscientes ou symboliques de la génération chez les Anciens.
Une autre voie s’ouvrait avec les philosophes " physiologues " et les médecins pour qui l’étude de la génération est une des voies d’approche de la connaissance de l’ordre du monde . Galien s’inscrit dans cette longue lignée et, ancêtre de nos généticiens modernes, nous en donne cette explication: " La nature a trois buts principaux en formant les parties de l’animal : ou bien elle les a créées pour les nécessités de la vie, comme le cerveau, le coeur, le foie, ou bien pour les commodités de la vie comme les yeux, les oreilles, le nez, les mains, ou bien pour la perpétuation de l’espèce comme les parties génitales, les testicules et les matrices... Evidemment, si elle l’avait pu, la Nature aurait aimé que son oeuvre fût créée immortelle; mais comme la matière ne le permettait pas, ... elle a imaginé un moyen admirable pour toujours remplacer l’animal mort par un animal nouveau. "
Ainsi Galien introduit-il l’étude des organes génitaux dans le quatorzième livre De l’utilité des parties du corps, dans lequel il se propose de démontrer qu’aucune des parties créées pour perpétuer l’espèce n’aurait pu être mieux disposée qu’elle ne l’est dans sa réalité, comme d’ailleurs le reste du corps. Cette démonstration sur l’anatomie et la physiologie de l’appareil génital et sur la formation embryonnaire repose sur l’observation tirée de la dissection, l’étude critique de ses prédécesseurs et les théories " logiques " qu’il construit. Il est difficile de différencier l’étude de l’anatomie et celle de la physiologie car la forme, la position et la structure des organes doivent obligatoirement déterminer leur fonctionnement et Galien utilise toutes les ressources de ce qu’il voit à la dissection ou en pathologie avec une sophistique imaginative pour arriver à la conclusion qu’il se proposait de démontrer. En effet, la pratique de la dissection avait pour lui une importance capitale car elle lui permettait de montrer la suprématie des sens dans l’origine de la connaissance et de s’attacher au programme d’Aristote: " Celui qui veut contempler les oeuvres de la Nature doit non pas se laisser conduire par les écrits anatomiques, mais voir par ses propres yeux "
Il est possible de suivre, tout au long de son oeuvre, l’évolution des connaissances anatomiques de Galien et l’élaboration progressive de ses théories physiologiques. Beaucoup de données sont dispersées dans des ouvrages divers, mais elles sont reprises et rassemblées dans quatre traités principaux qui en font la synthèse: De l’anatomie de l’utérus, De la semence, De la formation du foetus, du livre XII Des procédés anatomiques et des chapitres XIV et XV de De l’utilité des parties.
Après avoir traduit toutes ces oeuvres, nous avons choisi d’en publier de très larges extraits qui sont à notre avis représentatifs de la pensée galénique, d’autant qu’il n’existe aucune traduction française de la plupart des oeuvres citées, sauf L’utilité des parties et Les facultés naturelles dont nous utilisons la traduction de Daremberg; mais nous proposons une traduction personnelle tirée du grec De l’anatomie de l’utérus, De la semence, De la formation du foetus, et pour les Procédés anatomiques, de l’italien, d’après la traduction que I.Garofalo nous offre à partir de l’arabe, puisqu’il ne nous en reste plus que la version de Hubaish e ¢ Isa des derniers livres .
Galien s’est donc proposé de résoudre par la dissection et le raisonnement plusieurs problèmes qui divisaient le monde antique:
Quels sont l’origine et le rôle du sperme? Quelle est la place de la femelle dans la reproduction? Comment se forme l’embryon? Sa recherche se trouve alors embrasser le champ du concret mais aussi celui beaucoup plus philosophique du " principe " et de l’âme; tout imprégné d’Hippocrate dont il se veut l’héritier spirituel et d’Aristote qu’il n’hésite souvent pas à combattre, son objectivité scientifique est tamisée par ses principes directeurs et par le reflet qu’il projette des mentalités de son époque.
Danielle Gourevitch
Directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études
En 1841, le 20 août, le jeune Charles Victor Daremberg, né en 1817 à Dijon, de parents inconnus, soutenait, devant la faculté de médecine de Paris, sa thèse intitulée Exposition des connaissances de Galien sur l’anatomie, la physiologie et la pathologie du système nerveux (n° 222). Il avait énormément travaillé, complétant ses connaissances livresques par de laborieuses recherches au Muséum d’histoire naturelle, auprès des meilleurs anatomistes de son temps.Daremberg fut d’abord très fier de ce premier travail d’histoire de la médecine qui devait orienter toute sa vie ; il fit don d’un exemplaire de son livre à plusieurs de ses amis et collègues, et notamment à l’Anglais, William Alexander Greenhill, qui sera envers lui d’une fidélité et d’une patience exemplaires.
L’étude cependant n’eut que très peu d’échos dans la presse, ce qui n’a rien d’étonnant pour une thèse de médecine. L’auteur lui-même ne tarda pas à se rendre compte de l’insuffisance de celle-ci : malgré ses efforts au Muséum, il était resté obnubilé par les mots et n’avait pas toujours exactement clarifié ce qu’ils évoquaient. Galien d’ailleurs n’avait pas fait grand chose pour aider son savant lecteur, ne disant pas toujours clairement sur quel animal il travaillait et faisant trop souvent des généralisations bien imprudentes.
En outre, un événement érudit important va survenir et chambouler l’état de la question : chacun sait que la deuxième partie des Administrations anatomiques de Galien a disparu en grec. Et l’on avait au XIXe siècle oublié que ce traité avait été traduit en arabe. C’est alors que notre Greenhill retrouve le manuscrit de cette traduction à Oxford, ce qui sera une joie pour Daremberg qui espère pouvoir ainsi compléter son travail ; mais cela restera un supplice, car la traduction promise par l’Anglais ne verra jamais le jour, et Daremberg, malgré les leçons données par Ernest Renan ne saura jamais l’arabe.
Voyons quelques passages de lettres adressées par Daremberg à Greenhill et conservées à l’Académie de médecine de Paris. Le 22 novembre 1846 Daremberg écrit notamment à Greenhill: " Cette année je ferai le cours au Collège de France ; j’y traiterai de l’histoire de l’école d’Alexandrie. Si vous avez quelques renseignements particuliers sur ce sujet, faites m’en part, je vous prie. Je voulais aussi donner la démonstration de l’anatomie de Galien, mais je voudrais pour cela profiter de votre découverte ".
Puis Daremberg revient à la charge, en mars 1847 : " Mon cher ami, je viens vous demander un service, s’il vous est possible de me le rendre. J’en serais très reconnaissant : dans ce moment je m’occupe pour mon cours avec une grande activité de l’anatomie des organes génitaux chez l’homme et chez la femme et particulièrement chez cette dernière. Ce que nous avons lu sur ce point de Galien (De usu partium, De dissectione uteri, De semine) est fort obscur. Il est surtout difficile de savoir d’après quels animaux il a pris son type de description. Ce qu’il appelle cornua paraît représenter quelquefois de vraies cornes, comme c’est la disposition chez les ruminants. Cependant quand il compare l’utérus à une vessie, et qu’il parle d’ ¢pofÚseij mastoeideˆj , quand ailleurs il dit qu’il a observé certaines particularités des vaisseaux internes chez les singes, il semble qu’il ait décrit des utérus de singe ; et puis sur d’autres points, par exemple sur les spermatikoˆ pÒroi, il y a des contradictions. Ce qui regarde les ceir. et ¢d. parast£tai n’est pas non plus très compréhensible à cause de ces contradictions. Je crois qu’il attribue dans le traité De l’usage des parties des ligaments ronds à la prostate. J’ai fait beaucoup de recherches sur la nature : j’ai fait des dissections sur chèvres, lapins, singes et femmes. Et cependant ce sujet si curieux n’est pas encore bien clair dans mon esprit ; il doit être traité tout au long dans les Administrations anatomiques, dernier livre. Vous serait-il, mon cher ami, possible de me donner à l’aide du ms arabe quelques données plus positives sur ces dernières questions, et particulièrement sur les animaux disséqués, sur les cornes, sur les parast£tai, les sp. pÒroi , les Ôrceij , en un mot sur l’ensemble des résultats auxquels Galien est arrivé dans ce livre. Ce serait un grand service et il est bien entendu que tous ces documents nouveaux seront attribués à vous, avec tous les éloges dus à votre si importante découverte. Maintenant permettez-moi de vous demander de vouloir bien m’envoyer si vous le pouvez les renseignements aussitôt que vous le pourrez, vers le 16 du mois. Car j’ai grand hâte de les avoir pour mes leçons. Si vous ne le pouvez pas, remettez une réponse de suite, en ce cas je renverrai à un autre temps l’étude complète de ce point d’histoire… "
L’Académie possède la réponse du médecin anglais : " My dear Sir, I answer to your last letter, which I received three days ago, I am sorry to be obliged to say that it is quite impossible for me to comply with your request respecting the Arabic ms of Galen, as I have not yet begun to translate the 15th book, and should not have time to do so before the day you mention for your lecture. If, however, you like to postpone this subject to a later period in your course, I will, if you wish it, translate the 15th book before any of the others ; but still I am so busy, partly with my own work and partly with work for other people that it is quite uncertain how soon I may be able to begin the translation of Galen in earnest. In the mean time, the Index verborum, which my dear wife is making for me, is nearly finished, for I never begin to edit or translate any difficult book in Greek, Latin or Arabic without having the Index ready for use… "
Le docteur Christine Bonnet-Cadilhac, gynécologue-accoucheur, a donc repris la méthode de Daremberg, non sur la neurologie mais sur l’appareil reproducteur. Elle l’a fort heureusement poussée plus loin, et a appris les subtilités de l’anatomie comparée. Elle a travaillé avec courage et obstination, acharnée à aller jusqu’au bout malgré les contraintes de sa vie professionnelle. Elle a autopsié des chèvres de la région de Montpellier dans des conditions difficiles, mais toujours avec le plus grand soin. Elle a pu prouver que, pour les organes sexuels de la femelle, la chèvre avait été l’animal de prédilection de Galien, mais disséquée sur le dos, ce qui pose au lecteur moderne des problèmes d’orientation, qu’elle a su résoudre.
La double formation de Mme Bonnet lui a permis de mener à bonne fin un travail particulièrement délicat à la fois sur les connaissances anatomiques de Galien et sur sa logique. Aujourd’hui elle publie son travail dans des conditions de modernité encore exceptionnelles, faisant part de son savoir avec son habituelle générosité.