Texte
Thomas Bartholin
Hepatis Exsequiæ
[Funérailles du foie] (1653)  >

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Après la découverte des vaisseaux lymphatiques, les funérailles du foie[1][1][2]

Nous devons reconnaître les mérites des grands hommes qui ont soutenu le fardeau de la république avec honneur pour eux-mêmes et profit pour le plus grand nombre, en conservant le souvenir des hauts faits qu’ont accomplis ceux à qui la nature a refusé l’immortalité. Nous acquitterons volontiers notre devoir de respect et de gratitude envers le foie, qui était encore tout récemment tenu pour le principal organe du corps humain. Ce sont pourtant ses funérailles qu’il faut aujourd’hui célébrer car la chute de son trône l’a contraint à choisir une situation de moindre prestige. Voilà bien des siècles, Aristote [3] l’avait menacé en tramant contre lui, mais la [Page 54 | LAT | IMG] sagesse de Galien [4] et de tous ceux qui l’ont suivi avait écarté le danger, si bien que le foie est demeuré sain et sauf jusqu’à notre siècle, où les grands souverains ne sont pas à l’abri de la ruine. [2] En découvrant les lactifères thoraciques qui gagnent la veine axillaire, [5][6] Pecquet [7] a privé le malheureux foie de la sanguification car il n’a observé aucune veine lactée qui s’y rende, [8] ce qui a aussitôt entraîné le trépas de ce glorieux viscère. [9] Maints complices se sont joints à sa conspiration, mais pour ma part, je n’ai pas voulu décider à la légère de jeter ce vieil organe par-dessus le pont, [3] et me suis démené en divers sens pour lui conserver son antique gloire. J’ai d’abord réparti la fabrication du sang entre le foie et le cœur, [10] parce que j’avais vu les lactifères qui montent au cœur, mais aussi quelques-uns gagner le foie : [11] nul en effet ne peut nier et tous ceux qui ont soigneusement disséqué des animaux [12] [Page 55 | LAT | IMG] ont vu de fins rameaux pénétrer dans le foie ou en sortir ; il est toujours possible de démontrer leur existence et je suis étonné que ses récents adversaires continuent à la mettre en doute. S’ils ne sont pas lactés et s’ils n’introduisent rien dans le foie, il faudra leur donner un autre nom, leur trouver une autre fonction, mais ne pas les nier globalement sous prétexte qu’on ignore leur trajet et leur utilité. J’avais donc toujours observé ces quelques vaisseaux autour du foie et les avais jusqu’alors légitimement tenus pour des lactifères distribuant le chyle, qui va en partie au foie et en partie au cœur, en attendant qu’une faveur de la nature m’ait autrement convaincu. Les ayant tout récemment observés à Copenhague en éviscérant soigneusement des animaux et en cherchant à savoir [Page 56 | LAT | IMG] ce qu’étaient ces grêles vaisseaux, où ils allaient et quelle était leur fonction, sans vouloir rester obstinément attachés à l’ancienne opinion, ni respecter bien longtemps les fonctions chancelantes d’un foie voué à l’abandon. Nous avons ainsi découvert que ces vaisseaux proches du foie étaient d’un genre particulier et les avons appelés lymphatiques à cause du liquide aqueux qu’ils contiennent : [13] ils le transportent du foie au réservoir du chyle [14] car, quand on y place une ligature, ils enflent en amont, du côté du foie, et s’affaissent en aval ; [15] leur contenu est identique, par sa substance, sa couleur et sa fonction, à celui que nous avons précédemment découvert ailleurs, dans les membres et le bas-ventre. La nouveauté de cette invention a fait perdre au foie tout espoir de demeurer le lieu de la sanguification, contre ce qu’on avait unanimement rabâché pendant tant de siècles, et de pouvoir le maintenir dans son opulence. [16] J’ai certes déploré le revers qu’endurait un viscère qu’on a naguère glorifié, mais ai fait tout mon possible pour le consoler en invoquant la fragilité du sort humain et les caprices imprévisibles de la [Page 57 | LAT | IMG] glissante fortune. Je l’ai invité à considérer courageusement que le destin se montre avare à l’égard des plus grands héros ; qu’il leur faut monter et décliner, naître et mourir ; que tous les hommes viennent au monde pour le quitter un jour ; que telle est l’immuable loi du déclin que connaissent tous les empires, et que la disparition des républiques est fixée d’avance ; qu’il se contente, pour son immortelle gloire, de la souveraineté qu’il a méritée et obtenue pendant tant de siècles, grâce aux suffrages des meilleurs auteurs et à l’ignorance de maints autres. Le voilà rabaissé à la principale fonction d’extraire la bile, [17] mais qu’il n’aille pas la vomir sur moi en me tenant pour responsable de sa royauté renversée : qu’il s’en prenne donc aux dieux et aux présages qu’on a récemment vus dans le ciel, car

      Nunqvam spectatus cœlis impune Cometes ; [4][18]

à la nature, qui méconnaît le devoir de [Page 58 | LAT | IMG] déférence ; aux pecquétiens qui, sans juste motif, ont dernièrement fomenté la rébellion. Quant à moi, je n’oublie pourtant pas l’antique vénération due au tout-puissant maître qui a régné sur notre abdomen pendant deux fois huit siècles ; et pour qu’il ne soit pas mené au tombeau incognito et sans panégyrique, j’ai rédigé cet éloge funèbre, en ultime témoignage public de dévotion : [Page 59 | LAT | IMG]

« Arrête-toi, voyageur, devant ce tombeau où est enfermé le foie, premier cuisinier et arbitre de ton corps, qui a enseveli quantité de gens. Des générations d’hommes le connaissaient, mais il était inconnu de la nature. Parce que la majesté d’un nom l’avait affermi dans l’opinion et lui avait conservé sa réputation de dignité, il a cuit si longtemps que lui-même et son pouvoir sanguinaire ont fini par être entièrement digérés. Éloigne-toi sans foie, voyageur, concède la bile au foie et prie pour lui afin de bien digérer sans bile. » [5]


1.

Phare de la tempête du chyle, ce texte est le dernier chapitre des Vasa Lymphatica [Vaisseaux lymphatiques] de Thomas Bartholin (Copenhague, 1653, v. note [25], Nova Dissertatio de Jean Pecquet, expérience i), dédiés à Joanni Riolano Maximo orbis et urbis Parisiensis Anatomico [Jean ii Riolan, le plus grand anatomiste du monde et de la ville de Paris].

Pour que les lecteurs de ses Opuscula nova anatomica (Paris, 1653, v. note [2], épître dédicatoire, Nova Dissertatio de Jean Pecquet) se rendent compte du scandale, Riolan leur a annexé la totalité de ce petit livre, sous le titre de Thomæ Bartholini Vasorum Lymphaticorum, Historia nova [Histoire nouvelle des vaisseaux lymphatiques de Thomas Bartholin].

Dans un article intitulé Remarks in the History of the absorbent system [Remarques sur l’histoire du système de résorption (de la lymphe)], le médecin américain Charles Delucena Meigs (1792-1869) a traduit en anglais fort enjolivé le latin très chancelant de Bartholin (Philadelphia Journal of the medical and physical sciences, nouvelle série, volume i, 1835, pages 303‑306).

2.

Parmi les convulsions politiques qui ont toujours secoué l’Europe, Thomas Bartholin pouvait avoir été récemment frappé par la décapitation du roi de Grande-Bretagne, Charles ier (février 1649), et par la Fronde (1648-1652), qui s’achevait après avoir mis la Couronne de France en immense péril.

V. notes [10], Experimenta nova anatomica, chapitre i, pour Aristote sur l’origine cardiaque du sang, et [5], première Responsio de Jean ii Riolan, 4e partie, pour Galien sur son origine hépatique.

3.

V. note [19], Brevis Destructio, chapitre ii pour l’antique coutume romaine de jeter les vieillards par-dessus le pont du Tibre, ce qui leur valait le nom de depontani senes.

4.

« Jamais on ne contemple sans effroi une comète dans les cieux » ; Claudien, {a} De Bello Getico [La Guerre contre les Gètes] vers 243 :

Et nunquam cælo spectatum impune cometen.

[Et jamais on ne contemple sans effroi une comète dans le ciel]. {b}


  1. Vnote Patin 10/138.

  2. La superstition populaire a longtemps fait croire que les comètes annoncent de grands malheurs. L’une d’elles était apparue dans le ciel d’Europe en décembre 1652 et janvier 1653 (vnote Patin 17/307).

5.

Dans l’enthousiasme de la double découverte des lactifères thoraciques et des lymphatiques hépatiques, Thomas Bartholin ôtait au foie la couronne de la sanguification pour en honorer le cœur : le plus gros viscère du corps humain était relégué à des emplois subalternes, dont le principal était d’extraire la bile du sang. Longtemps tenue pour un progrès décisif de la science, cette déplorable aberration sidéra le monde savant et provoqua de vives protestations immédiates, dont celles de Jean ii Riolan et de Charles Le Noble dans les Observationes raræ et novæ (Paris, 1655). Guy Patin a déploré cet engouement précipité dans sa lettre du 29 juillet 1653 à Charles Spon (v. sa note [19]) : vide quo homines etiam eruditos abripiat studium novitatis [voyez à quoi l’ardeur de la nouveauté entraîne les hommes, même savants].

Parmi bien des fonctions vitales, la physiologie moderne attribue au foie celle de produire le plasma sanguin, et à la moelle osseuse celle de fabriquer les cellules sanguines, dont l’existence n’était pas même soupçonnée en 1655. Les funérailles du foie donnent un splendide exemple de l’abîme qui sépare l’identification anatomique des parties corporelles et la compréhension de leur fonctionnement.

a.

Page 53, thomæ Bartholini vasa lymphatica, chapitre viii

Post inventa Vasa Lymphatica, He-
patis Exsequiæ
.

Debemus meritis magnorum Vi-
rorum, qui onus Republicæ cum
laude sustinerunt et plurimo-
rum emolumento, ut quam Natura
immortalitatem denegavit, nos repeti-
ta memoria et rerum præclarè gesta-
rum recordatione præstemus. Quod
officij et pietatis opus hepati nostro
Reipubl. humanæ hactenus præsidi non
postremo, libenter solvemus. Ejus jam
funus effertur, quod è dignitatis suæ
solio detrusum, inferiorem conditionis
statum ex necessitate elegit. Minaba-
tur illi ante plurima secula Aristoteles,
et insidias struebat, qvas tamen pru-

b.

Page 54, thomæ Bartholini vasa lymphatica, chapitre viii

dentia Galeni et quotquot huic se ad-
dixerunt, declinavit, conservavitque se in
præsens tempus, quo magnis capitibus
ruina imminet, sartum tectumque. Ex inven-
tis enim à se lacteis Thoracicis ad axil-
larem corque tendentibus, Pecquetus mi-
serum hepar ab officio sanguinificationis
removit, quia ad hepar lacteas ferri nul-
las observavit, statimque in exitium vi-
sceris, laudati plures complices invenit
et conspirationis socios. Nolui ego ve-
teranum viscus de ponte levem ob cau-
sam dejicere, sed pro antiquitate ejus
et conservatione varia molitus sum.
Partitus sum munia cordis et hepatis
in opere conficiendi sanguinis, quia ad
cor lacteas thoracicas ferri observavi, et
ad hepar nonnullas. Ad hepar enim
vel ex hepate propagari ramulos exiles,

c.

Page 55, thomæ Bartholini vasa lymphatica, chapitre viii

negari non potest, et tot viderunt, quot
accuratè sectiones animalium institue-
runt. Monstrari semper possunt, mi-
rorque nuperos hepatis adversarios antea
visa in dubium vocare. Si lactei non
sunt, si ad hepar nihil deferunt, debe-
bunt aliud nomen indere, alium usum
designare, neutiquam in universum ne-
gare, cujus progressum et usum igno-
rabant. Igitur si qvidem vascula non-
nulla circa hepar semper observavi, ha-
ctenusque pro lacteis habui, jure justo,
donec aliud persuaderet. Naturæ favor,
chylum ad hepar partim distribui, par-
tim ad cor existimavi. Jam verò quia
primis nobis Hafniæ tam nuper licuit
esse oculatis, ut qvid sint vasa illa exi-
lia, unde progrediantur, qvem usum
præstent, in animantibus diligenter e-

d.

Page 56, thomæ Bartholini vasa lymphatica, chapitre viii

visceratis, investigaverimus, noluimus
antiquatæ ominioni obstinatius inhæ-
rere, aut labantes hepatis derelicti par-
tes diutius sequi. Vidimus qvippe va-
sa illa prope hepar, sui esse generis, à
contento liqvore Lymphatica nobis di-
cta, ex hepate ad Receptaculum aqvam
inferre, ligataque intumescere prope he-
par, adversa vinculi parte inariri, simi-
liaque esse et substantia et colore et con-
tentis et usu illis quæ ex artubus et in-
fimo ventre aliàs primi aperuimus. Hoc
invento novo spe omni sanguificati-
onis excidit tot sæculorum applausu
decantatum hepar, qvod ne salus ipsa
servaret amplius. Dolui qvidem vi-
ces laudati visceris, sed communi fra-
gilitatis humanæ solatio, et incertis lu-
bricæ fortunæ ludibrijs qvantum po-

e.

Page 57, thomæ Bartholini vasa lymphatica, chapitre viii

tui erexi, bono animo esse jussi, par
cum maximis Heroibus fatum versare,
esse vices crescendi et decrescendi, na-
tivitatis et exsequiarum, natos omnes
ad interitum destinari, et immutabi-
lem omnibus esse legem ut sint muta-
biles omnibus esse legem ut sint muta-
biles, fato omnium imperiorum vices
volvi, et præfinita Rerumpublicarum
esse decrementa : Ad laudem satis esse
et immortalitatem tot seculorum im-
perium meliorum suffragiis et pluri-
morum negligentia vel meruisse vel
obtinuisse. Bili separandæ prima-
riò siqvidem ablegatur, hanc non in
me eversi imperij et principatus au-
torem evomat, sed in superos, in cœli
omina nuper visa, quia

     Nunqvam spectatus cœlis impune Co-
metes
, sed in Naturam, quæ obsequij re-

f.

Page 58, thomæ Bartholini vasa lymphatica, chapitre viii

verentiam negat, sed in Pecquetianos,
qui sine justa causa seditionem nuper
moverunt. Ego interim antiquæ vene-
rationis memor, ne sine publico monu-
mento tot seculorum abdominis no-
stri Rector, ignotus jam busto infera-
tur, in perpetuam benè feliciterque per
bis octo secula administrati cruenti im-
perij memoriam, donec Panegyris con-
    datur, hanc ultimæ devotionis In-
        scriptionem
tumulo illius con-
                             secravi :

g.

Siste Viator, thomæ Bartholini vasa lymphatica, chapitre viii

Siste.   Viator.
clauditur. hoc. tumulo. qvi. tumulavit.
plurimos.
princeps. corporis. tui. cocus. et.
arbiter.
hepar. notum. seculis.
sed.
ignotum. naturæ.
qvod.
nominis. majestatem. et. dignitatis.
fama. firmavit.
opinione. conservavit.
tamdiu. coxit.
donec. cum. cruento. imperio. seipsvm.
decoxerit.
abi. sine. iecore. viator.
bilemq. hepati. concede.
ut. sine. bile. bene.
tibi. coqvas. illi. preceris.


Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Texte. Thomas Bartholin, Hepatis Exsequiæ [Funérailles du foie] (1653)

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(Consulté le 10/12/2025)

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