Parvenu à la fin de ma recherche et relisant en juillet 2023 la biographie d’Alcide Musnier dans la Correspondance et autres écrits de Guy Patin, j’ai eu la bonne idée de feuilleter plus attentivement le seul livre qu’il a publié : De Venis tam lacteis quam Lymphaticis novissime repertis Sylloge anatomica… [Recueil anatomique sur les veines lactées et lymphatiques qui ont été tout récemment découvertes…]. [1] Cet ouvrage paru en 1654 [1] préfigurait indéniablement notre Tempête du chyle, car les Experimenta nova anatomica (1651) de Jean Pecquet, et l’Historia anatomica de Lacteis thoracicis (1652) et les Vasa Lymphatica (1653) de Thomas Bartholin y sont intégralement transcrites. Sans avoir encore lu la seconde édition des Experimenta nova anatomica (1654) et les ricochets qui l’ont suivie, Musnier a assorti ces trois réimpressions d’une introduction et d’une conclusion, dont l’intérêt n’échappera pas aux médecins curieux de l’histoire du chyle et de la lymphe.
Introduction
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Court prélude de
Jean-Alcide Musnier, philosophe et médecin,
à l’intention du lecteur.
Mon dessein initial était un ouvrage qui, tel un flambeau, te montrerait, cher lecteur, toutes les opinions sur le mouvement du chyle, telles qu’elles ont évolué au fil des siècles. La matière nouvelle s’accumulant pourtant d’un jour à l’autre, mon embryon grandissait peu à peu et le volume de mon livre allait bientôt devenir trop gros. Sur l’exhortation de l’imprimeur et de mes amis, j’ai donc été contraint de reporter ce projet [Page A6 ro | LAT | IMG] pour en faire une publication séparée. [2]
Qui croirait en effet qu’en ces presque 20 siècles qui nous séparent des débuts de notre art, plus de cent insignes et copieuses hérésies aient vu le jour sur la voie du chyle (question présumée si facile et si claire) ? J’étais assurément surpris (et pourquoi n’en rirais-je pas aussi ?) que l’esprit humain pût errer à ce point, et je n’étais pas loin de me consacrer à dresser un album pyrrhonien en implorant qu’on me soulageât de cette science du doute. [3][2]
En introduction sur le chyle, je dirai que la genèse et l’élaboration de ce suc primordial ont de tout temps été si controversées qu’elles ont plus obscurci les esprits que contribué à éclairer la vérité (comme a dit Aristote des pythagoriciens). [4][3][4]
Ainsi Hippocrate [5] a-t-il pensé que le chyle se forme dans l’estomac [6] par coction ; Aristote, par une sorte d’élixation ; [5][7][8] [Page A6 vo | LAT | IMG] Galien, par altération ; [6][9] Empédocle [10] et Plistonicus, disciple de Praxagore, [11][12] par putréfaction ; Érasistrate [13] et Platon, [14] quelque part, par attrition ; Gassendi, [15] avec les chimistes, [16] par fermentation ; [7] et d’autres enfin, comme Hofmann, [17] par cette séparation que les Grecs appellent αναςτοιχειωσιν, c’est-à-dire par délitement complet. [8] Par-dessus le marché, Asclépiade [18] et ses disciples prétendaient (d’après Celse) que Vana illa omnia, atque superflua, ajoutant sed puram putam materiem, qualis assumpta est, in corpus omne deferri, crudamque distribui. [9][19]
À vrai dire, ces considérations sur la formation du chyle sont encore tolérables et de bien moindre conséquence que celles des voies qu’il emprunte pour se mouvoir : les opinions en ont été si diverses et changeantes que j’oserais presque dire du mouvement du chyle ce qu’a dit Fracastor de celui du cœur, à savoir qu’il n’est connu [Page [A7] ro | LAT | IMG] que de Dieu seul et de la nature ; [10][20] ou dire, comme Fernel, qu’il est plus accessible à la raison qu’aux sens. [11][21]
Costeo, [22] Aselli, [23] Gassendi et désormais aussi Thomas Bartholin, en son remarquable ouvrage sur les Lactifères thoraciques, [24] ont les premiers parlé de ces conduits du chyle, [12] et tu pourras les consulter à l’occasion, en attendant que mon traité plus détaillé et volumineux sur le sujet voie le jour.
Je me contenterai d’indiquer ici ces voies, en passant et comme à la dérobée, pour dire qu’elles sont soit immédiates (c’est-à-dire de l’estomac au foie, sans aucun passage par les intestins), soit médiates, par l’intermédiaire de conduits, qu’ils soient visibles et manifestes (pylore, [25] cholédoque, [26] canal de Wirsung, [27] etc.) ou invisibles (pores), [28] ou de vaisseaux, artères ou veines, provenant de l’estomac (gastriques), [29] de la rate [30] ou des intestins et du mésentère), [31] transportant seulement du chyle ou du sang, ou les deux à la fois.
[Page [A7] vo | LAT | IMG] Plongé dans la perplexité par ces méandres du chyle, le monde savant a erré fort longtemps et serait encore dans le doute si la très bienveillante influence d’astres favorables n’avait fini par inciter des esprits créatifs à explorer de nouvelles voies originales de recherche. Parmi eux, Gaspare Aselli, anatomiste de Pavie, n’est pas à tenir pour le dernier, même s’il a œuvré durant le présent siècle : pour explorer les erreurs des précédents sur la navigation du chyle, sans savoir s’il était affligé de se rendre compte qu’il n’y a pas d’autre clef que l’expérience pour pénétrer dans la citadelle d’Apollon [32] (qui est la médecine), il a entrepris (sur l’exemple d’Hérophile [33] et d’Érasistrate) de se consacrer entièrement à leur observation directe chez des animaux vivants ; [34] ainsi a-t-il mis au jour, en 1622, une quatrième sorte de vaisseaux dans le mésentère, qu’il a immédiatement distingués des autres, dont les innombrables rameaux puisent un liquide laiteux dans les parois des intestins pour le transporter au pancréas, [35] et ensuite à la porte du foie. [36]
[Page [A8] ro | LAT | IMG] Cela n’a cependant été découvert ni par conjecture ni par pure autorité, mais bel et bien par la perception des sens, si on la tient pour le plus fidèle interprète de la vérité, et le fait est depuis lors demeuré incontesté, presque comme un don du ciel à la république médicale.
N’étant pourtant jamais en repos, le cœur de l’homme brûle toujours avidement d’en apprendre plus sæpeque Dominus Iuniori reuelat, quod melius est : [13][37] il advint tout récemment (en 1650) que Jean Pecquet, jeune médecin natif de Dieppe, [14][38] tandis qu’il disséquait un chien avec grande ardeur à Paris, eut le bonheur de tomber sur des lactifères inconnus, et différents de ceux d’Aselli ; il a très distinctement vu ces vaisseaux chylifères partir des intestins (surtout du grêle, [39] d’où ils semblent naître) pour ne gagner ni ce très fameux pancréas situé au milieu du mésentère, ni le tronc de la veine cave < inférieure >, [40] mais un réservoir, semblable à un bassin, placé devant les lombes ; [41] et de là et sans discontinuité, [Page [A8] vo | LAT | IMG] lesdits vaisseaux lactés ramper vers le haut en longeant le rachis dorsal jusqu’aux veines axillaires, [42][43] et s’y insérer et greffer si complètement qu’ils déversent le chyle dans le cœur, pour y assurer l’élaboration du sang. [44]
Ce prodige si nouveau et inouï en anatomie, qu’il a entrepris de raffermir par des éviscérations un peu plus itératives qu’il ne fallait, a été parfaitement admis pas certains, parmi lesquels on compte en tout premier ceux qui, comme Aristote, [45][46] n’attribuent pas la sanguification au foie, mais au cœur, ou qui, comme Prospero Marziano [47] et Paolo Zacchias, [48] jugent que le lait des mamelles ne dérive pas du sang, mais du chyle. [15][49][50] Ces avis et leurs semblables s’appuient néanmoins bien plus sur le raisonnement que sur l’expérience anatomique de première main ; mais ces tout nouveaux canaux les valident désormais entièrement sans laisser la moindre place au doute. D’autres se sont rangés à la découverte pecquétienne et la recommandent en outre honorablement dans leurs éloges et leurs ouvrages : ce sont trois Parisiens [Page [A9] ro | LAT | IMG] qui ne manquent pas de renom médical, Jacques Mentel, [51] Pierre De Mercenne, [52] et Adrien Auzout, [53] dont les élégantes lettres sont transcrites dans mon livre. [16]
Très peu après avoir reçu l’annonce tant attendue des nouveaux lactifères, Th. Bartholin, docteur en médecine et professeur royal, qui est le brillant fils de Caspar, [54], pour ne pas la prendre au mot et témérairement (comme eût fait un imprudent), voulut la soumettre à sa propre expérience et en palper la vérité de ses propres mains. Il ouvrit non seulement de nombreux animaux (ce que Pecquet s’était contenté de faire avant lui), mais aussi des hommes qui avaient été copieusement nourris avant d’être suppliciés ; [55] et dans les deux cas, il parvint à ses fins en ayant la bonne fortune de trouver les voies du chyle dans le thorax, ainsi que l’immense bonheur de découvrir les lymphatiques [56] dans l’abdomen, comme il l’a soigneusement présenté dans deux livres distincts.
- Dans le premier, intitulé De Lacteis thoracicis, il confirme entièrement [Page [A9] vo | LAT | IMG] l’existence des vaisseaux de Pecquet, mais en précise et développe si bien la structure qu’il mérite presque d’en être tenu pour le second inventeur.
- Dans le second, De Vasis lymphaticis,
Magna, nec Ingenijs inuestigata Priorum,
Quæque diu latuere, canit, [17][57]
sous la forme de petits conduits et de veines très ténues, que nul n’avait encore imaginées ni vues, pas même Highmore, en dépit de ses yeux de lynx. [18][58] Bartholin a voulu leur donner le nom de lymphatiques car elles recueilleraient cette eau claire qu’est la lymphe ; et après les avoir vues, il est allé jusqu’à rejeter ce qu’il avait soutenu contre Pecquet dans son premier livre, en affirmant que pas une goutte de chyle ne parvient au foie, [59][60] et que ce viscère est oisif, ratatiné, car l’idée qu’il assure l’hématose est vaine, fausse, et bel et bien morte. Non sans grâce, il a donc publié les justes et solennelles funérailles du foie. [19][61]
Telle est aujourd’hui, pour ceux qui y sont étrangers, cette masse malléable des vaisseaux [Page [A10] ro | LAT | IMG] récemment découverts. Le défaut d’assistants ne m’a pas encore permis de les voir et examiner, mais grâce à l’aide bienveillante de Guy Patin, [62] doyen des médecins de Paris, je suis (à ma connaissance) le premier en Italie à être capable de témoigner sur cette affaire, et je n’ai pas voulu, cher lecteur, hésiter plus longtemps à t’en faire attendre mon jugement. [20]
Prends donc en bonne part les expériences que je te présente volontiers, et t’offre sans autre intention que de t’y voir appliquer ta confiante affection pour la vérité.
Conclusion
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Court appendice
de Jean-Alcide Musnier,
philosophe et médecin lorrain, et citoyen de Gênes,
qui recense les jugements de quelques très célèbres auteurs
sur le lait et les lactifères du thorax.
Tandis que je me consacrais à l’édition et à la correction de cet ouvrage et que des amis m’envoyaient de temps en temps des lettres et des livres semblant approuver, c’est-à-dire affermir la vérité des lactifères thoraciques, je me suis donné la peine d’en tisser ici comme un supplément, qui y ajoute volontiers quelques autres réflexions.
[Page 212 | LAT | IMG] Pour commencer par le lait, il me faut examiner les deux opinions qui ont cours sur son origine, dont l’une le fait provenir du sang et l’autre du chyle.
Les partisans du sang qui irrigue les mamelles s’appuient sur l’existence d’une voie unique, représentée par de très fines veines venant de l’épigastre, qu’on appelle mammaires internes. [63][21]
Les partisans du chyle, tels que Prospero Marziano, Paolo Zacchias, Johann Vesling, [64] Hippolytus Guarinonius, [65] Cecilio Folli ou Pierre Gassendi estiment, comme a fait Hippocrate bien longtemps avant eux (livre sur la Nature de l’enfant), [22][66] qu’il parvient aux mamelles en passant par des pores cachés ; mais pour d’autres, il emprunte des vaisseaux bien visibles, comme Pecquet l’a tout récemment défendu, en provoquant un très vif débat.
Paolo Zacchias, l’Esculape [67] des Romains, déplore que le cheminement du chyle vers le thorax nous soit encore inconnu et espère que les recherches anatomiques le dévoileront un jour. Voici ses mots que je traduis de l’italien en latin : [23] « Hippocrate a fort peu expliqué comment exactement et par quelles voies le lait monte aux mamelles, mais peut-être que les anatomistes auraient déjà découvert quelque fait nouveau et encore inconnu s’ils l’avaient recherché plus soigneusement ; et si Aselli lui-même (puisqu’il était l’un [Page 213 | LAT | IMG] des plus savants et des plus diligents) s’était pareillement intéressé aux bêtes allaitantes quand il explorait les veines lactées des animaux vivants, il aurait sans doute trouvé les voies par lesquelles le lait gagne la poitrine depuis l’estomac ou ailleurs. »
Mon très grand ami Fortunio Liceti, [68] qui est une merveille de notre monde et une splendeur de ce siècle, expose et exprime ainsi son sentiment sur le lait de la poitrine dans une lettre qu’il m’a adressée : [24][69] « J’ai personnellement connu une nourrice dont les mamelles s’étaient asséchées à la suite d’un jeûne prolongé, et qui déplorait que son enfant ne pût en tirer de lait ; néanmoins, aussitôt après qu’elle eut mangé et bu, elle vit ses seins s’en remplir, ce qui lui permit d’apaiser la faim et les pleurs du nourrisson, et ce sans délai, avant que du chyle ait pu descendre dans le foie pour y être transformé en sang, par hématose, puis gagner les mamelles par les branches de la veine cave. Qui plus est, j’ai lu cela dans Hippocrate : dans l’utérus, [70] par les vaisseaux ombilicaux, [71] l’enfant puise en effet ce qu’il y a de plus doux dans le sang, en même temps qu’il jouit aussi dans une moindre mesure du lait qui s’écoule des mamelles dans l’utérus par les vaisseaux puis qu’il suce à l’aide de sa bouche. [72] Le maître de Cos [73] dit aussi ailleurs que “ L’enfant, dans le ventre maternel, ayant les lèvres continuellement rapprochées, suce la matrice, et tire l’aliment et l’air dans le dedans du cœur, car cet air est très chaud chez l’enfant, autant du moins que respire la mère, etc. ” [25][74] Nous avons plus amplement expliqué cela dans le livre i, chapitre xliv de Ortu animæ humanæ. [26] Des mamelles, le lait [Page 214 | LAT | IMG] s’écoule dans l’utérus, et le sang passe de l’utérus aux mamelles, pour nourrir l’enfant, tant avant qu’après l’accouchement, comme l’observe Hippocrate, quand il dit (à la fin du livre des Glandes) : “ D’une part, les seins changent en lait la nourriture qu’ils attirent à eux ; d’autre part, l’aliment qui doit parvenir à l’enfant après l’accouchement se rend de l’utérus aux mamelles ; c’est de la matrice que se fait le transport aux mamelles pour nourrir l’enfant après l’accouchement ; l’épiploon, comprimé par le fœtus, fait monter l’aliment en direction de la bouche et des parties supérieures. ” Il ajoute bientôt après : “ En effet, le lait s’écoule en abondance de l’utérus, qui l’envoyait ordinairement vers les parties supérieures ; mais comme le défaut des mamelles le prive de vaisseaux propres, il ne peut plus gagner les susdites parties et il se rend dans les parties essentielles du corps, à savoir le cœur et les poumons, qui s’en trouvent suffoquées. ” [27][75] Le lait s’écoule d’abord assurément des mamelles dans l’utérus pour nourrir le fœtus ; chez les parturientes, il se met d’un coup à refluer de l’utérus dans les mamelles pour qu’elles allaitent le nouveau-né. Ce mouvement du lait est comparable à celui de l’Euripe. [76] Du Laurens [77] l’a observé quand il atteste “ avoir vu chez maintes femmes en couches du lait s’écouler en grande abondance par l’utérus et la vessie ”. Il a en outre “ entendu parler de certaines femmes, dont les règles étaient supprimées, chez qui, à périodes fixes et bien rythmées, du sang s’écoulait par les mamelons. Chez les femmes allaitantes (ajoute-t-il) les règles sont supprimées car le sang reflue de l’utérus aux seins. ” [28] Cela nous montre fort bien que des vaisseaux ouvrent une voie conduisant le lait des mamelles à l’utérus, et inversement, le sang de l’utérus aux mamelles ; et que, pareillement, des veines transportent de l’estomac et des intestins [Page 215 | LAT | IMG] aux mamelles la partie la plus pure du chyle, pour qu’elle s’y transforme en lait. » [78] Voilà ce que m’a écrit M. Liceti.
Cecilio Folli, professeur d’anatomie parfaitement aguerri, qui est la gloire des Vénitiens, m’a quant à lui envoyé une lettre, [29][79] où il me dit que « La structure du corps humain contient des humeurs dont les mouvements incessants imitent ceux des eaux du macrocosme : toutes s’écoulent comme de lacs et de marais pour s’assembler en fleuves, du centre vers la périphérie ; d’où ensuite, quand l’occasion leur en est donnée et partout où elles remplissent un besoin, elles accourent en force et répandent la vie là où il convient à la nature ; mais leurs turbulentes agitations apportent la destruction à ce qui lui est étranger. Ces humeurs sont principalement celles qui diffèrent par leur couleur, leur saveur et leur qualité, et qui aussi, selon la diversité de leur substance, distribuent un principe distinct, bien que toutes émanent de la même source, d’où elles tirent leur origine, et s’accordent à remplir une seule et même fin (qui est la nutrition de chacune des parties du corps). Parmi elles, le lait ne revendique pas un rang subalterne étant donné qu’il se fait voir ouvertement, surtout dans l’estomac et les intestins, d’où il s’écoule par de très visibles ruisseaux vers le pancréas, le foie, la rate, l’utérus, qu’il traverse chez les femmes enceintes, tout comme les mamelons chez les femmes allaitantes, et enfin vers le cœur et peut-être toutes les parties, pourvu qu’on l’y recherche obstinément. Le raisonnement tout comme l’expérience (avec l’aide de Dieu) font connaître tout cela. Il nous suffit ici qu’Hippocrate ait déclaré [Page 216 | LAT | IMG] que le lait est à prendre pour du sang blanc, tout comme le sperme et la pituite, qu’existent des fibres blanches [80] et que les chairs blanchissent quand on les lave. Puisque la couleur est contingente (selon l’avis de nombreux sages), j’ignore entièrement pourquoi tant de disputes et tant d’opinions diverses ont vu le jour sur le sang, dont nous avons plus profondément débattu dans notre traité sur la graisse. [30][81] Il convient d’éclaircir le reste dès que possible, pour le profit et la complaisance de la république savante et de mes amis, entre lesquels je vous vénère particulièrement, ainsi que Riolan, [82] Patin et tous les autres, auxquels j’avouerai être soumis, pour l’immortalité de leur renom. » Voilà ce que dit C. Folli.
J’en viens maintenant à Pecquet qui, le premier de tous et avec très grande chance, a glorieusement mis au jour les vaisseaux thoraciques du chyle qu’on a attendus pendant tant de siècles ; il les a décrits avec grand soin, mais dans un style trop flamboyant (me semble-t-il), [83] et les a dessinés dans le livre in‑4o qu’il a publié à Paris en 1651 chez Sébastien Cramoisy. [31][84]
Quelques-uns se sont ensuite promptement efforcés de bien accueillir et approuver cette découverte. Ce furent d’abord trois médecins parisiens dont les Lettres sont transcrites dans le présent ouvrage. [16] Ensuite Pierre Guiffart, médecin de Rouen, a vigoureusement défendu le nouveau passage du chyle dans un petit livre, paru séparément, de Cordis officio novo. [32][85] [Page 217 | LAT | IMG] Enfin Thomas Bartholin, anatomiste danois fort zélé, a non seulement corrigé et amplifié l’observation pecquétienne en disséquant de sa propre main, mais y a ajouté la mise au jour des voies lymphatiques, et il a publié tout cela dans trois brillants livres qui ont paru sur une courte période :
- le premier de Lacteis thoracicis, dédié au roi du Danemark, a déjà été imprimé quatre fois en deux ans, à Copenhague, Londres, Paris et enfin Gênes, avec des figures, édition qui est la mieux corrigée de toutes ; [33]
- le deuxième de Vasis lymphaticis, dédié à Jean Riolan, a aussi paru pour la première fois à Copenhague, puis à Paris ; nous en montrons maintenant une troisième impression, ainsi que les figures ; [34]
- le troisième de Dubiis anatomicis, [86] dédié à Guy Patin, où Bartholin arrête les flèches qui ont été décochées contre les lactifères thoraciques et démontre que les funérailles du foie ne renversent en aucune façon la manière de remédier ; mais nous avons volontairement omis ce livre, trouvant plus juste et opportun d’en reporter la réimpression à une autre occasion. [35]
La connaissance de ces vaisseaux thoraciques du chyle a vu le jour et été un peu amplifié à l’étranger, mais je leur permets aujourd’hui de se montrer publiquement en Italie. Érasme Bartholin, [87] remarquable philosophe et mathématicien qui est le frère de Thomas, et qui est maintenant médecin de Padoue, [88] [Page 218 | LAT | IMG] m’est extrêmement cher, tant par sa particulière amitié (que je ne puis oublier de mentionner ici) que par la fréquence de ses lettres. Il m’a assez souvent écrit qu’avec le célèbre Jo. Rhodius, [89] perle des savants médecins, et d’autres très nobles disciples de l’École padouane, il a constaté de visu la vérité des lactifères pectoraux. Sa dernière lettre m’a en outre appris que l’excellentissime M. Ant. Molinettus, [90] professeur de Padoue et incomparable promoteur de l’anatomie, y a trouvé et publiquement démontré, chez un chien vivant, ces vaisseaux thoraciques, tant lactés que lymphatiques. [36]
J’ajoute que quand des amis l’eurent dûment avisé que mon livre allait paraître, Franciscus Maria Florentinus, [91] gentilhomme lucquois et remarquable médecin, a immédiatement publié à Lucques un très élégant ouvrage en deux parties, qu’il a eu l’amabilité de me dédier. La première traite du lait naturel des enfants. Dans la seconde, sur l’utilité des mamelons et leur structure chez un homme qui produisait du lait, [92] il expose si savamment, et il explore, pénètre et examine si bien toutes choses qu’il semble avoir parfaitement vu les voies mêmes du chyle dans le thorax, écrivant en effet : [37] « Quand, près du thymus, [93] sous la confluence de la veine cave supérieure et au-dessus de la base du cœur, nous avons essayé de poser un lien pour observer le mouvement [Page 219 | LAT | IMG] du sang et du cœur, nous avons incidemment mis au jour un remarquable canal laiteux placé entre la grande veine et l’aorte, et quand nous l’avons incisé, une quantité non négligeable de lait s’en est écoulée ; mais la petite chienne mourante se refroidissant alors, ce canal a disparu (comme ont fait les autres lactifères) et il ne nous fut pas permis de le disséquer plus avant. » Voilà ce qu’a écrit M. Florentinus.
Pour que rien ne manque à mon livre, je le conclurai en le couronnant d’une remarque qu’il n’est pas inutile de connaître. Comme je m’inquiétais en effet de la nouveauté de ce phénomène et m’étonnais qu’il pût ruiner l’ancienne médecine sans personne pour le protéger, le célèbre M. Guy Patin qui a été deux fois élu doyen des médecins de Paris, et qui est vraiment pour moi un bienveillant et amical Apollon, m’a transmis de nombreux ouvrages, entre lesquels j’ai eu le très grand bonheur de trouver toutes les œuvres de M. Jean Riolan, doyen d’âge de ladite Faculté de médecine, [94] qui fut jadis mon précepteur et le demeurera à tout jamais. Elles sont parfaitement dignes de la considération universelle, et tout particulièrement :
- sa nouvelle Anthropographie (Paris, 1649, in‑fo), [95] dont je dirai, comme la Souda, [96] Ανθρωπειον συνεσιν υπερβαινειν, qu’elle dépasse de très loin les capacités de l’esprit humain ;
- sa récente Réponse à William Harvey, [97] Highmore, Gassendi, Schlegel [98] et d’autres sur la Circulation sanguine (Paris, 1652, in‑12) ; [99] [Page 220 | LAT | IMG]
- son autre et toute dernière Réponse (Paris, 1653, in‑8o) à Jean Pecquet, Pierre Guiffart et Thomas Bartholin, tant sur les vaisseaux lactés et lymphatiques du thorax que sur ses Doutes anatomiques. [38][100]
Je n’ignorais certes point que Riolan était assez seul contra omnem Etruriam, [39] et lui avais déjà décerné la victoire sur Pecquet, mais il a plus tard fait savoir qu’il ne contestait pas les nouveaux lactifères, mais refusait seulement la fonction qui leur était attribuée à tort et (selon lui) à la légère. Je le cite ici textuellement.
- Primo, à la page 144, ligne 20, de sa Responsio à Pecquet : « Je conviens certes que ce jeune homme, qui ne manque pas de science, a découvert ces deux canaux lactifères qui montent dans le thorax, mais qu’il ignore entièrement à quoi ils servent, et qu’il a maladroitement ôté au foie la fabrication du sang pour l’attribuer à tort au cœur. Dans le présent traité, je contesterai son point de vue sur la fonction de ces veines lactées, et non leur réalité et leur existence. Je loue néanmoins son discernement anatomique et le soin avec lequel il a mené sa recherche sur les lactifères ; mais s’il avait expliqué le comment et non le pourquoi, il aurait été digne de plus grande admiration. De même qu’on appelle wirsungien le canal du pancréas, je donnerai donc légitimement le nom de pecquétiens aux canaux que m’a montrés Gayan, [101][102] habile anatomiste et chirurgien, afin que Pecquet ne pense pas que je lui fais injure, ni que je veux obscurcir sa découverte ou me l’arroger. Je désapprouve seulement la fonction qu’il a [Page 221 | LAT | IMG] attribuée à ces veines lactées et son insolence à l’encontre des anatomistes qui l’ont précédé, en dénonçant leur ignorance. » [103]
- Secundo, page 186, ligne 23, après avoir revendiqué l’attribution de l’hématose au foie, il renverse et démolit les fonctions que Pecquet confère aux lactifères, tout en les recensant pour sa part comme suit : [40]
« Si quelqu’un me demande ce qu’il me semble de ces deux veines lactées nouvellement inventées, comme elles sont décrites par Pecquet, je répondrai, avec Pline, omnium rerum sunt quædam in alto secreta et suo cuique Corde peruidenda. [41][104] C’est pourquoi je n’en proposerai mon opinion que fort froidement et tremblant de même que les devins, qui ne disent rien que par les conjectures ; car j’ai appris du Philosophe que φρονημα ταπεινον est une doctrine, [42][105] qu’il y a de certaine ignorance docte, et que ce n’est pas une moindre partie de la science de savoir qu’on ignore beaucoup de choses.
Ces deux veines lactées sont donc ainsi faites et disposées, peut-être afin que le sang qui coule avec trop de violence dans les artères par la circulation se rende plus grossier dans les veines, aux endroits où le tronc de la veine cave se divise, à savoir vers les rameaux axillaires et près des iliaques, car le tronc de la veine cave reçoit ces veines lactées en ces deux lieux-là. Peut-être aussi pour donner la nourriture à diverses parties du corps, qui naturellement requièrent des aliments différents, comme les os et la moelle ; peut-être pour la génération et réparation de la graisse répandue par tout le corps ; peut-être pour produire la matière fibreuse [Page 222 | LAT | IMG] nécessaire au sang, à le rendre plus lent dans ses mouvements trop violents, ce qui est plus vraisemblable. Peut-être ce chyle se verse-t-il dans le tronc de la veine cave, près des rameaux axillaires, afin qu’une portion du sang, s’étant épaissie par le mélange de ce chyle, demeure et tarde plus longtemps dans le cœur, pour y servir, comme d’un levain plus chaud et plus acide, à la préparation du nouveau sang artériel ; car le sang ainsi épaissi, s’étant fourré dans les petites fosses et recoins des ventricules, et sous les colonnes charnues ou musculeuses, s’y peut arrêter quelque temps, puisque tout le sang qui est contenu dans le cœur n’en sort point à chaque systole, y en restant quelque petite portion cachée dans les lieux susdits.
Aussi d’ailleurs fallait-il que le sang fût composé de diverses substances pour la nourriture de diverses parties, afin que chacune d’icelles trouvât dans le sang, qui se distribue par tout le corps, quelque chose qui lui fût familière et symbolisante à sa nature, et le pût choisir parmi le reste, l’attirer et le convertir en sa substance. De là vient que nous voyons une substance grossière et fibreuse mêlée dans le sang, et une humeur pituiteuse, prise et gelée au-dessus. Or, les fibres du sang semblent plutôt être produites de la portion la plus subtile du chyle qui se jette dedans le tronc de la veine cave, tant en haut qu’en bas, que non pas de celle qui se porte au foie, dans lequel le sang se produit uniforme, ou de même nature. Aussi les fibres du sang ne se peuvent point former et produire dans l’estomac, quoique Fernel l’ait écrit, d’autant que l’estomac, bien que nerveux, ne communique rien de sa substance au chyle, car s’il donnait tous les jours deux ou trois fibres de sa substance, il serait consommé en bref. C’est pourquoi il est plus probable que les fibres du sang se forment de la matière grossière et pituiteuse, telle qu’est [Page 223 | LAT | IMG] la portion du chyle la plus subtile, qui se coule par les veines lactées dans le tronc de la veine cave, en ses parties supérieure et inférieure.
Et lorsque nous voyons, environ l’épaisseur d’un petit doigt, une matière blanchâtre, collée et gelée au-dessus du sang que l’on a tiré par la saignée dans une poêlette, [106] elle ne provient pas tant de la pourriture et corruption du sang que de cette portion susdite du chyle, qui sort avec le sang par l’ouverture de la veine et surnage au-dessus du reste dedans la poêlette, comme le moins recuit. Que si elle est corrompue, ses fibres étant dissipées et putréfiées, elle se convertit toute en sérosité, inutile à nourrir le corps qui, pour cette raison, tombe en atrophie [107] et devient tabide. [108] C’est pourquoi les médecins ont accoutumé de rechercher avec un bâton large dedans les chaudrons où l’on a tiré du sang du pied, qu’il y a des fibres en quantité car, lorsqu’elles se trouvent, ils jugent le sang louable ; s’il n’y en a point, ils disent qu’il est fort corrompu. »
- Tertio, enfin, dans sa réponse à Bartholin qu’il intitule Iudicium, Riolan s’évertue à établir une synanastomose [109] entre les veines porte et cave : [43] « Quand le petit conduit de Pecquet, branche de la veine mésentérique, née de son réservoir, qui monte vers les subclavières » (qu’il préfère appeler ailleurs axillaires) « est venu à ma connaissance, je n’ai plus eu de doute sur l’existence de cette synanastomose qui unit la veine porte à la cave, et cela m’a donné l’occasion d’élaborer le jugement que je prononce aujourd’hui hardiment. Je comprends maintenant ce mystère de la nature que Vésale [110] avait mis au jour et que j’avais précédemment réfuté, à savoir qu’existe, au centre du mésentère, une grande glande sise entre les deux reins, où a été placée la première distribution des vaisseaux ; [Page 224 | LAT | IMG] il ajoute au chapitre sur les intestins que les vaisseaux mésentériques ne parcourent pas toute la longueur du jéjunum et de l’iléon, comme ils font pour le duodénum, mais y viennent du centre du mésentère, car ils remontent de la profondeur vers l’avant pour atteindre les intestins, où ils s’épanouissent en de nombreux rameaux, à la manière des branches d’un arbre, et s’implantent dans la couche interne des intestins par les petits orifices qui béent à leurs extrémités. Vésale n’a-t-il pas dépeint là, avec cette grande glande, ce qu’Aselli a appelé le nouveau pancréas, et Pecquet le réservoir du chyle ? »
On voit bien là que Riolan reconnaît l’existence des voies thoraciques du chyle, mais n’admet guère la fonction que Pecquet leur attribue.
Il se plaint pourtant des lymphatiques et des funérailles du foie (que Bartholin a naguère refusées mais célèbre désormais) avec une âpreté telle qu’il implore les médecins parisiens de mettre toutes leurs forces à le soutenir.
Parmi bien d’autres que je garde par devers moi, j’ai voulu présenter ce petit nombre de faits, sous la forme d’une addition, afin que tous ceux qui l’auront lue, poussés par l’exemple de si éminents auteurs, soient eux-mêmes emportés par le désir de chercher la vérité.
Fin [44] |