Article de Laura Capogna – Elève en 5e année en spécialité Arts graphiques-Livres au département des restaurateurs de l’Institut national du patrimoine
La Bibliothèque interuniversitaire de santé conserve dans ses réserves plusieurs exemplaires du célèbre ouvrage De Humani corporis fabrica. Il est considéré comme le premier traité d’anatomie moderne et est le fruit de seulement quatre années de travail d’André Vésale, médecin et anatomiste parmi les plus connus de la Renaissance.
Cet ouvrage rédigé en latin, langue du savoir, comprend de nombreuses illustrations du corps humain, allant de l’allure générale de corps (fig. 1 a) aux plus petits détails de son anatomie. De la première version publiée en 1543, la BIU Santé conserve un exemplaire. Elle possède également dans ses collections cinq exemplaires de la seconde édition de 1555.
L’un d’entre eux a fait l’objet d’un projet de conservation-restauration en partenariat avec l’Institut national du patrimoine (Inp), et c’est à l’occasion de sa restitution au sein des collections, après une longue absence, que nous avons jugé utile d’en relater les principales étapes.
Cet exemplaire nous est parvenu dans sa reliure d’origine (fig. 1 b), datée de 1558, à laquelle un soin particulier a été apporté lors de sa réalisation. En effet, les deux plats présentent un décor très riche occupant toute leur surface. Ce décor est composé d’encadrements rectangulaires de filets triples, un gras entouré de deux maigres.
Des figures bibliques s’insèrent en abondance dans la structure formée par cet encadrement. Parmi elles, on compte Saul, Lucrèce ou encore David (fig. 2 a). Cette richesse dans le décor est aussi visible sur les parties métalliques gravées et embouties (fig. 2 b). Le soin apporté à cette reliure est également visible à travers la complexité du façonnage des ais (plats en bois), notamment sur les chants.
L’arrivée de cet ouvrage au sein de l’atelier d’Arts graphiques-Livres de l’Inp est le fruit d’une longue collaboration entre les deux établissements. C’est au cours du premier chantier-école[1] effectué en 2008 au sein de la BIU Santé (alors nommée BIUM : Bibliothèque interuniversitaire de médecine) que cette pièce importante a été proposée pour restauration à Thierry Aubry, responsable de l’atelier. Compte tenu de l’état de l’ouvrage, il n’était pas envisageable d’en entreprendre le traitement dans les conditions d’un chantier-école, à savoir sur un temps court et en dehors d’un atelier équipé.
C’est pourquoi il a été décidé de faire venir l’ouvrage au sein de l’Inp. En effet, son état de conservation était très préoccupant et il était exclu de le présenter en exposition. Il n’était en aucun cas manipulable en l’état sans risques d’aggravation majeure des altérations présentes.
Les principaux dommages, imputables à un dégât des eaux survenu à la BIU Santé au cours des années 1980, ont touché à la fois le corps de l’ouvrage, la structure et le cuir de recouvrement. L’infestation du papier – par des micro-organismes – qui a suivi le dégât des eaux, a causé une très grande fragilisation ainsi que des taches et auréoles sur chaque feuillet (particulièrement sur les marges de tête) (fig. 3).
L’eau a eu également un effet dévastateur sur le cuir : rétraction, noircissement, forte réticulation et lacunes importantes sur les plats (fig. 4).
D’autres altérations relevées, n’ayant pour autant pas forcément la même origine, menaçaient fortement la conservation de l’ouvrage. Parmi ces dernières, l’on peut citer l’absence totale du dos, une grande fragilisation de la structure du livre, en particulier de la couture, les plats en grande partie détachés et cassés (plat inférieur), ainsi que des fentes du bois des ais (fig. 5).
Il était donc nécessaire d’intervenir sur la structure et le corps d’ouvrage afin qu’ils retrouvent une intégrité structurelle qui permettrait à nouveau sa manipulation et sa consultation sans risques.
A la suite d’un constat d’état, de l’établissement d’un diagnostic et de l’analyse des valeurs historique, d’usage et esthétique dont cet ouvrage est porteur, il a été décidé, en accord avec la BIU Santé, de réaliser un traitement minimaliste, plus particulièrement sur la reliure, visant à le stabiliser en conservant au maximum son aspect actuel. Cette approche permettait d’interagir le moins possible avec l’histoire particulière de l’ouvrage en offrant une certaine visibilité sur les matériaux et techniques de façonnage utilisés au milieu du XVIe siècle. Par ailleurs, un comblement complet des lacunes de la couvrure aurait provoqué une gêne visuelle par une trop grande présence de la restauration. En effet, les parties noircies et déformées du cuir d’œuvre n’auraient pas pu retrouver leur couleur et leur planéité d’origine. De ce fait, leur incrustation dans le nouveau cuir aurait eu un rendu esthétique peu satisfaisant. Ce comblement posait également la question d’une restitution totale ou partielle du décor, difficilement réalisable compte tenu de l’importance des lacunes.
Si une approche minimaliste était également de rigueur pour le traitement du corps d’ouvrage – il n’était par exemple pas envisageable de déposer la couture du XVIe siècle pour un traitement plus aisé –, 400 feuillets devaient être traités individuellement. Ce travail répétitif, qui n’aurait nécessité que quelques mois d’immobilisation chez un professionnel, ne pouvait pas être réalisé en continu par un ou plusieurs élèves dans le cadre de leur formation pratique à l’Inp[2], au risque pour eux de ne pouvoir compléter leur programme pédagogique. Il a donc été envisagé en deux étapes. La partie systématique du traitement du corps d’ouvrage, à savoir le comblement de lacunes et la consolidation du papier, a été envisagée comme un exercice pédagogique ponctuel sur près de 10 années, pour plusieurs promotions d’élèves restaurateurs. Le traitement structurel a, lui, été réalisé en deux temps. Les ais ont été traités dès leur arrivée à l’Inp en 2008. Leur remontage et le travail post-consolidation du bloc texte ont été réalisés par mes soins entre 2018 et 2019, au gré du calendrier scolaire.
La première promotion en charge de cet ouvrage s’est donc occupée, en 2008, de dépoussiérer soigneusement l’ouvrage dans sa totalité et de restaurer les deux ais en insérant des languettes d’un bois plus tendre que le bois d’œuvre et en les collant à l’aide de colle animale (fig. 6). L’ais inférieur, encore solidaire du corps d’ouvrage, a été déposé au préalable.
Les élèves ont ensuite consolidé la couture en posant une apprêture temporaire (collage de couches de papiers sur le dos) pour pouvoir traiter l’intérieur du livre sans trop solliciter la couture d’œuvre. Elles ont ainsi pu commencer le long travail sur le corps d’ouvrage en consolidant les déchirures et les parties fragilisées systématiquement par doublage à l’aide d’un papier japonais très fin (3,5 g/m2) et d’un adhésif dilué en phase alcoolique. Les lacunes, présentes sur pratiquement chaque feuillet, ont quant à elles été comblées à l’aide de papiers japonais pré-teintés et d’épaisseurs équivalentes au papier d’œuvre. A cette fin et en se basant sur les différentes nuances de couleur du papier d’œuvre, les élèves ont préparé des papiers de comblement en sélectionnant des teintes moyennes pour ne pas rendre le traitement trop chronophage.
En 2018, j’ai fini le comblement et la consolidation du papier et donc pu entamer la dernière phase de la restauration en posant une nouvelle apprêture sur le dos, définitive cette fois. Elle permet de ne pas trop solliciter les supports de couture lors de l’ouverture du livre. J’ai refixé les restes de l’ancienne apprêture en parchemin par-dessus (fig. 7 b), non pas tant pour leur fonctionnalité que pour les laisser sur l’ouvrage, à la manière d’un ré-enfouissement préventif pratiqué en archéologie : il est toujours préférable de laisser ou de remettre en place tous les éléments constitutifs d’un objet, plutôt que de les restituer de façon séparée.
Après une mise au ton des parties consolidées à l’aide d’aquarelles et de peintures acryliques, j’ai remonté les ais sur l’ouvrage comme à l’origine, et j’ai confectionné une coque rigide en papier japonais que j’ai fixée sur quelques millimètres aux ais (fig. 7 c). Elle permet de contrôler l’angle d’ouverture de l’ouvrage et protège ainsi la couture. Afin de ne pas rendre la restauration trop visible, j’ai collé plusieurs couches de papiers japonais fins de différentes teintes permettant ainsi d’imiter l’aspect et le relief du cuir.
Avant la dernière étape de conditionnement, j’ai mis à plat les parties de la couvrure le nécessitant, avant de les refixer par un collage à l’aide d’un pressage fort mais contrôlé. J’ai posé des bandes de papier japonais sur tout le tour du cuir, à cheval sur le bois, pour éviter toute accroche lors de futures manipulations, limitant ainsi les risques de (re)soulèvement du cuir.
J’ai finalement réalisé un conditionnement sur mesure permettant un maintien optimal aussi bien pour un rangement à plat que debout avec des matériaux pérennes. Afin de limiter les risques de perte des défaits et ne pas augmenter l’encombrement total de l’ouvrage, j’ai intégré ces éléments dans la mousse de renfort pour qu’ils soient conservés avec l’ouvrage (fig. 8).
Cette restauration (fig. 9) conséquente et exceptionnelle dans le cadre de la formation au sein de l’Inp s’est étalée de manière intermittente sur 11 années et a impliqué de nombreuses promotions de 2008 à 2019 (à commencer par la promotion 2005-2010 jusqu’à la promotion 2016-2021[3]). Cet exemplaire du De Humani corporis fabrica a aujourd’hui retrouvé sa place au sein des collections de la BIU Santé et peut à nouveau être présenté aux visiteurs de la bibliothèque.
Fig. 9 (a) Plat supérieur avant et après restauration
(b) Dos avant et après restauration
(c) Plat inférieur avant et après restauration
Crédits photographiques : Fig. 1a – BIU Santé / Fig. 1b à 9 – © Inp
[1] Les chantiers-écoles sont réalisés tous les ans par les élèves sur une période de deux semaines. C’est l’occasion, pendant les trois premières années de la formation, de réaliser un chantier de conservation préventive, curative et de restauration dans les institutions.
[2] Les cours de pratique de la restauration sont dispensés les jeudis et vendredis au sein des ateliers de l’Inp sur les quatre premières années de formations. Le reste de la semaine est dédié aux cours théoriques d’histoire, de sciences ou encore de déontologie.
[3] Les étudiantes qui ont travaillé successivement sur ce projet sous la direction de Thierry Aubry sont Sandra Vez, Aurélie Martin, Marie Messager, Cindy Landry, Marie Poirot, Julie Tyrlik, Morgane Royo, Corinne Cheng, Isabelle Chavanne, Laury Grard, Ludivine Javelaud, Sara Mazet et Laura Capogna.
Bonjour
Je suis restauratrice de livres au centre de conservation du Québec. J’aimerais savoir quel est le traitement que vous avez effectué sur le cuir d’origine?
Merci
Bonjour,
Pour refixer le cuir, nous l’avons légèrement humidifié avec une fine couche de colle d’amidon de riz épaisse étalée au verso. Cette étape a permis de lui redonner une certaine souplesse et une planéité nécessaire à son refixage.
Une légère couche de colle a également été posée sur le bois afin de faciliter le collage. Après une quinzaine de minutes, une nouvelle couche fine de colle a été appliquée.
Des serre-joints, avec une interface en non-tissé de polyester, un buvard et une plaquette de bois de chaque côté (pour éviter de laisser des marques de serrage sur le cuir) maintenaient la planéité du collage le temps du séchage.
Laura Capogna
Mes plus vives félicitations aux restaurateurs pour le travail, exceptionnel, réalisé pour la restauration de cette belle reliure du XVIe siècle et de ce papier aussi dégradé. Cette équipe a réalisé un véritable sauvetage de l’ensemble de l’œuvre. Grâce aux compétences, au savoir-faire, au goût du beau de ces talentueux spécialistes, la Bibliothèque s’enrichit d’une » Fabrica » dans sa reliure d’origine ; après bien des vicissitudes, celle-ci retrouve enfin sa place au sein des collections anciennes. Lorsque les jours meilleurs reviendront, cette magnifique opération de conservation-restauration mériterait une présentation in-situ. En attendant, profitons du dossier remarquable et passionnant, mis en ligne. Avec mes chaleureux remerciements. Bernadette Molitor
Une superbe réalisation ! Et un réel plaisir de suivre pas à pas l’explication claire et passionnante des étapes de cette restauration d’exception. C’est un cas exemplaire qui démontre que la conservation du patrimoine est indissociable d’une valorisation du savoir-faire, de l’oeil et de la main.
Quel bel hommage rendu à un des fleurons du patrimoine !
Bravo à toutes celles qui y ont travaillé !
Jacqueline Vons,
traductrice de la « Fabrica »