F.I.P.
à Jean Pecquet
docteur en médecine de Montpellier,
anatomiste de remarquable talent et
son particulier ami,
contre Jean Riolan,
docteur en médecine et jadis prince des anatomistes.
ANAGRAMME.
ioannes riolanvs.
lanivs ore insano. [1][1]
Pourquoi (dis-tu, cher Pecquet) Riolan m’a-t-il ainsi mordu ? [2] Pourquoi a-t-il accablé de tant d’injures celui qui ne les a pas méritées ? Farouche, il vomit des charretées de railleries contre notre réputation, [3] mais il ignore que je le soupçonne de vouloir me nuire personnellement. J’ai pourtant honoré et ce jeune homme et ce vieillard de ma déférente soumission et Riolan pourra en faire foi : [Page 250 | LAT | IMG] quand le chemin du lait m’est apparu, [2][4] n’ayant pas jugé bon de faire confiance à mes propres yeux, j’ai assemblé des témoins et les ai priés de m’éclairer sur ce que j’avais trouvé ; Riolan était le plus éminent de ceux-là, mais il a dédaigné ma requête en prétextant ne pas avoir le temps, et il a refusé d’attester ma découverte. Évite de te plaindre (cher Pecquet) car je n’ai jamais été jaloux, mais nul Cinnamus n’ira éternellement travailler pour toi. [3][5]
Riolan a étranglé l’innocent que tu es de ses acerbes propos, mais a-t-il eu un élève qui n’ait pu s’en lamenter pareillement ? La fierté embrase ce vieillard [4][6] et ces découvertes qu’on fait à présent l’accablent, car il n’a clairement jamais rien trouvé de nouveau. Je me trompe pourtant : c’est lui qui nous a mis au monde un musculus, mais je n’en plaisanterai pas pour autant sur les montagnes qui en ont accouché. Le découvreur d’une chose qui me paraît sans grande importance n’en devra pas moins être honoré si elle se montre de quelque utilité pour le genre humain ; [5][7][8] il est toutefois injuste que le musculus par toi découvert emporte son lait, détruise ses vaisseaux [9] et ronge son ouvrage. Je lui reproche de demander qu’on ne tienne pour grand que ce qu’il a trouvé, et qu’on adhère si rigidement aux dogmes des Anciens. [10][11] Il sait enseigner leurs erreurs avec zèle et met ainsi tout le soin qu’il peut à les amplifier. Je pense que la sagesse ne prescrit pas de tenir pour assuré tout ce que nous raconte l’Antiquité, ni à suivre en tout point sa manière de faire. Quand le sage doute, il expose l’incertain pour du certain, puisque ses arguments convainquent mieux s’il les présente comme établis. Il s’est trompé (c’est certain), mais l’ancien temps a souvent fait semblant de s’être trompé par amour de la postérité : quel que soit son amour de la gloire, le père feint l’ignorance pour transmettre à ses enfants l’ardeur au travail ; le courage et les forces s’épuisent si tu n’y mets point de difficultés, et le repos dégoûte s’il n’est le fruit d’aucun effort.
[Page 251 | LAT | IMG] Où est le mystère ? Pour un esprit désireux de le pénétrer, quand la question n’est pas difficile, il n’y faut pas l’éclair du génie. Peut-être que le prévoyant Riolan, usant de la même ruse, engage des combats fictifs contre tes découvertes. Peut-être brûle-t-il d’un amour si pur de la vérité qu’il tient pour honorable d’avoir abandonné ses certitudes, et approuve-t-il en privé ce qu’il déchire en public, en faisant passer pour son ennemi celui qu’il aime en son for intérieur. [6] Il attaque un jeune homme, sachant que la patience est rare chez ceux de cet âge, qui s’efforcent de venir rapidement à bout de ce qu’ils ont entrepris. Des intrépides ont fait parfois fi d’immenses périls, mus par l’espoir de trouver de l’or, alors qu’il était presque nul : ils dressent des obstacles dans les canaux (pour parler comme vous), et les silex qu’ils y ont mis vomissent d’autres feux. [7][12] C’est hélas la sagesse qui est si rare chez ce vieillard dont le seul amour de la lumière est tel qu’il engage des combats fictifs pour l’augmenter ! Puisse-t-il cesser de penser qu’il n’y a d’espérance que dans le travail, car cet âge prend plus de plaisir à l’oisiveté que la jeunesse ! Sur cet avis, puisse la véhémence riolanique te procurer de la force et provoquer ta furie, pour que la torpeur ne te gagne pas ! Qu’il persévère donc, et qu’il ne modère pas ses rudes propos ! Bien qu’elle lui soit contraire, l’eau qu’on répand sur le feu l’attise. [8][13]
Bien que le coursier vole, en acceptant les rênes qui le guident, le cavalier prudent se garde de trop l’éperonner ; tout au contraire de Riolan, qui est mû par d’injustes haines et se croirait à lui seul être plus que le monde entier. Quand ce vieillard désire ainsi être l’arbitre de l’anatomie, espère-t-il autre chose que d’être partout tourné en fable ? Par exemple, celle du renard honteux d’avoir eu la queue coupée, qui ordonne qu’on la coupe aussi à tous ses congénères. [9][14] Ainsi, parce que sa vue faiblit, Riolan désire que chacun en soit aussi privé. [15] [Page 252 | LAT | IMG] Le renard n’a pourtant persuadé personne de se couper la queue, et lui n’en convaincra aucun d’y sacrifier sa vue. Et comme il est toujours déshonorant d’avoir eu la queue tranchée, lui, pour être aveugle, sera toujours indigne de la lumière. N’aie pas peur si le boucher semble avoir la bouche folle, il n’y aura sûrement rien à craindre de sa courte dent. Redoutes-tu sa langue ? Elle n’est pourtant pas toujours malfaisante : les chiens ont coutume de se lécher pour soigner leurs blessures. Sa parole te fait frissonner : c’est la voix du fantôme qui effraie les enfants ; alors, ris donc et dis : tu n’es qu’une voix et rien de plus. [10]
[Fin
des Experimenta nova anatomica
de Jean Pecquet (Paris, 1654).]