D’Hippocrate à Jean Pecquet [1]
Très proches l’un de l’autre, les mots chyle [2] et chyme [3] n’étaient pas synonymes dans le vocabulaire d’Hippocrate (ve s. av. J.‑C.) : le chyle, χυλος, « suc », désignait surtout les potions médicamenteuses, comme les tisanes ou la décoction d’orge (orge mondé) ; le chyme, χυμος, « humeur, sève », était un liquide corporel nourrissant. [1][4][5][6] La nuance était bien moins nette dans Aristote [7] (au siècle suivant), où les deux mots couvraient la notion d’humidité corporelle (et où χυμος pouvait aussi être le goût des aliments).
Galien (iiie s. de notre ère) a donné à chyme le sens hippocratique d’humeur corporelle, [2][8] et a établi la nuance sémantique qui est observée depuis lors entre chyle et chyme : « Il vaudrait mieux, pour rendre l’image plus vive, comparer le suc (χυλον) conduit par les veines de l’estomac dans le foie, non pas à des aliments secs, mais à l’humeur liquide (χυμος υγρος), ayant déjà subi une coction et une élaboration préalables, et réclamant une coction plus complète. » [3][9]
Dans Littré (DLF, 1872), le chyme est la « masse alimentaire élaborée par la digestion stomacale et descendant dans le duodénum et l’iléon pour fournir le chyle ». Furetière (1690) n’a défini que le chyle : « suc blanc qui se fait des viandes digérées. Les aliments se tournent en chyle dans le ventricule [estomac] ; les veines du mésentère [10] préparent le chyle pour en faire du sang ».
Galien avait établi l’origine des vaisseaux et du sang dans le foie, [11] contredisant Platon et Aristote qui la plaçaient dans le cœur. [4][12] Sans employer le mot chyme, Jean Fernel a exposé le dogme galénique du lien entre l’alimentation et la sanguification, tel qu’il était reçu au xvie s. : [5][13][14]
« Le suc dont nous sommes nourris étant séparé du reste des viandes, des intestins et du ventricule, il passe et coule au foie par de certains conduits et passages dirigés de là jusqu’aux veines portes du foie, car on appelle ainsi la grosse veine qui est à l’entrée du foie, [15] à laquelle aboutissent les petites veines du mésentère ; là le chyle tout fait et déjà cuit est transporté, lequel toutefois, étant incontinent derechef répandu, est dispersé par tout le foie […] ; et à cause de cette longue demeure et de son attouchement exquis dedans le foie, le chyle, étant distribué par petites parcelles, acquiert plus promptement et plus parfaitement la forme de sang que s’il était renfermé dedans une grande capacité telle qu’est celle ou du cœur ou du ventricule [de l’estomac]. »
Le chyle n’est que temporairement présent dans l’abdomen, pendant les trois à six heures qui suivent un repas, mais il est fort surprenant qu’il soit resté une abstraction jusqu’à la découverte fortuite de Gaspare Aselli, [16] chez un chien copieusement nourri avant d’être disséqué vivant. Publiée en 1627, cette observation a fait du chyle un liquide laiteux visible dans les vaisseaux du mésentère auxquels il a donné le nom de veines lactées, ou lactifères. [6][17] Aselli en a conclu que le mésentère conduisait le chyle dans une cavité qu’il appelait le pancréas, [18] d’où il montait au foie pour être transformé en sang : [19] Galien n’avait pas décrit le chyle blanc mais ne s’était pas trompé sur ce à quoi il servait ; les anatomistes admirèrent les lactifères d’Aselli et s’échinèrent dès lors sans succès à confirmer la destination hépatique des lactifères mésentériques. [20]
En 1651, l’Europe savante fut médusée par les Experimenta nova anatomica où Jean Pecquet [21] montrait qu’aucun lactifère ne gagne le foie, car tous convergent dans un réservoir situé à la racine du mésentère, [22] d’où le chyle monte dans le thorax pour se déverser dans les veines subclavières [23] qui le conduisent dans la veine cave supérieure. [24][25] Il en déduisait que le cœur, et non le foie, était le lieu exclusif de la sanguification. [26] Après que Thomas Bartholin eut mis au jour la voie thoracique du chyle chez l’être humain en 1652, [27] éclata la Tempête du chyle que détaille notre édition. Nul ne contestait la réalité anatomique des lactifères nouveaux, mais les « pecquétiens » se heurtèrent à la vive opposition de ceux qui, menés par Jean ii Riolan, [28] auquel se joignirent William Harvey [29] et Charles Le Noble, [30] refusaient la sanguification cardiaque et les absurdes « funérailles du foie » célébrées par Bartholin. [7][31][32]
De Jean Pecquet à Claude Bernard [33]
Les « pecquétiens » et leur monumentale erreur sur le lieu de la sanguification ont hélas longtemps survécu à la tempête qui avait englouti leurs adversaires. [34] Écrit par Nicolas-Philibert Adelon, le copieux article Hématose (encore alors synonyme de sanguification) paru en 1817 dans le Dictionnaire de Panckoucke [9][35] concluait que les poumons élaborent le sang artériel à partir du chyle, de la lymphe et du sang veineux qui se mélangent dans les subclavières.
Figure d’ensemble représentant le canal alimentaire pendant la digestion
(Claude Bernard, 1855). [8]
- Les veines sanguines du mésentère (vp) transportent les composants protidiques et glucidiques de l’alimentation dans la veine porte (VP) qui les mène dans le foie (F).
- Les veines lactées du mésentère (vl) transportent les composants lipidiques de l’alimentation dans le réservoir de Pecquet (S), d’où ils montent dans le canal thoracique (t) qui les mène dans la veine subclavière gauche, avant de pénétrer dans le ventricule droit puis dans les branches de l’artère pulmonaire.
Deux siècles après Pecquet, Claude Bernard, [36] lointain successeur de Riolan au Collège de France, sortait enfin la question de l’ornière où elle s’était profondément enlisée.
« Aselli pensait que le chyle allait se rendre dans les ganglions [lymphonœuds] mésentériques et traversait le foie ; plus tard Pecquet montra qu’il n’en était rien, que les vaisseaux chylifères allaient se jeter dans un réservoir commun qui a gardé son nom, et montaient dans le canal thoracique pour aller se jeter dans la veine sous-clavière [subclavière].
Les matières grasses [lipides] se déversent directement dans le système veineux général, et arrivent au cœur sans avoir traversé d’autres systèmes capillaires. Il n’en est pas de même des autres substances absorbées dans le canal intestinal, qui, après avoir été prises par les rameaux de la veine porte, doivent nécessairement traverser le foie […]. Les matières albuminoïdes [protides] et sucrées [glucides] sont surtout absorbées par les rameaux de la veine porte, tandis que les matières grasses se comportent comme nous venons de le dire. […]
Depuis Aselli, on avait considéré le chyle comme représentant la partie nutritive des substances alimentaires, et renfermant les matériaux spéciaux de la nutrition, capables de régénérer tout le corps. De sorte que, pour tous les anciens physiologistes, le chyle n’était autre chose que la quintessence des substances alimentaires qui allaient se verser dans la veine sous-clavière pour venir ensuite dans le poumon, se mélanger au sang, et se mettre au contact de l’air pour revivifier le fluide sanguin au moment où il devenait artériel. Ainsi, on peut voir, dans la plupart des traités de physiologie, répéter encore que la digestion a pour but de préparer le chyle. Je crois avoir été un des premiers à revenir sur cette idée en montrant, en 1848, dans mon mémoire sur le suc pancréatique, que le chyle ne paraît souvent être autre chose que de la lymphe mélangée avec de la matière grasse ; et en prouvant que les matières albuminoïdes et sucrées sont surtout absorbées par les racines de la veine porte, et doivent traverser le foie avant d’arriver au cœur. » [10]
La splendide découverte anatomique de Pecquet a été ternie par l’interprétation physiologique erronée qu’il en a tirée. Son court-circuit du chyle graisseux n’a sûrement pas encore dévoilé tous ses secrets, mais a déjà permis d’immenses progrès dans la compréhension de la formation du lait [37] et des cellules sanguines (hématopoïèse osseuse), [38] qui en dépendent directement, [11] et dans l’éclaircissement du métabolisme lipidique (chylomicrons et lipoprotéines). |