Ce mercredi 18e d’août. Je vous écrivis hier par la voie de M. Langlois. On dit que don Luis de Haro [2] est mort en Espagne d’une fièvre maligne, [1][3] et plusieurs autres seigneurs de la même cour. Le cardinal Mazarin [4] se porte mieux, il commence à se lever ; et néanmoins, on dit qu’il a de fort mauvaises nuits et que Vallot [5] continue d’y veiller.
Ce vendredi 20e d’août. Noël Falconet [6] fut hier à ma leçon du Collège royal [7] et me répéta hier au soir une partie de ce que j’y avais dit de vermibus, eorum natura et remediis, ut de duplici crisi pleuritidis, per venæ sectionem et anacatharsim < curanda >, quorum illa tollit causam antecedentem, hæc vero coniunctam. [2][8][9][10][11] S’il veut continuer de même, il en saura dans deux ans plus que le jeune de Rhodes [12] n’en saura de sa vie, j’entends de la bonne et de la pure médecine (chimisticam, agyrticam, et empiricam, quæ tanquam pingues vaccæ multos alunt vitulos, nihil moror). [3][13] Il faut être homme de bien, et savant pour y exceller : Medicus est vir bonus, medendi peritus ; [4] un habile homme doit être au-dessus du commun, qui est fainéant et paresseux, Mediocribus esse poetis, Non dii, non homines, non concessere columnæ. [5][14] La polypharmacie [15] ne fit jamais un bon médecin, ad bene medendum pauca, sed selecta et longo usu probata requiruntur remedia tempore et loco adhibita. [6] Il y a dans Tours [16] une grande banqueroute [17] de deux marchands nommés les Bourreaux frères, [18] elle est de 1 600 000 livres ; mais on dit que dans peu de jours il y en aura encore une autre fort grande. Les Tourangeaux enfin perdront leur crédit, tant à Paris, à Rouen, à Lyon qu’ailleurs. Nous n’entendons ici que tambours et soldats qui n’ont fait que marcher aujourd’hui pour faire la revue générale de toutes les colonelles dans la campagne entre Vaugirard [19] et Saint-Cloud. [7][20] On dit toujours que l’entrée se fera le 26e de ce mois. [21] Purpuratus noster utcumque melius habere dicitur, sed nondum optime, imo nequidem bene ; [8] on dit qu’il verra l’entrée et qu’il sera dans la rue Saint-Antoine. [22] Nous avons ici un bénéficier natif d’Angers, nommé M. Ménage, [23] qui est homme d’esprit et de grande érudition. Il a fait des vers fort adulateurs au cardinal Mazarin, dans lesquels Messieurs du Parlement prétendent être offensés. Il y a du bruit contre lui, j’ai regret qu’il ait fait ce pas de clerc faute de jugement car il est honnête homme, et de mérite : Nemo nostrum non peccat, homines sumus, non dei. [9][24] Nous n’avons ici que du bruit des tambours et de la milice, et je crois que devant que la fête soit tout à fait passée nous n’aurons pas meilleur temps. J’ai du latin à faire, qui est commencé, mais je ne puis achever durant ce bruit. Je voudrais être à Lyon avec vous pour une huitaine, nous nous y entretiendrions, privato inter parietes, [10][25] de plusieurs choses quæ litteris non consignantur. [11] Et après le bruit apaisé de deçà, je m’en reviendrais depuis Roanne [26] jusqu’à Orléans, [27] par Loire ; [28] sed frustra voveo vel opto, non sum mei iuris, [12] notre profession nous fait esclaves. Je n’aurai jamais de repos que lorsque je serai enterré, et alors on me pourra faire l’épitaphe pareil à ce maréchal de France nommé Trivulce, [29] Milanais qui est enterré dans l’église de San Nazare à Milan : Hic quiescit qui nunquam quievit. [13] J’en ai aussi menacé mon fils Carolus [30] qui étudie toujours et ne se repose presque jamais. Quand sera achevé S. Georgius miles Cataphractus ? [31] Et M. Huguetan, quand aura-t-il achevé ses deux tomes de Paulus Zacchias, Quæstiones medico-legales ? [14][32] M. Ravaud étant ici m’a promis de me les envoyer dès que cette cinquième édition sera achevée, qui doit l’être bientôt. M. Monnerot, [33] le trésorier des Parties casuelles, [34] avait entrepris un parti contre les partisans et avait fait son marché moyennant 17 millions. Quelques partisans l’ayant découvert ont renchéri par-dessus, ont fait casser son traité et offrent 30 millions, avec bonne envie de bien remuer le Monnerot. Ainsi les loups se mangent l’un l’autre. Érasme [35] donc, tout bon homme qu’il était, s’est trompé lorsqu’il a dit Homo homini Deus, et Lupus lupo non est ; [36] mais en récompense, il a dit vrai quand il a écrit Homo homini lupus. [15] Je vous baise les mains, à Mlle Falconet et à notre bon ami M. Spon, et suis de tout mon cœur votre, etc.
De Paris, ce 20e d’août 1660.
Bulderen, no cxcvi (tome ii, pages 100‑103) ; Reveillé-Parise, no dxxviii (tome iii, pages 251‑254).
Don Luis de Haro (v. note [1], lettre 127), ministre du roi d’Espagne Philippe iv, ne mourut que le 26 novembre 1661.
« sur les vers intestinaux, leur nature et leurs remèdes, ainsi que sur la double crise de la pleurésie < à traiter > par la saignée et par l’anacathartique [expectorant], dont l’une enlève la cause première, mais l’autre, la cause conjointe. »
« je ne me soucie nullement de la chimique, la charlatane et l’empirique, qui, comme autant de vaches grasses, nourrissent beaucoup de veaux ».
« le médecin est un homme de bien, qui sait bien remédier ».
« un poète n’a pas droit à la médiocrité, ce droit lui est refusé par le public, les dieux, la renommée » (Horace, Art poétique, vers 372-373).
« pour bien remédier il y a besoin de peu de remèdes, mais choisis et éprouvés par un long usage, et adaptés à la circonstance. »
Aujourd’hui quartier de Paris (xve arrondissement), Vaugirard était alors un « bourg auprès de Paris à une lieue, sur le chemin d’Issy, de Meudon, de Versailles, etc. On dit proverbialement “ prendre Vaugirard pour Rome ”, d’un homme qui se méprend grandement » (Trévoux).
« On dit que notre empourpré [Mazarin] se porte un tout petit peu mieux, mais il n’est pas encore au mieux, ni même bien ».
« Personne au monde n’est indemne de faute ; nous sommes des hommes, non des dieux » : Pétrone, Satyricon, lxxv, paroles d’Habinnas pour calmer Trimalcion qui se dispute avec sa femme. V. note [40‑2] du Faux Patiniana II‑2 pour un commentaire aussi insipide que douteux de ce passage dans L’Esprit de Guy Patin.
Mme de Motteville (Mémoires, page 499) :
« Toutes les compagnies souveraines allèrent {a} saluer ce ministre, {b} avec des sentiments contraires à ceux qu’ils avaient eus par le passé. Le Parlement députa un président, deux conseillers de la Grand’Chambre et un de chaque Chambre des enquêtes pour le remercier de la paix qu’il venait de faire : honneur qui jusqu’alors n’avait été fait à aucun ministre ni favori et n’avait point encore d’exemple. Cette Compagnie avait mis sa tête à prix, mais en cette occasion, leurs harangues furent toutes remplies de ses louanges ; et sans avoir honte de leur injustice passée ou de leur légèreté présente, ils témoignèrent avoir pour lui une vénération extrême. Le cardinal dut être sans doute sensible à cette gloire, et véritablement elle fut grande ; mais pour la mitiger, Dieu le mettait en état, par les approches de la mort, d’éprouver en lui-même que les biens de la vie ne sont jamais purs. Il leur répondit à tous selon ce qu’il devait sentir et leur parla éloquemment. Peu de jours après il se porta mieux et son amendement fit espérer que son mal ne serait rien. »
- Fin juillet 1660.
- Mazarin malade.
Les Mémoires pour servir à la vie de M. Ménage, au début du premier tome des Menagiana (Paris, 1715, pages [Hx ro‑Iij vo]), ont commenté cette affaire.
Egrederis densa Procerum comitante caterva,
Nosque tuis oculis æmula turba rapit.
Quid facerem ? sequerer ? mihi nunc et pectus anhelum,
Infirmique pedes, invalidumque latus.
Sed neque amicitiæ sunt hæc certissima signa,
Et, puto tam viles despicis ipse togas. [Tu t’extrais du dense bataillon qui accompagne l’Éminence, et la troupe des rivaux nous soustrait à tes yeux. Que ferais-je ? devrais-je suivre ? et me voici maintenant hors d’haleine, les jambes exténuées et le flanc sans force. Mais ce ne sont pas là des marques très certaines d’affection, et tu méprises, je pense, des robes aussi viles].
« Ils firent entendre dans le monde que M. Ménage avait prétendu par ce vers désigner Messieurs du Parlement et ils gagnèrent quelques conseillers qui, suggérés par d’autres, les allèrent porter à la Grand’Chambre ; mais M. Ménage fit connaître à M. le premier président de Lamoignon que, bien loin d’avoir prétendu parler de Messieurs du Parlement, il n’en avait pas même eu la pensée, puisqu’il avait composé cette élégie trois mois avant cette députation, qu’il ne pouvait pas deviner se devoir faire. »
« Viles togæ en cet endroit ne peut donc signifier autre chose que “ de lâches courtisans ”. Il est assez commun que ce mot de togæ se prend pour des courtisans ; néanmoins, puisque je vois que cela est révoqué en doute par quelques personnes, j’en apporterai ici quelques exemples, tirés de Martial, qui est un auteur qui est dans les mains de tout le monde.
Nec vocat ad cœnam Marius, nec munera mittit,
Nec spondet, nec vult credere ; sed nec habet.
Turba tamen non deest, sterilem quæ curet amicum.
Eheu quam fatuæ, sunt tibi, Roma, togæ ! » {a}
- Martial, épigramme 18 du livre x :
« Marius n’invite pas à dîner, n’envoie pas de cadeaux, n’est garant de personne, ne veut pas prêter. C’est qu’il n’a rien. Néanmoins il ne manque pas de gens pour soigner sa stérile amitié. Hélas, pauvre Rome, que tu as de sots courtisans ! »
« Après cela, il ne resta aucun doute à M. de Lamoignon de la vérité de la chose et de l’innocence de M. Ménage ; et dans la suite, il ne fit aucune attention à tout ce qu’on lui pût dire contre lui. Cela n’empêcha pas les ennemis de M. Ménage de continuer leurs discours injurieux contre sa personne et contre ses écrits ; et de donner à quelques vers de son élégie le tour et l’explication la plus maligne qu’ils pouvaient, et ils ne cessèrent leur médisance qu’en disant malicieusement, comme on l’a dit encore après sa mort, que M. Ménage ne s’était tiré de ce mauvais pas qu’en avouant sa faute. […] Il avait alors, comme il a toujours eu, des jaloux et des envieux de sa gloire, qui ne cherchaient que les occasions de la ternir ou de la diminuer : Ingrati erunt, disait-il, invidi, malefici, maledici, donec homines ; illorum igitur ingratum animum, invidias, iniurias, maledicta, dicteria, scommata, immotus, ut Philosophum et Christianum decet, sino præterfluere. Qui me ament, qui mihi faveant, qui mea tueantur, non deerunt viri honesti, quorum amicitia et studiis delectabor potius, quam illorum iniuriis et maledictis laborabo. » {a}
- « Tant qu’il y aura des hommes ingrats, envieux, malveillants, médisants, comme doit être un philosophe et un chrétien, je resterai insensible à l’esprit mauvais, à la haine, aux insultes, aux calomnies, aux sarcasmes, aux railleries qui s’épanchent de leur sein. Il ne manquera pas d’hommes honnêtes pour m’aimer, me favoriser, me protéger. Je me délecterai plus de leur amitié et de leurs attentions que je ne souffrirai des insultes et des médisances des autres. »
« en privé, entre quatre murs » : inspiré par Tite-Live, in secreto modo atque intra parietes [en secret et entre quatre murs] (Histoire de Rome, livre xxv, chapitre 1), j’ai remplacé inter privato parietes, qui figure dans la lettre imprimée, par privato inter parietes.
Le « latin que j’ai à faire » était celui que Guy Patin devait préparer pour les actes de doctorat qui s’annonçaient aux École, car son tour de présider arrivait à l’automne (v. note [16], lettre 642). Son aveu prouve que ces exercices oraux n’avaient rien d’improvisé.
« qu’on ne consigne pas dans les lettres. »
« mais c’est en vain que je fais ce vœu ou ce souhait, je ne suis pas maître de mon temps ».
Pour aller de Lyon à Paris, on pouvait soit descendre la Loire (de Roanne à Orléans), soit remonter la Saône (de Lyon à Chalon) puis la Loire (de Nevers à Orléans). Au lieu de débarquer à Orléans, on pouvait aller jusqu’à Montargis par le canal de Briare (v. note [32], lettre 307). D’après sa correspondance, Guy Patin n’est jamais allé à Lyon de sa vie.
« Ici repose quelqu’un qui jamais ne s’est reposé. »
Trivulce (Giangiacomo Trivulzio, Milan 1448-Chartres 1518), marquis de Vigeviano, entra au service de la France pendant la guerre de Naples (1495). En 1499, il conquit le duché de Milan, dont il fut nommé gouverneur, et Louis xii lui donna le bâton de maréchal de France par. Il cessa de combattre après Marignan (1515). V. note [4] du Borboniana 2 manuscrit pour son petit-fils Galeotto Pico de la Mirandola.
De nombreux auteurs, dont Brantôme (v. note [3], lettre 820), en ses Vies des grands capitaines étrangers, ont confirmé l’épitaphe de Trivulce et le lieu de sa sépulture donnés par Guy Patin, mais dans des ouvrages publiés après 1660.
V. notes [10], lettre 568, pour les « Questions médico-légales » de Paolo Zacchias, et [16], lettre 605, pour l’ouvrage du P. Théophile Raynaud sur « saint Georges, soldat armé » (tous deux parus à Lyon en 1661).
Comme Homo homini lupus (« L’homme est un loup pour l’homme », v. note [3], lettre 127), Homo homini Deus [L’homme est un dieu pour l’homme] est un des Adages qu’Érasme a commentés (no 69) :
Non admodum hinc abludit et illud : Ανθρωπος ανθρωπου δαιμονιον, id est Homo homini deus quod dici solet de eo, qui subitam atque impetratam attulit salutem aut qui magno quopiam beneficio juvit. Antiquita, enim nihil alud existimabat esse deum quam prodesse mortalibus.
[Celui-ci est très proche du précédent : {a} l’homme est un dieu pour l’homme se dit couramment de qui a fourni un secours imprévu et inespéré, ou a rendu quelque grand service ; car les Anciens pensaient qu’être dieu n’était rien d’autre qu’être utile aux mortels]. {b}
- L’adage qui précède est Deus ex improviso apparens [Un dieu intervient à l’improviste], équivalent de Deus ex machina (v. note [33], lettre 152).
- La suite explique que les païens ont déifié les inventeurs de ce qui leur est indispensable : céréales, vin, lois, etc.
La suite de la phrase, que Guy Patin attribue aussi à Érasme, est obscure. Les transcriptions antérieures de cette lettre ont varié : Lupus lupinam non est (Bulderen), Lupus lupinum non est (Reveillé-Parise) ; ce qui, dans les deux cas, est intraduisible car dénué de sens et de syntaxe. Même sans en avoir trouvé confirmation dans Érasme, j’ai proposé et Lupus lupo [deus] non est, « mais le loup n’est pas [un dieu] pour le loup », qui correspond à peu près au contexte : les partisans, sans être ni dieux ni loups, peuvent s’entre-dévorer (comme font les loups).
Ces adages avaient déjà inspiré Guy Patin dans sa thèse « L’homme n’est que maladie » (1643) (fin de l’article iii, v. sa note [38]) :
Per Naturam homo homini lupus, ut per medicinam homo homini Deus.
[La Nature fait de l’homme un loup pour l’homme, mais avec la médecine l’homme devient un dieu pour l’homme].