Texte
Lettres de soutien
adressées à Jean Pecquet :
Pierre De Mercenne (1651)  >

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Pierre De Mercenne[1] docteur en médecine de Paris,
salue le très brillant M. Jean Pecquet
[1][2]

Très savant Monsieur,

Acceptez tous mes compliments pour avoir porté le flambeau dans les profondeurs cachées de la nature et été, je pense, le premier à dévoiler une structure que les autres avaient jusqu’ici ignorée. Je dis cela sans la moindre jalousie, car je ne suis pas de ceux que la soif de nouveauté détourne aisément du savoir établi de longue date. « En contemplant la nature », depuis déjà quelque temps, il m’a paru bon, comme à Pline, de « penser qu’en elle rien n’est incroyable » ; [2][3] mais toute innovation touchant à l’histoire naturelle m’est suspecte si elle n’a été fondée avec absolue certitude sur la perception des sens et sur l’expérience, qui est la maîtresse de la connaissance. Après avoir vu de mes yeux et touché de mes mains les veines remplies de chyle, que vous avez le premier découvertes dans le thorax, [4] constaté qu’elles atteignent les branches de la veine cave supérieure, [5][6] non loin du cœur, et observé qu’une remarquable abondance de chyle a distendu la très fine et transparente petite membrane, qui se loge presque tout le long des vertèbres lombaires, [Page 153 | LAT | IMG] l’autopsie [3] m’a pourtant convaincu qu’existe un réservoir du chyle [7] et qu’il est la source de veines qui le conduisent dans le thorax ; n’en déplaise à certains esprits subtils, que feu notre cher Mersenne [8] appelait en plaisantant philosophi chartacei[4] parce qu’ils ne veulent tirer leur savoir que des livres, mais jamais de l’examen de la nature. Que ceux-là objectent que les limites entre la première et la deuxième région sont embrouillées si on confond les officines où le chyle est préparé et celles où le sang est élaboré, [9] étant donné qu’alors un chyle encore cru et brut parvient dans le cœur, et que les esprits vitaux [10] se trouvent ainsi souillés par les relents de cuisine et, plus encore, par leur mélange à de l’aliment non digéré, que ceux-là fuient la nouveauté du dogme, mais la nature ne se taira pas pour défendre sa propre cause. Elle leur répondra qu’elle accomplit toujours ce qu’il y a de meilleur et de plus convenable pour le salut des êtres vivants, et que ce qu’on observe chez chacun d’entre eux n’est pas nouveau et y a existé depuis que le monde est monde. La nature est en effet soumise à une loi éternelle et immuable, elle n’a pas conçu pour les animaux de notre temps une structure nouvelle, ni fabriqué des parties insolites pour assurer la chylose et l’hématose [5] en vue de bouleverser les opinions répandues chez les hommes. Par cette découverte, elle semble bien plutôt nous reprocher en quelque façon de juger qu’elle a pour habitude de contrarier l’ordre établi ; comme si un modèle de ses œuvres était implanté dans nos esprits, et que son dessein était de nous les cacher et non pas de nous les montrer. Vous ne pouviez donc agir plus sagement, mon cher Pecquet, qu’en puisant vos démonstrations dans les entrailles de bêtes vivantes. [11] Ce livre vivifiant et incapable de tromper vous a non seulement montré, comme à Aselli[12] les ruisseaux du chyle, mais aussi leur destination réelle et comment ce liquide monte dans le thorax ; il vous a appris, en accord avec le principe dont [Page 154 | LAT | IMG] Aristote [13] s’était convaincu, [6] que le cœur est l’organe premier de l’hématose ; [14] il vous a fait voir l’admirable et perpétuel mouvement circulaire du sang, [15] dont l’importance est telle en physiologie qu’il faut en déduire la cause véritable des autres fonctions animales. Je m’arrête là pour m’en tenir au format d’une lettre, mais sans permettre que mon affection vous fasse jamais défaut, non plus qu’aux savants habiles hommes. Vale. De Paris, le 31e de janvier 1651.


1.

La lettre de Pierre De Mercenne, un des compagnons de Jean Pecquet pendant ses études parisiennes, figurait à l’identique dans l’édition de 1651.

2.

Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre xi, chapitre ii : {a}

Nam mihi contentui se persuasit rerum natura, nihil incredibile existimare de eâ.

« En contemplant la nature je me suis habitué à penser qu’en elle rien n’est incroyable. » {b}


  1. À propos de l’absence de respiration perceptible chez les insectes.

  2. Littré Pli, volume 1, page 429.

3.

Au sens étymologique de « ce qu’on explore de ses propres yeux ».

4.

Le célèbre et très savant moine Marin Mersenne, mort en septembre 1648, qui a beaucoup contribué au progrès des sciences au xviie s. (mentionné dans la note [18] de la Dissertatio anatomica, chapitre viii), n’était qu’un homophone de Pierre De Mercenne. Ce passage, souvent cité, est le seul à lui attribuer cette manière de brocarder les « philosophes en papier ».

La correspondance de Marin Mersenne atteste de son intérêt pour le mouvement du chyle. Sa mention suggère ici qu’il a eu connaissance des travaux de Jean Pecquet et l’a soutenu. Dans une lettre datée du 5 mai 1648, Pecquet a remercié Mersenne de l’avoir introduit auprès de François Fouquet.

5.

Élaborations respectives du chyle (à partir du chyme), dans la troisième région (abdomen), et du sang (à partir du chyle), dans la deuxième (thorax).

Sa lettre de 1651 mène à penser que Pierre De Mercenne adhérait alors à l’idée fausse que le cœur était devenu l’organe de la sanguification. En 1654, sous le pseudonyme d’Hyginus Thalassius, dans le chapitre iv de sa Brevis Destructio (v. sa note [7]), il s’est rangé à l’idée plus raisonnable que cette fonction devait être partagée entre le cœur et le foie.

6.

La fin de la lettre de Jacques Mentel a exposé ce précepte énoncé par Aristote dans son Histoire des animaux, mais que Galien a rejeté.

a.

Page 152, ad ioan. pecquetum doct. med. monspeliensem gratulatoriæ epistolæ.

clarissimo viro
Ioanni Pecqveto,
Pet. de Mercenne
doctor medicus
parisiensis. S.

Plurimum gratulor fœlicitati tuæ
(Vir Doctissime) quæ eam in abditis
Naturæ penetralibus tibi facem præ-
tulit, ut rem cæteris mortalibus hacte-
nus, ut ego arbitror, ignotam primus
eris. Absit verbo invidia, non is
sum, quem novitatis aviditas è veteri statione facilè
dimoveat. Et quamvis mihi jam pridem rerum Natu-
ram contuenti visum sit cum Plinio, nihil incredibile
existimare de eâ ; omnis tamen mihi in rebus Physicis
suspecta novitas est, nisi quam certissima sensuum fi-
des et magistra rerum Experientia stabilierit. Vbi
primùm repertas à te Venas Chylo turgidas in Tho-
race, non procul à corde ad venæ ascendentis ra-
mos pertinentes his oculis vidi, et manibus explora-
vi : ubi tenuissimam et pellucidissimam membranu-
lam oblongo situ omnibus ferè lumborum vertebris
innixam, insigni distentam Chyli copiâ deprehendi :

b.

Page 153, ad ioan. pecquetum doct. med. monspeliensem gratulatoriæ epistolæ.

verùm hîc agnovi docente αυτοψια Chyli Rece-
ptacvlvm
et Venarum Chylum ad Thoracem
devehentium Scaturiginem. Reclament si lubet acu-
tuli quidam, quos Mersennus noster ο μακαριτης char-
taceos Philosophos jocans vocabat, quoniam nun-
quam ex Naturæ inspectione sed ex solis libris sape-
re volunt. Opponant confusis adornandi Chyli et
perficiendi Sanguinis officinis turbari primæ et se-
cundæ regionis fines, Chylum adhuc crudum et im-
mutatum Cordi aggeri ; atque ita non tam culinæ ni-
dore quàm sordidâ incocti cibi permixtione spiritus
vitales inquinari. Fugiant novitatem dogmatis ; non
silebit in suâ causâ Natura, respondebítque semper
se, quod melius est præstare et Animantium saluti
convenientius : novum non esse quod in omnibus
Animantibus cernitur, et quod cum ipso mundo in-
cœpit. Illa enim æternæ atque immutabili legi addi-
cta, novam hisce temporibus non molita est Ani-
mantium structuram, neque insolitas ad χυλωσιν atque
αιματοσιν partes fabricata est, ut vulgatas hominum
opiniones everteret. Quin potiùs hoc invento nobis
quodammodo exprobrare videtur Natura præposte-
ram de eâ ex nostris cogitatis arbitrandi consuetudi-
nem ; quasi animis insitum foret ipsius operum exem-
plar, eáque non repræsentaret mentis oculus, sed
conderet. Non itaque sapientiùs poteras, Mi Pec-
qvete
, quàm ex spirantibus Animantium extis
tua haurire Theoremata. Hic te vivus et fallere ne-
scius codex docuit, non, ut Asellium, solos Chyli ri-
vulos, sed et fontem ipsum et deductos ejus ad Tho-
racem latices : docuit te, quod principij unitas Ari-

c.

Page 154, ad ioan. pecquetum doct. med. monspeliensem gratulatoriæ epistolæ.

stoteli suaserat, Cor primum esse αιματωσεως organum,
docuit mirabilem et perpetuum Sanguinis Circuitum,
tanti in Physiologiâ momenti, ut ex eo vera cætera-
rum Animantis functionum causa depromenda sit.
Plura non addo, ne desit epistolæ modus, quem meo
erga te Doctósque et solertes Viros amori deesse
nunquam sinam. Vale. Lutetiæ Parisiorum Primo
Kalendas Februarij m dc li.


Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Texte. Lettres de soutien adressées à Jean Pecquet : Pierre De Mercenne (1651)

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(Consulté le 11/12/2025)

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