Texte
Jean ii Riolan
Première Responsio (1652) aux
Experimenta nova anatomica
de Jean Pecquet (1651).
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Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Texte. Jean ii Riolan, Première Responsio (1652) aux Experimenta nova anatomica de Jean Pecquet (1651). 1. Préface

Adresse permanente : https://numerabilis.u-paris.fr/editions-critiques/pecquet/?do=pg&let=1000

(Consulté le 08/12/2025)

 

[Page 137 | LAT | IMG]

Ioannis Riolani Responsio Ad experimenta nova Anatomica, ut chylus Hepati restituatur, Et nova Riolani de Circulatione Sanguinis doctrina sarta tecta conservetur. [1][1][2]

Nicias, le très fameux peintre, est réputé avoir dit que la principale partie de son art consistait à choisir le sujet du tableau, afin qu’il retînt les yeux de ceux qui le contemplaient. [2][3][4] Pereycus, bien que bon peintre, a donc été méprisé pour n’avoir pas cessé de représenter des boutiques de barbier et des ânes. [3][5][6] Cela dit, [Page 138 | LAT | IMG] moi, dont on a depuis longtemps admiré les travaux en anatomie, qui l’ai professée depuis cinquante ans en l’Université de Paris, laquelle est très célèbre par toute l’Europe, et qui ai enfin obtenu, par la grâce de Dieu, le rang honorifique de doyen d’âge de notre Faculté, [7] je n’ai pas tort de craindre qu’on me couvre d’opprobre et de honte quand, après la joute, ou plutôt l’amicale discussion que j’ai engagée avec le très savant et habile anatomiste anglais Harvey, qui est de même âge que moi, [4][8][9] j’entreprends maintenant un nouveau combat contre un jeune homme faiblement armé, qui n’a pas encore dépassé ses premières années de jeune adulte, comme en attestent ses lettres de recommandation, [5][10] et qui n’est donc encore qu’un adolescent. Il vante néanmoins partout sa compétence et sa réussite, au nom de la nouveauté anatomique qu’il a découverte : [11] muni de confiance en soi et de savoir authentique, et non pas instruit par la sagesse muette et froide d’un autre que lui-même[6] il met en avant une doctrine parfaitement insolite et fausse sur l’arrivée du chyle dans les branches subclavières, comme il appelle la veine cave, [7][12][13][14] et sur la transformation du chyle en sang à l’intérieur du cœur, [15] ce qui ôte au foie la fonction de sanguification, pour lui conférer cette autre, parfaitement inepte, qui se limite à sécréter la bile qu’il a extraite du sang de la veine porte. [16][17][18][19] Pour expliquer ce pernicieux et détestable paradoxe, [Page 139 | LAT | IMG] il a commis une infinité d’erreurs, qui méritent la censure d’un anatomiste compétent. Il s’est néanmoins trouvé des docteurs de la Faculté de médecine de Paris pour défendre et approuver son ouvrage, et en chanter des éloges. [20][21] Emporté par cette assurance, il brave tous les autres, sans épargner Riolan, dont il déchire et brocarde les opinions sur les veines lactées [22] et la circulation du sang.

Infelix puer, atque impar congressus
Achilli
[8][23][24]

Provoqué de la sorte, je descends dans l’arène, ramené au rang de simple soldat et sans égard pour ma dignité de vieillard partout vénéré (ce que, dans Euripide, souhaitait le jeune Oreste devant discuter contre un vieillard). [9][25][26] J’examinerai son livre, même si je prévois qu’il ne manquera pas de gens pour penser que je veux faire le fou avec un fou ; et Aristote a jugé insensé de trop débattre avec un insensé (Les parties des animaux, livre iii, chapitre iii). [10][27][28][29] En vérité, l’intelligence de l’adolescence doit être limitée aux bornes et clôtures de ce qu’elle sait, il faut corriger la vanité et l’insolence de cet âge qui se complaît aux opinions badines, et souvent s’ébahit devant les monstruosités des dogmes tout autant que devant celles des corps. Comme a dit Platon[30] les gens intelligents sont rarement [Page 140 | LAT | IMG] modestes, mais cet âge ne peut maîtriser la constance nécessaire au raisonnement ; et Aristote a partagé cet avis en écrivant que le propre de cet âge est de croire tout savoir et de tout affirmer catégoriquement. [11][31] « Quoi de plus sot, dit Cicéron[32] dans le livre i de Natura deorum, qu’une affirmation inconsidérée, ou quoi de plus téméraire, de plus indigne du sérieux et de la constance d’un sage que de raisonner faux ou de ne laisser aucune place au doute sur un sujet insuffisamment exploré et encore mal connu ? » Aristote, au début du livre ii de sa Métaphysique, estime qu’il faut douter des opinions nouvelles, et longtemps peser les avis des autres avant d’arrêter le sien. [12][33]

« Le propre de l’antique Académie [34] était de ne jamais opposer son propre jugement, d’approuver ce qui lui paraissait le plus proche de la vérité, de confronter les arguments, d’exposer tout ce qui pouvait être dit contre son opinion et, sans rien fonder sur sa propre autorité, laisser à l’auditoire l’entière liberté de sa sentence. Cette manière de faire, professe Cicéron à la fin du livre ii de Divinatione nous a été transmise par Socrate. » [13][35] « Songe, dit Pline dans le livre iv de ses Épîtres, comme il est important de livrer un ouvrage aux mains des lecteurs ; et je ne puis douter que tu as discuté souvent et avec beaucoup de gens sur ce que tu désires plaire toujours et [Page 141 | LAT | IMG] à tout le monde. » [14][36] Dans les études, il convient donc mieux aux hommes d’être timorés que sûrs d’eux : pourtant, disait Martial, Nihil securius malo Poëta[15][37] Tel est le livre de l’adolescent Pecquet qui, dans son épître dédicatoire, se glorifie superbement « de ne pas vouloir taire, sans malveillance ni grief, les merveilles qu’il a découvertes. Leur intérêt est si grand pour tous les hommes qu’elles doivent être divulguées, tant la santé, en faveur de laquelle il montre des nouveautés inouïes, prévaut sur les autres biens de la vie humaine ». Il importe donc de fonder une nouvelle méthode pour remédier, mais nous l’attendons de ceux qui approuvent son opuscule. « Il y montre que depuis des siècles les anatomistes, même les plus remarquables, se sont jusqu’ici fourvoyés ; et que, non sans lourd préjudice pour le genre humain, ceux qui ont professé l’histoire naturelle ont été profondément aveuglés, hormis le seul et unique Aristote. » [16][38] À cette insolente jactance j’opposerai ce que Cicéron a reproché à Démocrite : « tu ne plaisantes pas innocemment, comme fait un naturaliste, genre d’homme qui n’a pas d’égal en arrogance » ; [17][39][403] je n’oserais ajouter « en menterie » si Aristote ne m’y incitait en décrivant le philosophe comme souvent amateur de fables, parce que l’émerveillement invite les hommes à philosopher (Métaphysique, livre i, chapitre ii), [18] précepte dont Pecquet s’est adroitement inspiré dans son traité. [Page 142 | LAT | IMG] La Faculté de Paris doit pourtant corriger l’insolence de ce jeune homme et son audacieux forfait, parce que la Gaule, au témoignage de saint Jérôme, n’a jamais nourri d’opinions monstrueuses ; [19][41] il importe que ladite École agisse ainsi, afin que les étrangers ne croient pas que cet opuscule, qui a été imprimé à Paris et approuvé par certains de ses docteurs, a mérité son assentiment unanime et qu’elle l’a jugé digne d’être loué et de voir le jour. [20][42]

Avant d’examiner le contenu de ce livre, je conterai l’histoire des veines lactées. Les médecins, anciens comme récents, ont professé que le chyle est élaboré dans l’estomac, [43] s’écoule dans l’intestin, puis est résorbé par les veines mésaraïques[44] qui le sucent à la manière de sangsues [45] collées aux intestins ; [46] le chyle est ensuite conduit au foie par la veine porte, où il est transformé en sang. Les mêmes veines mésaraïques nourrissent les intestins en leur distribuant le sang qui est produit par le foie. La manière dont se fait ce mouvement du chyle et du sang est néanmoins incertaine et controversée : est-ce en alternance et à des moments différents que lesdites veines mènent le chyle au foie et apportent le sang aux intestins ? ou est-ce en même temps que s’accomplissent ces deux fonctions, des attractions contraires et variées menant les unes à véhiculer du chyle et les autres du sang ? J’ai examiné et résolu ces difficultés dans mon Anthropographie. [Page 143 | LAT | IMG] Voyant ces débats, Aselli, très savant anatomiste de Pavie[47] en ouvrant l’abdomen de chiens vivants, [48] y a découvert des veines lactées [49] qui sont séparées des veines mésaraïques, lesquelles se portent vers le foie sans se réunir en un tronc commun, mais sous la forme de trois ou quatre branches ; ces veines lactées sont très nombreuses et parsèment le mésentère, elles confluent vers une grande glande qui est située à sa racine, près des lombes, qu’il appelle le pancréas, mais qui est distincte du vrai pancréas, car elle est placée sous l’estomac ; [50] il a vu qu’elle était remplie de chyle, dont elle est la source et d’où il gagne le petit lobe hépatique, [51] en empruntant trois ou quatre fins rameaux qui entourent le tronc de la veine porte à son entrée dans le foie. Aselli a écrit cela assez clairement et l’a élégamment illustré de figures en couleurs, dans son livre in‑4o imprimé à Milan en 1627. [21][52] Highmore, médecin anglais, dans le livre d’anatomie qu’il a récemment publié, montre beaucoup d’ingéniosité et d’application à chercher les veines lactées et en a produit divers dessins ; mais je ne suis pas de son avis quand il fait monter les lactifères du pancréas dans le foie qui le surplombe, et prétend que dans ce trajet leurs innombrables rameaux embrassent le tronc de la veine porte. [22][53] Bartholin, dans la dernière édition de son [Page 144 | LAT | IMG] Anatomia reformata, affirme avoir distinctement vu, chez le poisson rond, ces veines lactées entrer dans le foie ; il a montré cela à ses collègues, dont il donne les noms, et en procure deux figures. [23][54] Dans le livre qu’il a récemment publié, le jeune médecin Pecquet se glorifie d’avoir redécouvert les veines lactées et affirme qu’elles n’ont jamais gagné le foie, mais que, par deux canaux issus de cette grande glande qu’il appelle le réservoir du chyle, [55][56] ce suc est mené aux veines subclavières, d’où il s’écoule dans le tronc de la veine cave pour être emporté avec le sang dans le ventricule droit du cœur, où la sanguification se fait à partir de ce chyle ; laquelle n’a pas lieu dans le foie, dont la fonction se réduit à éliminer la bile contenue dans le sang de la veine porte, et à servir de pilon pour écraser ces deux canaux lactifères et faciliter l’ascension du chyle. [57] Je conviens certes que ce jeune homme, qui ne manque pas de science, a découvert ces deux canaux lactifères qui montent dans le thorax, mais qu’il ignore entièrement à quoi ils servent, et qu’il a maladroitement ôté au foie la fabrication du sang pour l’attribuer à tort au cœur. Dans le présent traité, je contesterai son point de vue sur la fonction de ces veines lactées, et non leur réalité et leur existence. Je loue néanmoins son discernement anatomique et le soin avec lequel il a mené sa recherche sur les lactifères ; mais s’il avait expliqué [Page 145 | LAT | IMG] le comment et non le pourquoi, il aurait été digne de plus grande admiration. De même qu’on appelle wirsungien le canal du pancréas, [58] je donnerai donc légitimement le nom de pecquétiens aux canaux que m’a montrés Gayan[59][60] habile anatomiste et chirurgien, afin que Pecquet ne pense pas que je lui fais injure, ni que je veux obscurcir sa découverte ou me l’arroger. Je désapprouve seulement la fonction qu’il a attribuée à ces veines lactées et son insolence à l’encontre des anatomistes qui l’ont précédé, en dénonçant leur ignorance. [24][61]


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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