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Lettres de soutien
adressées à Jean Pecquet :
Jacques Mentel (1651,
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Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Texte. Lettres de soutien adressées à Jean Pecquet : Jacques Mentel (1651, modifiée en 1654)

Adresse permanente : https://numerabilis.u-paris.fr/editions-critiques/pecquet/?do=pg&let=0046

(Consulté le 27/03/2025)

 

[Page 139 | IMG]

Ad Ioan.
Pecquetum
Diepæum
Doct. Med. Monspeliensem,
Gratulatoriæ
clarissimorum virorum
cum prius editæ, sed auctiores,
tum recens additæ,

De novo Chylosi receptaculi et lacteorum
per Thoracem vasculorum invento,
Epistolæ.
 [1]

[Page 141 | LAT | IMG]

Lettre de l’excellent M. Jacques Mentel, docteur en médecine de Paris, à Jean Pecquet, savant docteur en médecine et remarquable anatomiste : sur (sa propre observation) du réservoir du chyle, qui a récemment été découvert ou redécouvert, et des veines qui en sortent et se dirigent vers le haut.
Contenant en outre la description succincte d’une inversion des viscères internes qui a été observée sur un cadavre disséqué à Paris à la fin de l’année 1650
[1][2]

En ce siècle où une guerre s’est déclarée contre la vertu et les arts, et où d’aucuns tiennent un monceau d’or pour presque plus beau que tout ce qu’ont dit les auteurs grecs ou romains pleins de sagesse, [2][3][4] je me réjouis profondément et très sincèrement de remarquer, cher Pecquet, que vous vous appliquiez néanmoins avec grande ardeur à l’une comme aux autres. À cet âge où quantité de gens, plongés dans une honteuse oisiveté, ou livrés et asservis à des vices plus graves encore, perdent leur temps, vous consacrez entièrement le vôtre à de louables expériences et à de nobles recherches. Dans cette dissolution des mœurs et des belles-lettres, [Page 142 | LAT | IMG] j’ai eu vent de la querelle en question ; elle existe certes dans tous les pays, mais les Français ne peuvent nier qu’elle ait jamais été plus fondée maintenant et nulle part ailleurs que chez eux. J’y apporte donc ma contribution, très brillant jeune homme, afin de vous louer, de vanter et honorer ce que vous avez accompli pour retarder les fatalités de ce temps, et afin d’en propager la gloire, comme font déjà certains étrangers dont les découvertes ont fait avancer l’anatomie. Mon intention est aussi que les vôtres ne leur soient pas injustement attribuées, non plus qu’à ceux qui vous ont précédé. Nous leur en devons de nombreuses et de très brillantes, et sans leur acharnement à contredire et leur jalousie (auxquelles les savants esprits ne se laissent certes pas toujours aller), je ne doute pas que ceux qui les ont immédiatement suivis leur en auraient dû de nombreuses. Les plus belles ont principalement touché à ce dont l’existence nous avait échappé jusqu’à ce siècle : je veux parler de ces petits conduits ou ruisseaux qui sont dispersés dans tout le mésentère[5] mais distincts de ses veines sanguines, [6] et que Gaspare Aselli, [7] anatomiste de Pavie, a découverts voilà trente ans ; et peu après lui, dans le très élégant livre qu’il a publié, le célèbre médecin londonien William Harvey [8] a le premier décrit et établi les communications réciproques des artères et des veines, et le mouvement circulaire du sang. [3] J’y ajoute une troisième découverte, incontestablement beaucoup plus admirable encore, dont je vais maintenant vous entretenir, parce qu’elle devrait être unanimement reconnue comme un progrès dans la connaissance de l’économie naturelle. Vous l’avez récemment mise au jour, grâce à votre labeur sans relâche et à votre incroyable ingéniosité, et en avez depuis peu fait la très obligeante démonstration à vos amis. Ce n’est rien de moins que le réservoir du chyle le mieux épuré, qui est comme le bassin où se réunissent et pénètrent ces rigoles ou veines qu’on a coutume d’appeler lactées. [9] Cela manquait indubitablement aux deux susdites découvertes, celle d’Aselli, qui en a été comme la Coronis, [10] [Page 143 | LAT | IMG] et celle de Harvey, qui en a véritablement été le fondateur ; et vous, nouveau venu, pour le grand profit de la médecine, par la vivacité tout à fait admirable de votre esprit, vous avez d’abord flairé puis, par votre non moindre sagacité, trouvé ce qui couronne et étend leurs travaux. [4] Vous nous montrez du doigt non seulement que ces canaux cheminent depuis leurs origines jusqu’à leur confluence, mais aussi qu’ils sont à l’origine de la formation du sang et du fructueux mouvement des sucs dans le corps ; et vous tirez cette vérité de l’anatomie thoracique,

————— Pecudumque reclusis
Pectoribus inhians, spirantia consulis Exta
[5][11][12]

Vos dissections imitent fidèlement Démocrite puisant dans son puits, [13] avec une assiduité que même Hippocrate [14] a recommandée, mais vous le dépassez de très loin dans ce domaine, car votre but et votre zèle y ont été aussi brillants que ceux de l’Abdéritain [15] ont jadis été obscurs : tout ce que nous savons de lui n’est-il pas en effet que l’art ne doit pas se limiter à examiner les excréments ? Le maître de Cos [16] a trouvé que la folie vient des parties où le sang est échauffé et qu’il faut en rechercher les sièges ; mais vous avez, au contraire, transpiré pour mettre au jour les sources des humeurs nourricières et vitales. [6] Τι περι μανιης γραφω αλλο, (répondait Démocrite à Hippocrate qui l’interrogeait sur la folie) πλην ειτις τε ειη, οκως ανθρωποις εγγινεται. και τινα τροπον απολοφεοιτο. τα τε γαρ ζωα ταυτα οκοσα, εφη ορης τουτεου μεν τοι γε ανατεμνω ενεκα, ου μισεων Θεου εργα. χολης δε διζημενος φυσιν, και θεσιν. οισθα γαρ ανθρωπων παρα κοπης ως αιτιη επιτοπολυ αυτη πλεονασασαι, επε παση μεν φυσει ενυπαρκχει. αλλα παρ οις μεν ελαττον, παρ οις δε τι πλεον. η δ’ αμετριη αυτεης, νουσοι τυγχανουσιν, ως υλης, οτε [Page 144 | LAT | IMG] μεν αγαθης, οτε δε φαυλης υποκειμενης, « Qu’écrirais-je autre chose que sur sa nature, sur ses causes et sur les moyens de la soulager ? Les animaux que tu vois ici ouverts, je les ouvre, non pas que je haïsse les œuvres de la divinité, mais parce que je cherche la nature et le siège de la bile ; car tu le sais, elle est d’ordinaire, quand elle surabonde, la cause de la folie ; sans doute elle existe chez tous naturellement, mais elle est plus ou moins abondante en chacun ; quand elle est en excès, les maladies surviennent, et c’est une substance tantôt bonne, tantôt mauvaise. ». [7][17] Sur quoi Hippocrate conclut : αλληθεως γε και φροινμως λεγεις. [8] Tout cela prouve et nous apprend avant tout que les deux plus éminents philosophes et médecins de l’Antiquité, Hippocrate et Démocrite, sont parvenus à une connaissance très approfondie du corps humain et que nous avons voulu suivre leur exemple grâce à la dissection de toutes sortes de bêtes. Nous avons depuis admis ce qu’Aristote puis Galien ont observé grâce à elle, mais surtout grâce à la dissection du corps humain. De très nombreux livres qu’ils en ont écrits ont malheureusement disparu, et pourquoi suivrais-je leurs pas plutôt que ceux des auteurs de tous pays qui se sont acquis une grande réputation en la matière ? Contentons-nous de deux très sages lecteurs du Collège royal de France, [18] en les tenant pour dignes de mémoire éternelle. Je veux parler de Sylvius [19] au siècle précédent, et Jean Riolan au nôtre, qui est présentement le plus ancien maître de notre Compagnie : [20] bon Dieu, quels hommes et quels éminents professeurs d’anatomie ! Pour le profit des siècles à venir, afin que rien ne demeure tapi dans les corps des animaux, ils ont embelli cette Sparte avec le plus grand zèle et fréquemment pratiqué l’aruspicine. [9][21] Les parties des bêtes, [Page 145 | LAT | IMG] en particulier leurs viscères (car je ne m’attarderai pas sur le reste), ressemblent de si près aux nôtres qu’il est opportun de leur appliquer notre méthode de remédier ; si bien que nul ne nous objectera qu’existe une différence rédhibitoire entre ceux des bipèdes et des quadrupèdes. Comme eux, nous avons pourtant si longtemps fixé nos regards au ras du sol que la nouveauté de ce que vous avez découvert nous interpelle et nous invite à nous demander si elle existe aussi dans nos propres corps. En disséquant, nous voyons tous les jours des curiosités qui s’écartent de l’ordre normal de la nature [10] et plongent les ignorants dans la stupeur, sans jamais surprendre les gens d’expérience : nul être instruit en philosophie et en médecine n’a jamais été étonné qu’il arrive à la nature de produire παρεκβασεις, και τα τοιαυτα ως τερατα κρινεται : [11][22] il n’est certes pas rare qu’en variant le cours des principes et des causes originelles, elle se fourvoie et s’amuse à bouleverser les règles, comme pour nous inciter à contempler la beauté de l’univers. « Voilà donc pourquoi les hommes s’étonnent », dit Corn. Gemma, [23] dans le chapitre 6, livre i des Cosmocritices[12] « quand se présente parfois (comme nous l’avons observé au cours de plusieurs anatomies) une disposition inhabituelle [13] des organes, comme le foie placé dans l’hypocondre gauche, et la rate dans le droit, [14][24] ou la présence de deux rates [25] ou encore de quatre reins, d’un utérus ressemblant à une éponge molle et distendue, ou dont le col est parfois entièrement osseux ; j’ai aussi vu le foie divisé en plusieurs lobes jusqu’à son sommet, comme celui des porcs ou des chiens, et les vertèbres de l’épine soudées en une seule colonne osseuse continue. Des plantes, d’autres animaux et des métaux présentent aussi leurs propres étrangetés, qui ne sont pas à tenir pour des présages infidèles des événements futurs, car tu trouveras qu’y est bien souvent dépeint à dessein, comme par une divine main, ce qu’un avenir lointain découvrira. Tu verras ainsi les pierres parler aux bêtes, quand les hommes se taisent ; tu trouveras parfois, en examinant les entrailles d’un corps, qu’y est sculptée la figure d’un mort, d’une croix ou de quelque [Page 146 | LAT | IMG] autre chose ; et en disséquant des animaux, tu observeras qu’ils sursautent soudainement bien qu’ils n’aient plus ni cœur ni cervelle. » Maints exemples de ce genre se lisent ici et là chez les bons auteurs, surtout sur l’inversion des organes thoraciques et abdominaux : Aristote rapporte l’avoir très souvent observée chez de nombreux animaux, ce qu’ont confirmé Hérophile [26] et Galien [27] après lui, qui l’ont même remarquée chez quelques humains. Au chapitre viii, livre vi De anatomicis administrationibus, Galien écrit : προς τουτοις ολιγων μεν επι ανθρωπων ουκ ολιγων δ’ επ’ αλλων ζωων επιλαμβανειν αυτο τι των αριστερων μερων αληθως Ηηροφιλος, εν αυτω τουτω τω βιβλιω τω δευερω των αναομικων ; c’est-à-dire : « Dans son 5e livre De consectionibus, Hérophile a positivement affirmé que chez peu d’hommes, mais chez un plus grand nombre d’animaux, le foie est placé à gauche. » [15][28] Cela n’est ni insolite ni inédit, comme en attestent les livres et, semble-t-il, ce que nous avons observé une fois à Paris voilà quelques mois sur le cadavre d’un homme robuste, qui y avait été condamné à mort pour expier un crime épouvantable et exécuté, à l’endroit de cette ville qu’on appelle Platea de Emporio[16][29] Nous avons tout d’abord observé ces deux canaux (qui tirent leur nom de l’ombilic) dont l’homme conserve les grossiers vestiges : celui qui avait été une veine, [30] durant la vie utérine du fœtus, était dirigé vers la gauche, pour s’insinuer et attacher dans la fissure qui est creusée dans cette partie du foie ; les artères, [31] au contraire, se dirigeaient à droite, vers le cœur. [17] La position de l’estomac était elle aussi inversée, de sorte que son orifice supérieur, où parvient l’œsophage [32] était situé à droite, et le pylore[33] son orifice inférieur, à gauche, mais se continuait (prolongement que [Page 147 | LAT | IMG] certains autres appellent douzedoitier) vers la droite en passant par dessus le pancréas, mais sans s’enrouler autour de lui comme on aime à le voir communément. [18][34] S’y insérait (ce qui mérite d’être remarqué) le canal assez luisant qu’a récemment découvert Wirsung, anatomiste italien de grand renom, et qui, sortant du foie près de la veine porte, pénètre dans le pancréas. [19][35] Sous l’hypocondre droit, du côté opposé au foie, se tenait la rate. De la même façon, l’enchevêtrement des intestins était inversé, en sorte que leur appendice, qu’on appelle cæcum, et l’origine du côlon se tenaient à gauche. [36] Au-dessous des intestins rampaient les gros vaisseaux, qui sont comme les fleuves du microcosme : veine cave et aorte, [37][38] dont les positions étaient pareillement inversées, et la veine spermatique droite gagnait la veine rénale du même côté, et la gauche, la cave. [20][39][40] Après avoir soigneusement examiné l’épigastre et les intestins, nous montâmes dans le thorax pour palper et scruter la structure des poumons, qui différait de la normale en ce que le nombre des lobes était plus grand dans le gauche que dans le droit, sous lequel était logé le cœur. Sa base était derrière le sternum, qu’elle débordait sur la gauche, alors qu’elle le fait ordinairement sur la droite ; la pointe de son cône atteignait la paroi thoracique sous le mamelon droit. [41] Toutes les κοιλιας ou cavités (que certains appellent, non sans bon sens, les diribitoria[21] étaient en position inversée : le veineux, qui est normalement à droite, était à gauche et l’artérieux, à droite. Du côté gauche, où parvenait la veine cave, [42] qui est [Page 148 | LAT | IMG] la source de la chaleur et de la vie, émergeait une veine solitaire, dirigée un peu vers le haut et dépourvue de toute compagne. [22][43] En rapports asymétriques avec l’aorte, les nerfs récurrents se dirigent vers le cou ; mais étant donné la distribution inhabituelle des parties, nous avons ici observé que l’anse du droit passait sous la crosse de l’aorte et celle du gauche, sous l’artère axillaire. [23][44] Bien qu’inversée, la structure du corps humain obéit à un ordonnancement fixe, ce qui atteste qu’il n’a pu être créé que par une âme rationnelle. Là n’est pas le seul rapport connu de situs inversus des viscères, tel que les curieux l’ont récemment observé chez nous, ainsi que nous l’apprend le très savant Riolan, sur la fin de ses Opera anatomica, de la dernière édition, quand il traite de Observationibus raris et où il en cite deux autres cas. [24] En outre, à la mode pyrrhonienne, [45] ledit ancien se demande, aussi facétieusement que doctement « si n’existerait pas une inversion des parties cachées chez ceux dont le cœur bat près du mamelon droit ? » Voilà bien ce que je croirais volontiers, impressionné que je suis par l’exemple du conseiller de Rouen, auquel se réfère la plus grande partie de ces précédentes descriptions. [25] Dans sa Méthode pour remédier (qui mêle l’expérience au raisonnement), Galien a-t-il pourtant présenté un moyen de corriger les maladies qui affectent ainsi la constitution interne de l’homme ? [26][46] Pas le moins du monde. Il ne faut pas craindre que des faits extraordinaires n’égarent certains praticiens de notre art, hormis quand leur relation émane de médecins mal avisés dont, n’en déplaise aux dieux, la pratique joint l’audace à l’inexpérience, et l’ignorance à la témérité et, au grand dam des malades, à la volonté de nuire. Les actions des parties du corps que lèsent les maladies et que le médecin est amené à rétablir ne se font en effet pas différemment quand les organes sont disposés de travers, car ils se comportent selon l’ordre de [Page 149 | LAT | IMG] la nature. Il ne faut donc pas sortir de la méthode ordinaire de soigner, comme a dit Galien à la fin de son traité de Locis affectis : [47] ει γε τας ενεργειας εκ της των μοριων οικειας ουσιας, ουτι ετι της θεσεως ευλογον εστι γινεσθαι, και την τε καρδιαν, ει και κατ’ αλλο τι μερος εκειτο την αυ την ενεργειαν εχειν ηπαρ τε και σπληνα και τα αλλα παντα, « il est raisonnable de penser que les actions des parties sont liées à leur essence propre, et non à leur position ; s’il était placé en quelque autre endroit du corps, le cœur conserverait néanmoins sa fonction, et on peut en dire autant du foie, de la rate et de tous les autres organes. » [27] Les aberrations et caprices de la nature, qu’ils soient de cette sorte ou d’une autre, n’ont donc guère lieu de plonger les gens instruits dans l’admiration et l’étonnement. Iteratis ce qu’Ovide appelle les humanis visibus[28][48] vous en avez, cher Pecquet, dévoilé beaucoup, et j’ai aussi contemplé tout cela en disséquant les entrailles d’animaux qui vivaient et respiraient encore : [49] en empruntant ces veines que nous disons lactées, en raison de la blancheur du lait (et dont, après Hérophile, Galien semble avoir parlé au chapitre xix, livre iv de Usu partium), [29][50] le chyle, purgé et pur de toute ordure, ne gagne pas le foie par la veine porte et ne pénètre pas dans son parenchyme [51] pour produire le sang, comme on l’a pensé jusqu’ici, mais il s’écoule vers un confluent placé à la racine du mésentère. En l’an 1629, quand j’œuvrais dans les caves des Écoles, investi de la charge dite d’archidiacre, [52] et disséquais l’abdomen d’un molosse à la recherche des veines lactées, je me rappelle les avoir vues et bien montrées au groupe choisi de jeunes philiatres qui étaient là présents ; mais accaparé par des affaires plus pressantes, j’en ai remis la publication à plus tard. [30][53] [Page 150 | LAT | IMG] Depuis ce détroit, le chyle s’insinue dans des canaux dirigés vers le haut (quand ils ne se réunissent pas en chemin), qui passent derrière le foie, le diaphragme et tous les viscères du thorax, pour monter jusqu’aux branches subclavières de la grande veine, [54] dans laquelle leur contenu s’écoule au travers d’orifices ; puis se mélangeant au sang, mais en conservant sa forme, il emprunte ladite veine pour se rendre dans le ventricule droit du cœur ; de là, il se rue sans tarder dans les poumons en passant par la veine artérieuse[55] et en sort ensuite par l’artère veineuse [56] pour parvenir dans le ventricule gauche, source des artères. Il s’ensuit clairement, au témoignage d’Ephesius, [57] commentateur des livres Sur les parties des animaux, qu’il reçoit la totalité du sang et qu’à lui seul est donc conférée la faculté de nourrir. [31][58]

Tout sectateur de l’opinion admise et répandue depuis des siècles rétorquera pourtant : à quoi le foie sert-il alors, et faut-il penser que la nature l’a créé pour ne servir à rien ? Je ne le crois pas car une fonction propre est attribuée à chaque partie du corps ; celle du foie n’est pourtant pas d’assurer l’hématose[59] qui n’appartient qu’au cœur : [60][61] αυτη γαρ εστιν αρχη και πηγη του αιματος, η υποδοχη πρωτη, dit Aristote, « c’est lui qui est le principe et la source du sang, ou, si l’on veut, son premier réceptacle ». [31] Au foie incombe pourtant la charge d’aider l’estomac à digérer les aliments que nous avalons, comme en les étreignant de son affectueuse chaleur ; mais il a surtout celle d’extraire du sang, qu’il reçoit par les portes du foie, l’humeur bilieuse et âcre, de la cracher dans la vésicule, qui est couchée au-dessous de lui ; laquelle, pour obéir aux exigences de la nature, l’envoie dans les intestins par le canal cholédoque, ou par celui que les auteurs modernes appellent hépatique, parce qu’il a son origine dans le foie. [32][62][63][64][65] En adoptant un point de vue opposé, [Page 151 | LAT | IMG] Galien s’est montré plus empressé à contrer Aristote qu’à chercher la vérité. Il n’a pas exploré les parties qui conduisent le chyme ailleurs que dans le foie, et a recouru à des arguments bien légers pour prétendre qu’il est facile de conclure que της αιματωσεως πρωτον οργανον ηπαρ, και αρχη των φλεβων, et qu’à cette fin, αναφερεσθαι τον χυλον εκ της κοιλιας εις αυτο δια των φλεβων, c’est-à-dire « le chyle lui est transmis par les veines depuis l’estomac ». [33][66] Ainsi en va-t-il de ce qu’on a dit jusqu’à présent :

Mulciber in Trojam, pro Troja staret Apollo[34][67][68]

Par vos nouvelles idées, qui diffèrent de celles qui prévalent en notre siècle, vous avez tranché, cher Pecquet, le nœud de la dispute. Comme si l’esprit du chef des péripatéticiens, [69] dont le mérite est d’avoir pénétré l’immensité de la nature, était venu habiter le vôtre, vous avez prouvé, par ce qu’ont perçu vos sens et par votre raisonnement, que : le cœur est l’officine du mouvement du sang et son premier sommelier ; c’est lui et non le foie que desservent les canaux blancs qui transportent le chyle épuré ; et tous se ruent tout droit et terminent leur course dans un réservoir unique que la nature a disposé à la racine du mésentère. Tous mes compliments pour cette illumination, très clairvoyant jeune homme, et pour votre compréhension inouïe de ce que l’anatomie avait de mieux caché ! [35][70] Tous mes compliments, dis-je, et continuez à vous consacrer ainsi au service de la vérité ! Vale. De Paris, le 13e de février 1651.


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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