Qu’il me soit permis de saluer et interpeller votre Compagnie, en ne changeant qu’un seul petit mot aux vers de Virgile s’adressant à la nation romaine :
Salve magna parens Medicûm, Saturnia tellus,
Magna Virûm, tibi res antiquæ laudis et artis
Ingredior, sacros ausus recludere fontes. [2][4]
Votre École est en effet la plus ancienne de toutes, puisque ses études ont fleuri depuis six cents [Page 4 | LAT | IMG] ans et qu’elle s’est glorieusement maintenue, car elle a de tout temps produit de très éminents médecins, et toujours religieusement cultivé la véritable et irréprochable doctrine d’Hippocrate et Galien. [3][5][6][7] Sous vos auspices, j’entreprends de renverser les paradoxes, pernicieux pour la vie humaine et infamants pour votre art, qui énoncent que le foie est une partie sans importance du corps car elle ne transforme plus le chyle en sang et n’est plus destinée qu’à recueillir et séparer la bile, le cœur étant devenu l’organe de la sanguification. [8][9][10] Ces paradoxes sont inouïs et parfaitement faux, je les ai réfutés dans mes traités, où j’ai montré les véritables sources du chyle et du sang, ainsi que les jonctions ou anastomoses entre les veines cave et porte, [11] et la manière dont, par leur intermédiaire, le mouvement du sang s’accomplit comme en l’Océan et en la Méditerranée. [4][12]
J’ai découvert et prouvé tout cela pour confondre les jeunes anatomistes. Je vais montrer brièvement l’origine, le développement et l’état présent de la controverse, pour aller au devant de ses conséquences fort pernicieuses, afin qu’elles cessent de se répandre au détriment de votre art et du salut public. Voilà vingt-huit ans qu’a paru le livre posthume d’Aselli sur les veines lactées. [13] Son originalité a séduit car il a démontré, par l’écrit et par l’image, de nouveaux lactifères dans le mésentère, [14] distincts des veines [Page 5 | LAT | IMG] mésaraïques communes : [15] après avoir sucé le chyle des intestins, elles le mènent à la grande glande qui est située au centre du mésentère, qu’on appelle le nouveau pancréas, [16] et qui est comme la source et le lac du chyle, d’où quatre rameaux le conduisent au foie.
Une secte nouvelle a surgi depuis quatre ans : certains anatomistes novices, se vantant d’avoir des mains curieuses et des yeux clairvoyants, et cherchant à savoir le vrai de cette affaire, nient l’existence de ces rameaux qui gagnent le foie, mais mettent en évidence deux canaux (mais on n’en trouve le plus souvent qu’un seul, du côté gauche) qui montent tout le long du rachis dorsal jusqu’aux aisselles et qui contiennent du chyle blanc. [17]
Pecquet et Bartholin [18][19] concluent de cette observation que ces canaux thoraciques apportent le chyle au cœur, sans qu’une goutte n’en aille au foie : il faut donc lui ôter la sanguification pour l’attribuer au cœur, en admettant que ce sang encore chyleux, c’est-à-dire épais et non digéré, sera cuit et adouci en circulant plusieurs fois dans les veines et les artères.
Étant donné pourtant que l’anatomiste anglais Highmore a vu de nombreux filaments, ressemblant à des petits vaisseaux, qui sortent du foie pour pénétrer dans le vrai pancréas, d’où ils sucent le chyle pour le conduire dans le foie, comme il l’a démontré par l’écrit et par l’image, [5][20] Bartholin, anatomiste [Page 6 | LAT | IMG] danois qui ne manque pas de savoir, s’est rué sur l’occasion pour rejeter cela comme faux et pour attribuer d’autres fonctions à ces petits vaisseaux : il a soutenu en avoir vu de semblables dans tout le corps, leur a donné le nom de vaisseaux lymphatiques et en a écrit un petit livre. Il ne s’est pas contenté de le soumettre à mon examen, car il a attaqué les ouvrages de Riolan dans ses Doutes anatomiques. [6][21][22]
La controverse en est maintenant arrivée au point que le foie, agité par le remous des opinions discordantes, risque de perdre son pouvoir si une puissante main ne le soutient et ne le défend pas. C’est ce que j’ai tenté de faire dans mes revendications, en démontrant d’abord que ces nouvelles veines lactées sont des branches de la veine mésentérique ou du moins, si elles ne le sont pas, Galien n’a pas ignoré leur existence quand il a écrit avoir trouvé des veines dans le mésentère qui ne sortent pas du foie. [7][23]
Les anatomistes modernes opposent à cela que les lactifères sont distincts de veines sanguines mésentériques car elles deviennent blanches quand elles sont remplies de chyle, tandis que les autres sont rouges : elles ne délivrent donc que du chyle au foie, tandis que le sang qui en reflue vers l’intestin pour les nourrir dispose de veines particulières, qui lui sont propres.
La veine mésentérique est quant à elle divisée en quatre parties : la première s’insère sur les premières anses du jéjunum ; la deuxième, plus grande, gagne la grande glande du mésentère ; la troisième et la quatrième se distribuent dans le [Page 7 | LAT | IMG] cæcum et le côlon. [24]
Les anatomistes de la faction adverse soutiennent que le chyle ne se rend en aucune façon dans le foie, mais qu’un seul ou deux canaux, issus de la petite fontaine située dans la racine du mésentère, en conduisent la totalité vers les veines axillaires, [25] puis au cœur, où il se transforme en sang et que c’est donc là que la sanguification a lieu. [26] J’ai découvert les raisons de cette erreur et tromperie dans Vésale : [27] une branche mésentérique est destinée à conduire le chyle et le sang, en alternance, dans une grande glande qui est située au centre du mésentère, entre les deux reins ; par admirable artifice, elle donne naissance à d’innombrables veinules qui se rendent vers les circonvolutions de l’intestin grêle pour y sucer le chyle et le transporter dans la cavité de ladite grande glande. La nature s’y est prise ainsi parce qu’elle ne pouvait envoyer directement ces innombrables veines aux intestins, et a donc dû créer des petits ruisseaux convergeant dans une petite fontaine pour y apporter le chyle venu de tous côtés. [8]
On se demande si ces veinules issues de ladite glande sont des branches de la mésentérique, parce qu’on ne voit pas nettement de continuité entre elles, ou si elles gagnent plutôt un genre de vaisseau particulier, distinct de la veine mésentérique. Pourtant, quand on injecte de l’air dans le tronc mésentérique, ces veinules se distendent, mais la continuité de leurs cavités ne suffit pas à établir qu’elles lui transmettent la substance qu’elles contiennent.
[Page 8 | LAT | IMG] La veine mésentérique puise le chyle dans cette grande glande ou petite fontaine pour le mener dans le foie, dont le pouvoir d’attraction sollicite avidement sa venue ; mais bien que la cavité de la veine mésentérique soit assez ample pour contenir du sang, le foie ne peut en arracher la totalité. Le chyle qui est entré dans ce vaisseau commence donc à y rougir, mais étant donné qu’on n’y observe pas la blancheur qu’il présente dans les petits lactifères et dans la petite fontaine du mésentère, on a jugé qu’il ne s’en rend pas une goutte dans le foie, et qu’il monte vers le cœur par ces canaux thoraciques, [28] dont j’ai trouvé que Vésale et Rondelet [29] ont remarqué qu’il n’en existe qu’un seul, du côté gauche, en établissant son origine, que d’autres ont pensé être son insertion, dans la veine axillaire et en disant qu’il descend vers les parties inférieures du corps. [9]
Après avoir été soigneusement pesée et remuée dans mon esprit, cette observation m’a révélé les unions ou anastomoses entre les veines porte et cave, [30][31] que les anatomistes anciens et modernes ont si assidûment recherchées, et le mouvement du sang dans les veines qui dépendent de la cave et dans les artères qui dépendent de l’aorte. [32] Bien que les anatomistes aient de tout temps considéré le corps comme un abrégé et une représentation du plus grand monde, nul n’avait encore reconnu les deux mers, que j’appelle [Page 9 | LAT | IMG] l’Océan et la Méditerranée du macrocosme dans le microcosme qu’est l’être humain ; non plus que les connexions de ces deux mers, ni leur mouvement de flux et de reflux, tels qu’on les observe dans les artères et dans les veines, comme je l’ai fait dans mes recherches sur les veines lactées et la circulation du sang, contre l’opinion d’Harvey. [10] Ainsi ai-je démontré que, par les lactifères, mésentériques comme thoraciques, les connexions entre les veines cave et porte, tant dans les parties supérieures qu’inférieures du ventre, sont d’une insigne importance pour le maintien de la vie et la défense contre les maladies. En outre, le mouvement circulaire du sang est nécessaire pour la restauration de l’humide radical [11][33] dans le cœur et dans les autres parties du corps, et pour la formation du sang artériel, qui ne peut se parfaire dans le cœur s’il n’y pénètre pas et n’en est pas expulsé. Le cœur ne peut engendrer ces mouvements s’il n’est pas perpétuellement animé par la systole et la diastole. [34] Voilà pourquoi le mouvement circulaire du sang est indispensable, en sorte que la vie s’éteint s’il s’arrête, ne serait-ce qu’une demi-minute. Harvey, l’auteur ou plutôt le rénovateur du mouvement circulaire, qu’Hippocrate avait précédemment décrit, a démontré, à grand renfort de travaux et d’expériences, et sous les applaudissements des médecins, que ce mouvement se fait dans la totalité du corps, en sorte que le sang revienne de partout, jusqu’à sa plus infime gouttelette, au cœur par les veines, mais j’ai prouvé, quant à moi, que cela serait [Page 10 | LAT | IMG] extrêmement nuisible pour le salut humain. Le sang de la troisième région du ventre, et encore moins celui de la première, qui sont le cloaque et la cuisine de notre corps, ne revient pas au cœur : dans la première, il est confiné à ses frontières et suit un mouvement particulier ; quant à la troisième, j’ai démontré que son sang est consacré et entièrement dépensé à la nutrition des parties qu’elle contient ; mais celui d’aucune de ces deux régions ne retourne dans le cœur, sauf en cas d’extrême pénurie de la masse sanguine dans les grands vaisseaux circulatoires que sont la veine cave et l’aorte, où s’accomplit entièrement ce mouvement circulaire du sang. Ces opinions se sont largement divulguées dans les universités où elles sont solidement tenues pour vraies, et je les ai ainsi conçues pour que la république médicale ne subisse aucun dommage, et que son antique doctrine demeure saine et sauve.
Comme Aristote, j’accorde pourtant mon pardon aux mauvais philosophes en leur offrant l’occasion de chercher et découvrir la vérité. Celui qui cherche, dit Platon, discerne ; celui qui cherche trouve ; celui qui pense être ignorant cherche ; telle est enfin la démarche que j’ai suivie avec un zèle soigneux et assidu.
Pline dit d’ailleurs que la contemplation de la nature ne fait pas le médecin, mais le rend plus apte à la médecine et l’y perfectionne. [12][35] La contemplation et la connaissance des veines lactées et de la circulation du sang ne sont toutefois ni superflues ni inutiles pour le médecin, car elles le rendent plus adroit dans la pratique de son art. [Page 11 | LAT | IMG] La véritable compréhension des veines lactées enseigne qu’il ne faut ni abandonner la doctrine des anciens médecins et anatomistes, ni rien introduire de nouveau dans la pratique médicale. La compréhension de la circulation sanguine incite à la modération dans la prescription de la phlébotomie, [36] que le sang soit pur et louable ou corrompu, et même quand la fièvre [37] est très ardente, afin de ne pas s’intéresser qu’à la qualité de ce sang, mais aussi à sa quantité, et veiller à ce qu’il en reste suffisamment dans les veines pour la production du sang artériel et la restauration de l’humide radical, tant dans le cœur que dans les autres parties du corps, et à maintenir le battement cardiaque ininterrompu, qui est impossible sans l’arrivée permanente de sang, dont l’interruption provoque la mort, par épuisement progressif du cœur ou par son arrêt subit.
Qui saura tout cela sera un médecin mieux accompli et maintiendra en vie les nombreux malades que nous voyons tous les jours périr sous l’effet des saignées trop hardies, du vin émétique et des autres médicaments stibiaux, [38][39] dont je démontrerai sans peine, par la dissection, qu’ils suffoquent le cœur en faisant violemment vomir. Selon Platon, le bienheureux qui est parvenu à l’extrême vieillesse a la liberté de discerner la vérité, et je dois d’immortelles grâces à Dieu tout-puissant pour m’avoir jugé digne d’une telle béatitude en mon âge fort avancé, et m’avoir montré les véritables fonctions des veines lactées et la remarquable utilité de la circulation sanguine à préserver le salut humain. Si vous voulez connaître mon nouveau jugement [Page 12 | LAT | IMG] sur les lactifères mésentériques et thoraciques, et le faire connaître à tous, afin d’abolir entièrement les doutes sur cette question chez l’homme, il sera facile au très équitable Parlement, qui est extrêmement attaché au bien public et dont l’intérêt est que les médecins sachent cela, car ils sont les gardiens et les protecteurs du salut public, d’obtenir que ceux qu’il a condamnés à être pendus jouissent, avant l’exécution de leur sentence, d’un festin, remis aux soins et à la sollicitude des médecins, et soient menés au supplice trois ou quatre heures après ce repas. Vous me trouverez toujours disposé à accomplir cette démonstration que j’appelle de mes vœux, et je n’y épargnerai ni pieuse charité ni aumônes. [40] Baronius à l’article 94 de ses Annales sur la passion de Jésus-Christ a enseigné que l’Antiquité a recouru à ce procédé, et Casaubon l’a confirmé dans son examen du vin de myrrhe qui a été présenté à notre Sauveur. [13][41][42] Un couvent de moniales, appelées les Filles-Dieu, a même été établi à Paris pour offrir vin et friandises aux malheureux condamnés qu’on menait jadis au gibet de Monfaucon, après qu’ils se furent répandus en prières en vue de leur rachat ; chez les juifs, cet office était rempli par d’honnêtes matrones. Cela ne peut être aujourd’hui refusé et les théologiens ne le désapprouvent pas ; les révérends pères de la Compagnie de Jésus [43] l’ont même permis en Flandre. [14] Valete, très vénérés collègues, choyez mes entreprises, et chassez de votre École hippocratique ceux qui veulent innover en notre art et y promouvoir de telles opinions.