Texte
Jean Pecquet
Experimenta nova anatomica (1651)
Chapitre ii  >
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Première dissection[1]

Il est montré que le chyle trouvé au voisinage de la veine cave et du cœur s’y écoule par les rameaux subclaviers, et que sa source se situe manifestement au confluent des veines axillaires et jugulaires.

Sache bien, ô lecteur, que tu me dois de connaître les sources des lactifères et apprends ici l’origine de mon expédition. [1] C’est un présent de la bonne fortune jouant avec un ignorant et, pour employer de saines paroles qui conviennent à un chrétien, un immense bienfait que la Providence lui a accordé ; et pourtant, afin de ne pas être devancé par qui voudrait s’arroger le bénéfice de ma découverte, il me paraît bon, à la louange du vigoureux Jaloux (je veux parler de Dieu), [2][2][3] d’exposer au grand jour l’histoire complète de ma bonne étoile (s’il t’est vraiment aussi agréable de l’entendre qu’à moi de la raconter). [4]

Après avoir acquis, au bout de quelques années, par la dissection des cadavres, une science qui est pour le moins muette et froide, j’ai pris plaisir à obtenir une véritable connaissance de l’harmonie qui règne chez les animaux vivants. [3][5][6][7] Et puisqu’ils ne diffèrent presque des cadavres que par le mouvement, dont le siège principal se situe dans le cœur, j’ai décidé de le dégager de ses attaches, puis de le retirer pour scruter plus commodément le corps.

Une fois le tronc d’un molosse ouvert par voie médiane, j’entrepris donc de lui examiner les entrailles ; puis sans tarder, j’enlevai le cœur en coupant les vaisseaux qui l’attachent au reste du corps. Une fois tari l’abondant écoulement de sang qui avait aussitôt surgi, [Page 5 | LAT | IMG] et dont l’inondation avait brouillé toute observation, j’eus la surprise, immédiatement après, de voir s’écouler un torrent blanchâtre de liquide lacté, en grande abondance, issu du moignon de la veine cave, près de l’endroit où avait siégé le ventricule droit. [8]

Les dernières gouttes du sang qui subsistaient en altéraient la couleur, à l’image d’une sanie qui me faisait suspecter un abcès tapi dans le thorax d’où sourdrait un pus sanguinolent. [4][9][10]

Pourtant, tandis que le cœur, entièrement détaché de son siège et jeté sur la table, se contractait en à peu près quatre-vingt-dix systoles de force égale, et se relâchait en autant de diastoles, puis exhalait enfin ses ultimes esprits [11] par quelque palpitation, j’eus honte de la première pensée qui m’était venue en tête, et cessai de croire qu’une si grave maladie pût être compatible avec la belle vigueur passée de l’animal.

Ayant dont achevé mon ouvrage d’aruspice, et vérifié que toutes les parties qui composent le thorax étaient parfaitement saines, j’ouvris la veine cave depuis le diaphragme jusqu’au cou. [5][12] Il m’apparut sur-le-champ un petit écoulement d’humeur blanche comme neige, lavée de tout mélange avec du sang.

Depuis les veines subclavières jusqu’au péricarde, [6][13] un liquide parfaitement blanc stagnait dans la veine cave, tout à fait semblable au chyle qui s’écoule au travers du mésentère, car les deux ont la même couleur éclatante, la même odeur, le même goût et la même consistance, sans rien qui permette de les distinguer l’un de l’autre.

Tout mouvement étant aboli par l’éviscération de l’animal, l’écoulement s’était tari, et cette immobilité ne permettait pas de découvrir par où le liquide lacté avait cheminé ni de quelle source il avait jailli. Cependant, dans le désir qui m’embrasait d’en connaître le secret, je comprimai le thymus, [14] je serrai le cou, je remuai aussi les articulations des pattes antérieures, pour savoir si d’aventure quelque résidu de substance blanchâtre ne sourdrait pas de leurs sinuosités vasculaires ; mais [Page 6 | LAT | IMG] il ne s’écoula que quelques gouttes de sang dans la veine cave, sans rien qui ressemblât à du lait.

J’écrasai donc, en les pressant d’un doigt (et c’était la seule idée qui me restait), les lactifères du mésentère, [15] car ils avaient légitimement leur part à prendre dans l’éclaircissement de cette affaire. Ils s’affaissèrent à la pression, et une telle quantité du suc que j’avais observé s’épancha dans les veines subclavières que je me trouvai convaincu qu’il était issu des lactifères, et j’en déduisis qu’il serait absolument insensé de croire qu’il ne s’agissait pas de chyle.

Néanmoins, pour ne rien laisser dans l’ombre, puisqu’il s’écoulait à grands flots des parties hautes des subclavières, je les ouvris sur toute leur longueur, en même temps que les veines qui viennent du cou et des pattes antérieures ; et aussitôt après avoir comprimé le contenu de l’abdomen, en fixant mon regard sur les cavités qui jouxtent les clavicules, voici qu’à la pleine satisfaction de mon vœu, du chyle s’est alors écoulé en abondance dans les parties supérieures des deux subclavières. [7][16]

Mes yeux contemplaient le jaillissement d’authentiques torrents, issus de nombreux petits pertuis dont les orifices sont situés un peu sous l’abouchement des veines jugulaires dans les axillaires. En outre, à cet endroit, j’observai la présence de valvules jugulaires [17][18] disposées pour faciliter la ruée du chyle dans le gouffre du cœur et lui interdire entièrement de monter vers le cou.

Toutefois, je n’eus pas la liberté de chercher le chemin que suit le chyle pour parvenir finalement à ces méats, car mes compressions avaient vidé le mésentère de cet animal déjà mort depuis un bon moment, et on ne voyait plus du tout de liquide dans ses lactifères.

Bien que les chiens n’aient pas de clavicules, je parle ici de vaisseaux subclaviers parce qu’ils sont similaires à ceux qui existent chez l’homme. [8][19]


1.

Allusion plausible aux sources du Nil qui, depuis l’Antiquité, étaient un objet de profonde perplexité (vnote Patin 6/1040).

2.

Exode (20:4‑5, latin de la Vulgate) :

Non facies tibi sculptile, neque omnem similitudinem quæ est in cælo desuper, et quæ in terra deorsum, nec eorum quæ sunt in aquis sub terra. Non adorabis ea, neque coles : ego sum Dominus Deus tuus fortis, zelotes, visitans iniquitatem patrum in filios, in tertiam et quartam generationem eorum qui oderunt me.

« Tu ne te feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux là-haut dans le ciel, ou sur la terre ici-bas, ou dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces images ni ne les serviras, car moi, ton Dieu, je suis un Seigneur vigoureux, jaloux, {a} qui punis la faute des pères sur les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants pour ceux qui me haïssent. »


  1. Dans la traduction de l’École de Jérusalem (que j’ai autrement suivie) : « moi Yahvé, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux ».

Une menace couve clairement sous cet emprunt de Jean Pecquet aux Écritures, à l’intention de ceux qui voudraient lui voler la primeur de sa découverte. Écrivant en 1651, il voyait juste car dès l’année suivante Jan van Horne, anatomiste de Leyde, a publié avoir trouvé les voies du chyle, sans même citer Pecquet (v. note [49], lettre de Sebastianus Alethophilus à Jean Pecquet).

3.

Pendant ses années d’études à la Faculté de médecine de Paris, Jean Pecquet avait assisté à de nombreuses dissections anatomiques, tant humaines qu’animales ; et tout particulièrement celles que dirigeait Jacques Mentel, qui avait vu le réservoir du chyle chez le chien en 1629 et l’avait montré à Pecquet en 1647. Mentel ne l’a fait savoir que dans la révision de sa lettre à Pecquet en 1654 (v. sa note [30]), et le Clypeus (que j’attribue à Pecquet) l’a très clairement reconnu en 1655.

4.

Sanie, {a} sanies en latin (Furetière) :

« humidité subtile et aqueuse contenue dans les veines parmi les humeurs, qui sort des ulcères malins et qui exsude des corps morts. Galien la compare au lait clair, et elle est différente du pus qui est plus épais et blanc. {b} Les Grecs l’appellent ichor, au lieu que le pus, ils l’appellent pyon. Les Latins l’appellent virus quand la matière est épaisse et gluante. L’ulcère prêt à guérir rend le pus ; celui qui commence jette la sanie, qui est une matière crue et indigeste ; {c} l’ulcère malin pleure le virus. »


  1. Ce mot a presque disparu de la langue médicale moderne, qui parle plutôt de sérosité.

  2. pus : « humeur putride, blanche et épaisse, une boue faite de sang corrompu qui sort d’une plaie qu’on ouvre, d’une apostume [un abcès] qui crève. Il a crevé quelque abcès dans son corps, il jette le pus par la bouche. Il faut tenir une plaie ouverte, tant qu’elle suppure, tant qu’elle jette du pus, de peur d’enfermer le loup dans la bergerie » (ibid.).

  3. Non digérée (non « cuite »).

Les premiers observateurs du chyle ont souvent été frappés, comme Jean Pecquet, par sa ressemblance avec du pus (v. note [8], lettres de William Harvey sur le chyle).

Pecquet laisse ici au lecteur le soin de deviner le dessein précis qu’il avait en opérant de la sorte : ce pouvait être pour prolonger les observations de Gaspare Aselli et de Jacques Mentel sur le chyle mésentérique, mais la Dissertatio sur la circulation du sang, qui suit ses expériences sur la voie nouvelle du chyle, incite plutôt à penser que Pecquet cherchait à comprendre les forces qui poussent le sang veineux à remonter vers le cœur, et que le hasard a voulu qu’il dissèque un chien qui avait bien mangé quelques heures avant d’être ouvert.

5.

Aruspice (haruspice) : « sacrificateur romain qui prédisait l’avenir en examinant la qualité des entrailles des bêtes sacrifiées. La superstition des payens a été jusqu’au point d’ajouter foi aux augures et aux aruspices. On avait réduit en art l’aruspicine, ou cette manière de deviner. […] Ce mot vient d’haruga, qui signifiait “ les entrailles des victimes ”, et aspicere, “ regarder, considérer ” » (Furetière). Jean ii Riolan a remarqué que les aruspices antiques avaient certainement vu les lactifères mésentériques en immolant leurs victimes (v. notes [18] et [19], Responsio ad Pecquetianos, 4e partie).

Il existe deux veines caves : la veine cave inférieure (caudale chez le chien) naît dans la région lombaire, par l’union des veines venant des membres inférieurs et du bassin, et remonte jusqu’au cœur en collectant le sang des viscères abdominaux auprès desquels elle passe ; la veine cave supérieure (céphalique), reçoit le sang des membres supérieurs, par les subclavières, et de la tête, par les jugulaires. Ma traduction s’est conformée à cette nomenclature car la correspondance des anciens adjectifs « ascendante » (ascendens) et « descendante » (descendens) avec « inférieure » et « supérieure » variait selon le point d’où les veines étaient observées, ou même selon la noblesse qu’on leur conférait (v. note [4], Dissertatio anatomica, chapitre vi).

6.

C’est-à-dire la collerette de péricarde qui restait attachée à l’extrémité de la veine cave supérieure après l’avulsion du cœur. V. infra note [8] pour les veines subclavières

7.

Dans le chapitre xii de son Historia anatomica (v. ses notes [2] et [3]), Thomas Bartholin a catégoriquement nié que le canal thoracique, tant chez les chiens que chez l’homme, envoie une branche dans la subclavière (ou axillaire, v. infra note [8]) du côté droit : la totalité du chyle s’en déverse du côté gauche.

8.

Ce paragraphe ne figurait pas dans la première édition des Experimenta anatomica nova (Paris, 1651, page 6). Jean Pecquet l’a ajouté en 1654 pour se défendre contre un grief que Jean ii Riolan n’avait pas manqué de lui faire.

Chez l’homme, la veine subclavière (précédemment nommée sous-clavière), située derrière la clavicule, prolonge la veine axillaire jusqu’au confluent jugulaire qui donne naissance au tronc brachiocéphalique (lequel s’unit à son homologue venu de l’autre côté pour former la veine cave supérieure). Chez le chien, on ne parle que de vaisseaux axillaires ou brachio-céphaliques, sans segments subclaviers.

a.

Page 4Ioan. Pecqueti Diepæi Experimenta nova anatomica.

Caput ii.

Chylus in Cordis et Cavæ repertus confinio, à ramis
Subclavij, eò confluere deprehenditur ; et ejusdem
sub Axillarium Jugulariúmque concursu sit pa-
làm scaturigo
.

Lactearum scatebras et meæ Expeditio-
nis originem cave putes (ô Lector)
debere te mihi. Munus est fortunæ cum
inscio ludentis. Bona verba, et quæ
Christianum deceant, Providentiæ im-
prudenti revelantis beneficium exi-
mium. Atqui ne quo intermittatur arrogatu retribu-
tionis commercium, placet in fortis laudem Zelotæ
(quem Deum intelligo) totam meæ felicitatis Hi-
storiam (siquidem æquè tibi audire dulce, ac enar-
rare mihi) propalàm exponere.

Post acquisitam ante annos aliquot, ex cadaverum
sectione, mutam alioqui frigidámque sapientiam ;
placuit et ex vigenti vivarum animantium harmoniâ
veram scientiam exprimere. Et quia hæ ab illis solo
propemodùm differunt motu, cujus in corde præci-
pua sedes ; consilium fuit eundem, expedito involu-
cris, avulsóque corde, manifestiùs contemplari.

Ergo diffissâ viuentis, quæ media est, alvo Molos-
si, inchoo extipiscium. Nec mora ; Cor, recissis, qui-
bus reliquo adhæret corpori, vasculorum retinaculis,
avello ; tùm exhaustâ, quæ statim restagnaverat, spe-

b.

Page 5Ioan. Pecqueti Diepæi Experimenta nova anatomica.

ctantisque confuderat obrutus, copiâ cruoris, albi-
cantem subinde Lactei liquoris, nec certè parum
fluidi scaturiginem, intra venæ Cavæ fistulam, circa
dextri sedem Ventriculi, miror effluere.

Superstitis sanguinis residuæ guttulæ colorem in-
fecerant, sicut delitescentis intra Thoracem absces-
sûs ex cruenti puris imagine saniem suspicarer. At
cùm avulsum penitus à sede Cor, inque mensam pro-
jectum, nonaginta ferme Systolas æquabili vehement-
tiâ compressisset, totidémque explicuisset Diastolas,
et supremos tum demum efflavisset aliquantâ palpi-
tatione spiritus, prioris cogitationis puduit, nec
tantum morbum ultrà credidi tanto vigori conter-
minum.

Perfectâ igitur Haruspicinâ, laudatisque omnibus,
quas Thorax complectitur et sanissimas exhibebat,
partibus, Venam Cavam à Diaphragmate ad jugulum
aperio. Apparuit illico nivei humoris omni tùm
cruoris expurgatum mixturâ fluentulum.

A ramis usque subclavijs ad Pericardium intra Ve-
nam subsidebat candidus apprimè liquor, et effuso
per Mesenterium Chylo simillimus, sicut inter
utrúmque collatos invicem et nitor et odor et sa-
por et consistentia nullum inesse discrimen osten-
derint.

Extinctus Animalis exenterati motus stiterat fluo-
rem ; nec, quà lacteus erupisset, aut quo scaturijs-
set ab ubere latex, sinebat quies iternoscere : Tamen
gliscente reconditioris doctrinæ desiderio, thymum
comprimo, collum stringo, ipsos etiam anteriorum
partium artus, si quà fortè albicantis substantiæ resi-
duum ex vasculosis stillaret anfractibus, solicito : sed

c.

Page 6Ioan. Pecqueti Diepæi Experimenta nova anatomica.

inde sanguinis tantùm effluxerunt aliquot guttulæ,
nihil Lacteum in cavam irrupit.

Ergo (quod unicum industriæ meæ superfuit) Me-
senterij Lacteas, quid hanc sibi juris in rem obtine-
rent, pondere digiti gravitantis adigo commonstrare.
Parent urgenti ; nam è ramis subclavijs tanta succi,
quem observabam, copia profunditur, ut et ejusdem
esse Lacteas originem agnoverim, et à Chylo diver-
sum putare duxerim insanissimum.

Ne tamen quid inexploratum relinqueretur ; cùm è
superioribus ramorum ejusmodi partibus præceps
rueret, has in longum unà cum cæteris colli et artuum
anteriorum venis diffindo ; compressáque mox infe-
rioris alvi capacitate ; et exerto in apertos iuxta cla-
viculas alveos obtutu, ecce completorio mei voti
exitu, indubitatò jam tum in superiores ramorum
subclaviorum partes utrínque Chylus redundavit.

Εκβολας noto pronas oculis, et spectantibus mani-
festas scaturigines ; foraminula scilicet, paulò infra
Iugulares venas, et axillarium cataractas, numero-
sis ostiolis hiscentia. Sed et Iugularium illic valvulas
observo ruituro in cordis gurgitem Chylo faciles as-
censu penitus interdicere.

Verùm, quâ tandem viâ, quibus meatibus, eò Chy-
lus devolveretur, non licuit ob exhaustum animalis
jamdudum mactati mesenterium, evanescentibus
planè Lacteis cum expressi liquoris effluxu depre-
hendere.

Subclavios hic voco ramos, licet in canibus cla-
viculæ nullæ sint, ex ea quam habent cum humanis
subclaviis similitudine.


Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Texte. Jean Pecquet, Experimenta nova anatomica (1651) : Chapitre ii

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(Consulté le 09/12/2025)

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