Riolan condamne injustement la découverte des lactifères thoraciques parce que le premier à les découvrir a été un jeune homme, et il écarte ainsi à tort la jeunesse de la science. [1][2]
Grande est la force de la science, déclare Riolan au tout début de sa Responsio, [3] en présageant que, pour son assaut non moins puissant que singulier, il aura raison de craindre l’opprobre et le mépris de la Faculté de médecine de Paris, dont il est le plus ancien des collègues, [4][5] parce qu’il engage le combat contre les Experimenta anatomica nova. [6] Tout comme il s’est précédemment attaqué au très savant Harvey, en s’opposant aux très manifestes preuves de la circulation du sang que ses nombreuses observations lui ont fournies, [7] il conteste ce livre avec tout autant de conviction et met en pièces ce qui y est dit des voies thoraciques du chyle. [8] Quelle gloire, autre que vaine et factice, Riolan en tire-t-il pourtant, et quel profit peut-il en attendre, quand il déracine les fondements [Page 189 | LAT | IMG] de toute la certitude médicale et désapprouve le plus solide étalon qui donne accès à la découverte de la vérité ? [1] Il est le jouet de sa propre espérance et quiconque navigue contre le vent et le fort courant d’un fleuve est toujours repoussé vers le port d’où il est parti : contra naturam nitentibus non alia via est quàm contra aquam remigantibus, dit Sénèque ; [9] et pour Cicéron, neque aliud est Gigantum modo bellare cum diis, nisi repugnare naturæ. [2][10][11] Rien n’est pourtant plus inconvenant que lutter contre la nature et l’expérience, puisque l’une est l’expression de l’autre. Je n’entends pas la nature inconnue, silencieuse, impénétrable et noyée dans le puits de Démocrite, [12] qui cache ses œuvres au plus profond de son sein ; mais celle qui s’expose manifestement aux regards de tous et qui s’ouvre à l’examen assidu des observateurs les plus zélés. Voilà les bien funestes auspices sous lesquels Riolan s’est attaqué aux Experimenta nova anatomica qu’a publiées Pecquet. Les multiples observations de ce sagace jeune homme ont révélé que le chyle, ou suc blanc que vient d’engendrer la digestion des aliments dans le ventre, monte dans deux canaux situés de part et d’autre de la cavité thoracique. Sans autre intention que d’aider ceux qui viendront après lui, il a décrit une réalité que ni la médecine ni la physique n’avaient jusqu’ici révélée à aucun mortel. En prenant la nature pour maître, il a écrit que les anatomistes et les philosophes de tous les siècles qui l’ont précédé se sont trompés et que cette partie de la physiologie animale avait entièrement échappé à leurs regards. Puisque la dissection, [13] à elle seule, force les incrédules à reconnaître la vérité de tout cela, c’est en vain que le vindicatif Riolan s’y oppose en menaçant Pecquet du fouet de sa censure ; c’est donc tout aussi vainement que sa préface entreprend de le confondre en l’accusant d’arrogance et d’impudente forfanterie, mais surtout en ajoutant que, pour attiser leur jalousie, il a bravé tous les anatomistes, sans épargner Riolan, dont il déchire les opinions sur les veines lactées. [3][14]
[Page 190 | LAT | IMG] À vrai dire, si Riolan s’est permis de clamer et vanter sa science en maints endroits de ses livres, n’a-t-il pas dépassé les bornes de la modestie quand il s’est établi comme le plus puissant athlète de l’anatomie, et même comme un roi capable de rivaliser avec Alexandre le Grand ? [4][15] Comment ne pas tenir cela pour une éclatante, mais orgueilleuse et insolente proclamation de la vérité nouvelle, sauf peut-être à penser qu’un homme, tel le Soleil chassant les ténèbres, éclaire désormais une antique erreur en ne voulant rien apprendre de nouvelles recherches, car il croyait tout savoir et semble tacitement admettre son coupable et très long aveuglement ? [16]
Pour autant, Pecquet ne se glorifie pas de sa découverte, dont il confesse humblement et chrétiennement qu’il l’a reçue comme un présent de la divine Providence, dévoilant un splendide trésor à un ignorant. [5] Il ne fait pas non plus injure à tous les anatomistes quand il attribue leur ignorance à l’infortune de l’humaine condition plutôt qu’à leur négligence : homines genitos omnia humana non novisse, et haud ullo in genere venia justiore, dit Pline [6][17] Voilà pourquoi, en tant d’universités d’Europe, maints anatomistes professent et dissèquent désormais en faisant briller le nom de Pecquet, sans qu’aucun d’eux n’ait encore témoigné avoir été insulté par lui ; et dans leurs livres sur les lactifères thoraciques, plusieurs l’ont même publiquement félicité d’avoir hautement mérité le respect de la république anatomique : tels ont été l’insigne Danois Bartholin [18] et le Normand Guiffart. [19] Riolan est le seul à se plaindre que Pecquet l’ait attaqué, alors qu’il a particulièrement souhaité l’honorer en prônant ses talents, et a écrit que son admirable perspicacité l’a placé au premier rang de notre art ; mais peut-être n’est-ce là qu’un prétexte pour justifier dignement le combat que Riolan engage contre Pecquet : Attamen non facile se lædi putat qui magnitudinem suam novit, dit Sénèque, [7][20] [Page 191 | LAT | IMG] et je ne vois guère de quelles bienveillantes attentions il faudrait séduire Riolan pour gagner sa profonde estime.
Peut-être que chez cet homme, si imbu de sa propre gloire, le mépris de Pecquet s’est tant outré qu’il est devenu du dégoût, comme il a désiré le faire entendre au lecteur dans une autre partie de sa préface, où il a en effet recouru à un artifice bien connu des orateurs, en se persuadant qu’il affaiblirait et flétrirait une invention en humiliant son auteur. Son désir de rabaisser un si éminent jeune homme s’est enflé jusqu’à médire de la jeunesse tout entière, et cela le conduit à avouer que, « ramené au rang de simple soldat et sans égard pour sa dignité de vieillard partout vénéré, il descend dans l’arène » ; et chacun se demandera ici si Riolan n’aurait pas pu rajeunir, à l’instar de Pélias sous l’effet des sortilèges de quelque Médée, [8][21][22] ou s’il se serait débarrassé de sa vieillesse en ayant goûté au jus de fenouil, comme fait le serpent, au dire de Pline. [9][23] Tout homme sérieux aura pourtant pensé que son jeu ressemble plus à la manière dont les flèches qu’on tire dans le sol rebondissent pour atteindre la tête de l’archer, tout comme la force d’un coup porté contre une vérité établie affaiblit à tout jamais la dignité de l’agresseur. Comment celui qui s’est une fois volontairement dépouillé de sa dignité de vieillard s’attend-il à ce que les lecteurs aient ensuite quelque respect pour ses ans et ses rides ? Comment estime-t-il élégants les lieux communs qu’il débite pour prouver que la jeunesse est inapte aux sciences, et qu’elle doit être détournée et même vivement chassée de leur étude, alors que tous les philosophes vénèrent cet âge et que leur discipline en est plus avide que toutes les autres ? [10] Ainsi juge-t-il les jeunes, ainsi les encourage-t-il, sans craindre, quand il les appelle à dormir et à se délasser dans l’oisiveté, que la volupté et les mauvaises études ne corrompent en eux ce qu’ils ont de vivacité et d’énergie. [11][24]
Riolan ajoute que cet âge n’a aucun attrait pour la science, mais [Page 192 | LAT | IMG] sans le justifier. Qui donc éveillerait l’intelligence des jeunes si seuls les vieux en étaient dotés ? Je dirais même que les jeunes gens sont bien plus à même d’extraire la vérité des hypothèses que procurent les sens car les leurs bourgeonnent quand ceux des vieillards se fanent. En outre, l’esprit de jeunes est fort semblable à une table rase, les préjugés y font moins obstacle à la découverte du vrai. Ils sont plus aptes à tous les métiers que les vieux. Veterana difficile est reformare (lois prescrites dans l’Édit sur l’édilité) [12][25] Sénèque, lettre cviii : Iuvenes possumus discere, possumus facilem animum et adhuc tractabilem ad meliora convertere : quia hoc tempus idoneum est laboribus ; idoneum agitandis per studia ingeniis ; le reste de l’existence est plus paresseux et languissant, subeunt morbi tristisque senectus. [26] Nec quælibet insitionem vitis patitur, si vetus et exesa est, aut non recipiet surculum, aut non alet. [13] Si Riolan se délecte de ses rides jusqu’à estimer que seuls les vieillards savent penser, qu’il détruise donc ce qu’un jeune a écrit, qu’il brûle les bibliothèques, qu’il livre aux flammes les livres anciens et modernes, en ne concédant son pardon qu’aux très rares que des vieillards ont publiés ! Et si tout cela ne l’a pas convaincu, il peut envier les jeunes, ce qui est un vice ordinaire aux vieillards, selon Aristote, Rhétorique, livre ii, chapitre x ; [14][27] qu’il pense enfin que le Verbe et l’éternelle sagesse de Dieu n’ont pas vieilli sur terre, et qu’il ne méprise pas l’âge du Sauveur qu’il a donné au genre humain. [15]
Riolan a mis en avant l’opinion de Platon sur l’inconstance des jeunes gens, et celle d’Aristote, selon laquelle leur particularité est de penser tout savoir ; mais il n’a guère loué l’intelligence de la nature chez les vieillards dans le livre ii, chapitre xiii, de sa Rhétorique, où il a dit : Neque affirmant aliquid et longe minùs omnia quàm oportet, et putant ; sciunt autem nihil et [Page 193 | LAT | IMG] controversantes adjungunt semper forsan et fortasse, et omnia dicunt sic asservanter autem nihil, et malorum morum sunt. Est enim κακοηθεια omnia in pejus interpretari. [16] Chez l’adolescent et le jeune adulte, Platon n’a blâmé que l’inconstance à comprendre ; c’est en effet vers l’âge de trente ou trente-cinq ans que la jeunesse s’épanouit en tout son éclat ; force et intelligence se mêlent harmonieusement, et déjà s’est assagie la brûlante et excessive ardeur du sang, qui donnait naissance aux mouvements précipités de la pensée ; une assez longue expérience lui a édifié un esprit que la nouveauté des choses ne renverse plus si aisément et ne déracine plus de ses assises. C’est au milieu de leur vie, aurais-tu dit, que les hommes philosophent véritablement. C’est alors que le tempérament du cerveau atteint son plus haut degré de perfection ; étant à la fois sec et chaud, mais avec une certaine modération, il accède à l’âge de la stabilité, et engendre les esprits animaux [28] les plus purs, les plus lucides et les plus abondants, et de là naissent les plus brillantes fonctions des sens, de l’imagination et de la pensée. Le cerveau des vieillards est au contraire plus froid car la chaleur innée y décline, [29] il est surchargé d’excréments humides, il souffre d’une pénurie d’esprits, et il s’imprègne sans discernement de l’apparence des sensations qui y affluent. Cela fait que les vieux regardent ce qui est fort éloigné sans voir ce qu’ils ont sous les yeux ; oublieux du présent, ils ne vivent, selon Aristote, qu’en se souvenant du passé, et ne peuvent tirer profit que du savoir acquis durant leur jeunesse. [17] Risit poëta conversam in cineres facem, alii contemnunt spinam cum cecidere rosæ. [18][30][31] Je suis pourtant bien loin de penser ainsi et que nul ne me reproche de vouloir, comme on dit, sexagenarios de ponte dejicere. [19] Fidèle au précepte de l’Apôtre, [32] je vénère les vieillards comme mes parents, dont nullum numen abest, si sit prudentia ; [20][33] mais je n’ai dit tout cela que pour bien montrer comment, [Page 194 | LAT | IMG] si les défauts de la vieillesse n’éclipsent nullement la parfaite sagesse de tous les vieillards, les défauts de la jeunesse ne diminuent en aucune façon l’ingéniosité des jeunes gens. C’est à tout âge que les plus belles découvertes des sciences sont mises au jour, louées, admirées. L’autorité divine le confirme (Sagesse 4:8) : Senectus venerabilis est, non diuturna, neque annorum numero computata ; cani autem sunt sensus hominis. [21][34] Saint Jérôme en a donné cette interprétation dans sa lettre à Paulin sur l’institution du moine : Noli nos annorum æstimare numero, nec sapientiam canos reputes, sed canos sapientiam, attestante Salomone. Cani hominis prudentia ejus. [22][35][36] Certains vieillards pensent que la sagesse vient avant les cheveux blancs, nec reputantur senectæ anni in pœnam vivacis, dit Pline ; Cicéron, après Euripide, appelle la vieillesse onus Æthnâ gravius, où souvent l’esprit chancelle comme l’habitant in ædificio ruenti et putrido [23][3][38] Puisse donc Riolan cesser de tourner la découverte de Pecquet en dérision comme étant puérile, sous prétexte de son âge !