Texte
Thomas Bartholin
Historia anatomica
sur les lactifères thoraciques (1652)
chapitre xvii  >

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Autres arguments pour la défense du foie[1]

Pecquet entreprend de rabaisser la gloire du foie car il le juge moins capable d’élaborer le sang ; [2] et il lui a attribué d’autres fonctions pour que nous ne pensions pas que la Nature a inutilement créé ce viscère. À l’en croire, elles sont au nombre de trois : primo, filtrer la bile du sang, [3] comme font la rate pour le suc acide, les reins pour le sérum, etc. ; secundo, chasser le chyle hors de l’estomac par l’effet de sa masse qui agit comme un pilon ; [4] tertio, aider de sa chaleur l’élixation accomplie par l’estomac. [5] Nous lui concédons facilement tout cela s’il se montre aussi bienveillant que nous quand nous y ajoutons de bon droit une action essentielle du foie, qui consiste à digérer le chyle, tant épais que ténu, pour en faire du sang, comme le prouvent les dissections et l’insertion des lactifères[6] qui serait autrement dénuée d’utilité, mais nous avons amplement débattu là-dessus dans les précédents chapitres, et bien d’autres ont déjà roulé ce rocher ; [1][7] et si un examen plus soigneux de la question prouve le contraire, je m’inclinerai de bon cœur et il me restera à me ménager un retour contre la diversité des jugements, comme prêt à me corriger si j’ai fauté en quelque façon sur ce sujet. [2][8] Je ne puis passer sous silence la manière dont ledit Pecquet conçoit la formation de la bile : pour triompher plus sûrement du foie, il le charge de retirer toute la bile qui est contenue dans le sang, comme s’il s’agissait d’un excrément de la seconde coction, et non de la première, qui porte sur le chyle. Il importait à sa propre gloire d’avoir condamné le foie à coudre cette frange à sa nouvelle tunique. Avant Pecquet et presque pour les mêmes [Page 61 | LAT | IMG] raisons, en accord avec Aristote[9] le grand et érudit médecin Conring a attaqué la bile aux chapitres xv, xvi et xvii de son livre sur la Fabrication du sang[3][10] Dans son chapitre xii sur le Mouvement du chyle, page 86, [11] Pecquet semble être d’avis contraire, mais je me demande s’il ne s’agit pas d’une faute d’impression : pour prouver la fonction de filtration hépatique, il nie en effet que la bile soit un excrément de la seconde coction, ce qui signifie qu’elle en est un de la première, c’est-à-dire qu’elle est exclue des lactifères ; je crois pourtant qu’il s’agit d’une erreur typographique car, à la page suivante, il approuverait la seconde coction. [4][12] Quoi qu’il en soit, il confond la bile excrémentielle, qui se sépare du chyle dans le foie, avec la bile alimentaire, qui est mêlée à la totalité du sang fort chaud. Peut-être prêtera-t-il moins à sourire et importunera-t-il moins en disant que la bile excrémentielle provient de deux endroits : l’une est extraite du chyle fort chaud dans le foie ; l’autre, qui est engendrée par le cœur fort chaud et par les diverses parties du corps, y arrive par l’artère cœliaque [13] avec le reste du sang. Il en résulte qu’existent deux conduits biliaires dans le foie : le cholédoque [14] draine la bile la plus épaisse, et le canal cystique, [15] la plus ténue ; de la même manière que le sérum du sang [16] est épuré à la fois par la sudation, [17] le péricarde, les poils et les artères émulgentes qui se rendent dans les reins. [5][18][19][20] Dans la discussion qui nous intéresse, le foie sépare donc la bile du chyle qu’il digère, et le sang dépose au même endroit l’autre bile, que le cœur a élaborée à partir de l’autre chyle, que lui ont apporté les canaux thoraciques pecquétiens. [21] Les aliments doux, gras, chauds et secs, laissent de la bile dans le chyle, surtout quand le foie s’échauffe outre mesure. Pecquet ne doit pas nier ce fait parce que les sujets bilieux [22] en font l’expérience quotidienne, et que Conring, qui est souvent digne de louange, en convient à la fin de son [Page 62 | LAT | IMG] chapitre xv[6] Van Helmont, au § 24 de son Pylorus Rector, a constaté que de la bile s’était formée dans l’estomac d’un coq dont le pylore était occlus par un caillou, laquelle n’avait pas pu provenir du foie ou de la vésicule puisque le caillou lui aurait fermé le passage. [7][23][24] Hippocrate et Harvey [25] l’ont déjà reconnu en prouvant que le fœtus se nourrit de chyle ou liquide amniotique. [8][26][27]


1.

Saxum volvere est un adage antique rappelant le mythe de Sisyphe, qu’Érasme a commenté (no 1340) : dicuntur qui inexhausto quopiam atque inutili labore fatigantur [on le dit de ceux qui s’épuisent à quelque tâche inutile et dont il est impossible de venir à bout] ; mais cela me semble dépasser la pensée de Thomas Bartholin qui était alors encore convaincu que le foie assure la sanguification, et défendait encore son idée avec la certitude de n’y pas perdre son temps.

2.

Pour se dire prêt à changer d’avis, Thomas Bartholin empruntait son latin à Pline l’Ancien parlant des artistes grecs (Histoire naturelle, livre i, Littré Pli, volume 1, page 4) :

[…] tanquam inchoata seper arte et imperfecta, ut contra judiciorum varietates superesset artifici regressus ad veniam, velut emendaturo quidquid desideraretur, si non esset interceptus.

« […]. Ils ne paraissent voir dans leurs ouvrages que quelque chose de commencé toujours, de toujours imparfait, afin de se ménager un retour contre la diversité des jugements, comme prêts à corriger les défauts signalés si la mort ne les prévenait pas. »

3.

La première coction (digestion) est celle des aliments dans le tube digestif qui aboutit à la production des deux sucs nutritifs, graisseux et aqueux (v. note [2], Historia anatomica, chapitre xv). La seconde coction, supposée avoir lieu dans le foie et dans le cœur, est celle qui transforme ces sucs en sang.

Thomas Bartholin citait trois chapitres du livre d’Hermann Conring de Sanguinis Generatione et Motus [sur la Fabrication et le Mouvement du sang] : {a}

Conring a exposé sa conception pour le moins complexe de la sanguification dans le chapitre xix (pages 156‑171) : Sanguinem confici in radicibus venarum lactearum, vi caloris à corde in jecur infleuentis, per transmutationem [Le sang se forme par transmutation dans les racines des veines lactées, sous l’effet de la chaleur du cœur qui s’écoule dans le foie].

4.

V. note [3], Chapitre xii, Dissertatio anatomica, page 88, pour la correction que Jean Pecquet a apportée à ce passage :

À la page suivante du même chapitre, en se fondant sur l’exemple du fœtus et sans changement entre les deux éditions, Pecquet a affirmé que la bile n’est pas un produit de la seconde coction « (qui, disent-ils, aurait lieu dans le foie) », mais un excrément du sang. Dans cette poussiéreuse physiologie, je reconnais humblement ne pas voir de différence claire entre un excrément du sang et un produit de la seconde coction. La suite du raisonnement de Thomas Bartholin sur la bile ne m’a guère aidé à mieux comprendre.

5.

V. note [32], lettre de Jacques Mentel à Jean Pecquet, pour cette conception archaïque des voies biliaires, telle que l’a, entre autres, défendue Jean ii Riolan.

Dans la comparaison de l’épuration de la bile avec celle du sérum, il est surprenant de voir figurer les poils et le péricarde parmi ses émonctoires.

6.

V. supra note [3] pour ce chapitre d’Hermann Conring qui se termine par ce paragraphe (pages 123‑124) :

Cæterum fellis materiam proximam unicamque non esse chylum, jam satis est forte ostensum. Quin tamen ubi cibi sunt assumti dulces, pingues, uno verbo calidi et sicci, aut jecur caleat plus justo, non aliquid fellis ex chylo generetur interdum, non videtur esse quur debeat negari. Nos tantum probavimus neque semper necessario fel in omni sanguinis ex chylo coctione secerni, sed aliam ejus naturalem esse originem, quam vulgo est persuasum

[Il a peut-être d’ailleurs été suffisamment montré que le chyle n’est pas le précurseur immédiat et exclusif de la bile. Il semble donc indéniable que quand sont consommés des aliments doux, {a} gras, en un mot chauds et secs, ou quand le foie s’échauffe outre mesure, il arrive que le chyle engendre un peu de bile. {b} Nous avons non seulement prouvé que le chyle se sépare nécessairement de la bile lors de toute coction du sang, mais aussi que son origine naturelle est différente de ce qu’on pense communément].


  1. Ni salés ni acides, et volontiers sucrés.

  2. Propos repris ici par Thomas Bartholin.

Vnote Patin 2/66 pour une définition du tempérament bilieux.

7.

Pylorus Rector [Le Pylore est le recteur (de la digestion)] est le 32e des 68 traités contenus dans l’Ortus Medicinæ [la Naissance de la médecine] de Jan Baptist Van Helmont. {a} Thomas Bartholin se référait aux § 24‑25, page 231 :

Gallus noster biennio furfures et avenam mane pro more esitat : sub vesperum verò recusat cubare consuetis baculis, humi cubat ac cibum sequenti manè aversatur : vertiginosus lateratim decurrit ac retro sæpè concidit. Tandem cristam atque frontem durius in terram quatit ; moriturque ante meridiem. Per dissectionem vero, reperti sunt aliquot minores silices, non quidem in priore sacco, sive stomacho : sed in interiore atque vero stomacho. Major autem silex Pylorum clauserat, qui silice minor spem transeundi obtruncarat. Etenim nec ulla alia causa tantæ vertiginis, ac insolitæ mortis reperta fuit : nisi quod Pylorus, quia vi et se invito, clausus loco coctionis, porraceum liquorem supra silicem majorem confecerat. Qui sane non è felle venisse, eo potuit, cum è felle per duodenum, intra stomachum felli advenienti silex transitum præclusisset. Ergo viridis porraceusque ille liquor natus est in stomacho, vitio occlusi Pylori.

[Depuis deux ans, notre coq avait eu pour habitude de manger chaque matin du son et de l’avoine ; mais un soir, il se tint sur le sol au lieu d’aller dormir sur son perchoir coutumier, et le lendemain matin il refusa de se nourrir ; comme pris de vertige, il ne courait pas droit et tombait souvent ; enfin, la crête rabattue sur le front, il se mit à frapper très rudement le sol et mourut avant midi. À la dissection, on trouva quelques graviers qui n’étaient pas logés dans sa première poche, ou gésier, mais bien à l’intérieur de son estomac ; un gros caillou en avait obstrué le pylore et, sans grand espoir de pouvoir le franchir, il avait provoqué la mort de l’animal. La seule cause qui expliquât ce grand état vertigineux et ce trépas insolite était que, le pylore étant involontairement forcé à demeurer fermé, au lieu d’aliments digérés, il s’était accumulé un liquide porracé {b} au-dessus du gros caillou. Ce ne pouvait sûrement pas être de la bile, car le caillou l’aurait empêchée de remonter du duodénum dans l’estomac : c’était donc l’occlusion du pylore qui y avait provoqué la formation de ce liquide verdâtre et porracé]. {c}


  1. Édition d’Amsterdam, 1648 ; v. note [9], première Responsio de Jean ii Riolan, 3e partie pour Van Helmont.

  2. De couleur verdâtre, tirant sur celle du poireau.

  3. Contre l’avis formel de Van Helmont, Thomas Bartholin affirmait ici qu’il s’agissait de bile élaborée dans l’estomac (ce qui est devenu parfaitement aberrant).

8.

V. note [5], lettre de Thomas Bartholin à Johann Daniel Horst (1655), pour le passage de ses essais « sur la Reproduction des animaux » concernant la nutrition du fœtus, où il cite Hippocrate et parle du liquide amniotique (colliquamentum).

Le rapport entre la bile du fœtus et le coq de Van Helmont est des plus nébuleux, même en y ajoutant ce passage d’Harvey, tiré de son essai 55 (pages 233‑234), De ordine partium in generatione, ut ex observatione constat [Essai 55. Sur l’ordre de la formation des parties (chez le poulet) selon ce que montre l’observation] :

Sub hæc tempora, rostri apex, et ungues albissimi emergunt : simúlque, in ventriculi cavitate, materia chylosa ; in intestinis, excrementum quoddam conspicitur, et hepati jam inchoato fel viride adnectitur. Quibus clarè patet, aliam aliquam concoctionem, alimentique præparationem (quarum hæc sunt excrementa) et nutritionem fieri, quàm per venam umbilicalium propagines : subitque meritò dubitatio, quomodo bilis (secundæ coctionis excrementum) jecoris operâ à reliquis humoribus secerni queat ; cùm ipsamet eodem tempore unà cum jecore nascatur ?

[C’est alors qu’apparaissent la pointe du bec et les griffes, parfaitement blanches, en même temps que la matière chyleuse dans la cavité de l’estomac, qu’on voit des fèces dans les intestins et que de la bile verte se lie au foie qui est déjà ébauché. Cela montre clairement que se font une coction et préparation de l’aliment (dont ces matières sont les excréments) autres que celles qui ont lieu dans les branches des veines ombilicales. {a} Il y a raisonnablement lieu de se demander comment le foie peut séparer la bile (qui est un excrément de la seconde coction) des autres humeurs, quand nous la voyons apparaître en même temps que ce viscère].


  1. V. notule {f}, note [17], première Responsio de Jean ii Riolan, 5e partie, pour la manière dont Harvey concevait les fonctions des veines ombilicales.

a.

Page 60, thomæ bartholini de lacteis thoracicis historia anatomica.

CAP. XVII.

Hepar ulterius vindicatur.

Hepati purpuram detracturus Pecquetus, quia ad
sangvinis elaborationem minus judicavit idone-
um, ne nobile viscus à Natura frustra conditum
existimaremus, alia munera illi assignavit. Tres
ejus sunt, si illi credimus, usus. Primus, ut sit Transcola-
torium sanguinis à bile, sicut lien acidi succu, renes seri, etc.
Alter, ut pistilli vicem gerat molis gravitate, in extru-
dendo chylo ex ventriculo. Tertius, ut calorem ventriculi
elixatione subministrer. Omnia faciles {a} largimur, si nobis
æqvè fuerit benignus. Principem actionem hepatis me-
ritò addimus, chylum aliqvem sive crassum sive tenuem
in sangvinem concoqvere, qvod ex dissectis apparet, et
lactearum venarum insertione, frustranea alioqvin futu-
ra. Sed de hac actione hepatis superius actum majori stu-
dio, et saxum illud jam plurimi volverunt. Qvod si dili-
gentior cura aliter rem invenerit, experientiæ lubens
fasces submittam, supereritqve mihi ad veniam regressus
velut emendaturo si aliqvid hac parte fuerit à me pecca-
tum. Præterire non possum ejusdem Pecqveti de Bile ge-
nerationem. Ut securius hepar in triumfum ducat, bi-
lem omnem à sanguine in hepate segregat, tanqvam se-
cundæ coctionis, non primæ ex chylo, excrementum.
Intererat gloriæ ejus et damnati à se hepatis, hanc lacini-
am novæ tunicæ assuisse. Ante Pecqvetum iisdem ferè ra-


  1. Sic pour : facile.

b.

Page 61, thomæ bartholini de lacteis thoracicis historia anatomica.

tionum momentis, Aristoteli consonus bilem impu-
gnavit Conringius, Medicus et Polyhistor magnus de Gen.
Sang.
cap. 15. 16. 17. Contrarius qvidem ipse sibi vide-
tur Pecqvetus cap.12. de Mot. chyli p.86 ; nescio an typo-
graphi vitio : probaturus enim transcolatorium jecino-
ris munus, negat bilem secundæ coctionis esse excremen-
tum. Hinc si primæ erit, jam recta ex lacteis se-
gregabitur. Credo tamen errasse typothetas, qvum pag.
seq. secundam coctionem probet. Qvidqvid sit, confun-
dit bilem excrementitiam cum alimentari, {a} hæc in toto
est sangvine calidiore, at illa in hepate ex chylo separatur.
Si hoc minus arrideat, bilem excrementitiam utroqve lo-
co excerni, fortasse placebit magis. Bilis enim ex chylo
calidiore secernitur in hepate, iterum per Cæliacam arte-
riam alia cum sanguine venit à calidiore corde et partibus
generata. Unde duplex bilis meatus in jecore, alter cras-
sioris, cholidochus, alter tenuioris, cystis ; qvemadmo-
dum serum sanguinis partim per sudores, partim in peri-
cardium, pilos, partim deniqve per arterias emulgentes ad
renes expurgatur. Ita in negocio nostro, hepar separat
bilem ex chylo qvem concoqvit, et ibidem alia bilis ex
sangvine deponitur, qvi ex chylo altero per Pecqveti du-
ctus thoracicos apportato, in corde fuit confectus. Cibi
dulces, pingues, calidi et sicci in chylo sæpissimè bilem
relinqunt, {b} præsertim si jecur plus justo caleat. Negare hæc
non debet Pecqvetus, qvia qvotidie id biliosi experiun-
tur, et concedit sæpe laudatus merito suo Conringius fin.


  1. Sic pour : alimentaria.

  2. Sic pour : relinqvunt.

c.

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c.15. Expertus est in gallo Helmontius, tr. Rect. Pyl. §.24.
bilem clauso pyloro et objecto silice in ventriculo confe-
ctam, qvi non potuit ex hepate ejusve vesicula venisse,
qvum intra stomachum felli advenienti silex transitum
præclusisset. De felle in fœtu jam satisfecit {a} Hippocrates et
Harvejus, qvi chylo seu colliquvamento nutriri probarunt.


  1. Sic pour : satisfecerunt.


Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Texte. Thomas Bartholin, Historia anatomica sur les lactifères thoraciques (1652), chapitre xvii

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(Consulté le 09/12/2025)

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