Ce mardi 17 mars quelques minutes avant midi, nous étions quelques-uns à sortir par la porte du hall du 12, rue de l’École de médecine. Dans les deux heures précédentes, nous avions rangé quelques documents en cours de traitement, jeté des boîtes de petits gâteaux qui auraient pu tenter les rongeurs, vidé les réfrigérateurs, débranché des bouilloires et diverses machines électriques, fermé les portes, baissé les stores, vérifié la fermeture des fenêtres, arrosé quelques plantes à l’avenir compromis. Puis chacun est rentré chez soi au plus vite, sa première “attestation de déplacement dérogatoire” en poche, par des rues déjà plus vides que celles d’un dimanche du mois d’août, en espérant que tout irait bien dans la bibliothèque durant les semaines suivantes.
Seules les personnes chargées de la sécurité des bâtiments sont entrées dans les locaux depuis un mois. Ni lecteurs, ni bibliothécaires.
Y a-t-il eu d’autres longues fermetures dans l’histoire de cette bibliothèque? Lesquelles? Question de curiosité, qui est l’occasion d’une promenade dans le temps long, où il y a plus de données absentes que de connaissances d’ailleurs. Sans prétention, voici quelques jalons concernant l’histoire de nos fermetures (en ne parlant que du Pôle médecine et non du Pôle pharmacie).
« La » bibliothèque de 1395 à 2020
Rappelons de quel temps long il s’agit, et sous quelle multiplicité de noms et de réalités “la” bibliothèque y apparaît. Au long de plus de six siècles, il s’agit:
- des livres de la Faculté de médecine (connus par une première liste de novembre 1395),
- de la bibliothèque de la Faculté de médecine de Paris (ouverte au public le 3 mars 1746),
- de la bibliothèque de l’École de santé (1795, résultant pour commencer du rapprochement des collections de l’ancienne Faculté de médecine, de l’Académie et du Collège de chirurgie, de la Société royale de médecine notamment),
- puis de l’École de médecine (1796, un autre nom pour une même chose),
- puis à nouveau de la Faculté de médecine de Paris (décret du 17 mars 1808, qui dispose que “l’enseignement public, dans tout l’Empire, est confié exclusivement à l’Université”, dont les Facultés occupent le premier ordre),
- puis de la bibliothèque de l’ancienne Faculté de médecine de Paris (après la réorganisation des facultés de médecine en 1970, on n’a pas trouvé d’autre nom pour la désigner),
- puis de la Bibliothèque interuniversitaire C (1972; une structure trop complexe, qui n’a pas marché),
- puis de la BIUM (Bibliothèque interuniversitaire de médecine, 1979),
- puis de la BIU Santé (2011, après la fusion de la BIUM et de la Bibliothèque interuniversitaire de pharmacie ou BIUP),
- puis d’une partie de la Direction des bibliothèques d’Université de Paris (2019, résultat de la fusion de la BIU Santé et du SCD de l’université Paris Descartes).
La valse des identités n’est pas finie, puisque l’année 2021 verra la fusion de la Direction des bibliothèques avec le SCD de l’ex-université Paris Diderot.
Horaires, vacances
“Fermeture”, il faut aussi préciser ce que l’on entend par là. A diverses époques de son histoire longue, la bibliothèque a fermé pendant des périodes de vacances. Aujourd’hui ces vacances sont courtes: deux semaines l’hiver et pas de fermeture l’été au Pôle médecine. Mais sous l’Ancien Régime par exemple, la bibliothèque était fermée deux mois et demi l’été, comme la Faculté, entre le 30 juin et le « jeudi après la fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix » (14 septembre).
L’ouverture, en-dehors des périodes de vacances, est aujourd’hui la règle : actuellement, c’est tous les jours, onze heures par jour, de 9 heures à 20 heures sauf le dimanche et les jours fériés. Mais la bibliothèque de la Faculté de médecine, de son ouverture de 1746 jusqu’en 1792, ouvrait ses portes au public le jeudi après-midi, de deux heures ou deux heures et demie jusqu’à cinq ou six, selon la saison (conformément au statut qui fixait les devoirs du docteur-régent chargé de la bibliothèque); soit, si on compte bien, entre deux heures et demie et trois heures et demie par semaine…
On pourrait faire une autre fois l’histoire des ouvertures régulières, et donc des fermetures ordinaires, de la bibliothèque: ce serait un travail qui ne serait pas si facile, car les archives ne sont pas du tout complètes. Son interprétation pourrait être instructive: on aimerait comprendre par exemple comment les usagers des diverses époques se satisfaisaient (ou pas) de moments de lecture qui nous paraissent bien peu généreusement attribués.
Mais, dans la présente promenade, je n’ai cherché que les fermetures extraordinaires.
Les troubles de l’histoire
La bibliothèque a connu des fermetures qui sont liées aux troubles de l’histoire. La plus longue de toutes est due à la Révolution. C’est même plus qu’une fermeture, puisqu’il s’agit de la seule discontinuité radicale qu’a connue l’institution depuis le Moyen Âge.
Le 18 août 1792, la Faculté de médecine – comme les autres facultés – est supprimée. Sa bibliothèque est confisquée. A une date que j’ignore, les livres, qui se trouvaient au deuxième étage des anciennes Écoles de droit de la rue Saint-Jean-de-Beauvais furent déplacés, et stockés dans des “dépôts littéraires” (ces entrepôts où la Révolution a entassé les millions de livres des émigrés, des congrégations, des facultés, et dont la répartition a fait la richesse des bibliothèques publiques de France – dont la nôtre.) La bibliothèque de l’École de santé, qui hérita de toute la collection de la Faculté et de plusieurs autres, n’ouvrit officiellement ses portes que plus de trois ans plus tard, le 17 octobre 1795, dans le bâtiment où nous la connaissons toujours, et où elle occupa surtout, pendant près d’un siècle, la salle donnant sur la cour d’honneur qui s’appelle aujourd’hui “salle Landouzy”. (D’après Franklin, Recherches… p. 75, c’est seulement à partir de 1800 que la bibliothèque a été installée dans cette salle; il cite Fourcroy, dans un discours de 1800 [Séance de l’École de médecine de Paris du 23 vendémiaire an IX. Sans doute cote BIU Santé: 90957 t. 254 n. 12, je n’ai pu vérifier], qui se réjouit de son déménagement. La bibliothèque a passé les années précédentes dans la galerie qui se trouvait au-dessus de la colonnade, et qui donnait sur l’actuelle rue de l’École de médecine.)
La politique a valu à la bibliothèque une longue fermeture en 1822 et 1823. A la rentrée solennelle du 18 novembre 1822, un chahut accueillit le vice-recteur, l’abbé Nicolle. C’est qu’il représentait l’abbé Frayssinous, nommé par le roi à la tête de l’Université. Cette nomination d’un membre du clergé à cette place était perçue comme une provocation par une partie des étudiants. Or, le pouvoir cherchait une occasion d’épurer la faculté, parce que certains professeurs restaient fidèles à la mémoire du gouvernement impérial. Ce chahut lui en donna l’occasion. La Faculé fut « supprimée » deux jours plus tard par ordonnance. C’est en février 1823 qu’une autre ordonnance la recréa, en mettant en retraite onze professeurs, parmi lesquels d’ailleurs Moreau de la Sarthe, professeur-bibliothécaire. Le 10 mars, la faculté rouvrit officiellement, lors d’une séance qui eut lieu dans la salle de la bibliothèque. Donc au terme d’une fermeture de près de quatre mois, la seconde plus longue de l’histoire pour la bibliothèque jusqu’à présent, et la seconde qui fut due à une suppression pure et simple de l’institution.
Les bouleversements successifs du XIXe et du XXe siècles se sont-ils accompagnés de périodes de fermeture? Les journées de 1830, de 1848, la guerre de 1870, la Commune, ont-elles perturbé le fonctionnement de la bibliothèque? Le contraire serait étonnant, mais je n’ai pas trouvé d’éléments déterminants dans les périodiques ni dans les livres que j’ai sous la main. Des indices indiquent tout de même de sérieuses perturbations à la Faculté de médecine en 1870 et 1871: des étudiants parisiens sont allés passer leurs examens à Montpellier ; l’ouverture des cours du second semestre a été retardée jusqu’à la fin mars 1871 (au moins.)
Durant les deux guerres mondiales, la bibliothèque a semble-t-il continué de fonctionner, avec des horaires réduits: de l’avantage de commencer les guerres pendant les vacances universitaires; cela permet aux bibliothèques de s’organiser pour ouvrir à la rentrée.
En revanche en mai 1968, la bibliothèque a été fermée, comme tous les établissements universitaires. Le personnel, se souvient notre collègue Janine Samion-Contet dans sa chronique de la bibliothèque, entrait dans le bâtiment avec un laissez-passer. Je ne sais dans quelle mesure (faible, j’imagine?) le fonctionnement interne de la bibliothèque a été touché par les grèves.
Hormis la Révolution donc, l’épisode de 1822, et peut-être 1870-71, les grands événements n’ont pas ou n’ont guère empêché les lecteurs de venir à la bibliothèque.
Les bâtiments
L’histoire des bâtiments a provoqué quelques fermetures, dont deux sont vraiment notables.
Ouverte à partir de 1746 rue de la Bûcherie, la bibliothèque a connu la décrépitude de ces lieux où la Faculté de médecine vivait depuis le XVe siècle. La Faculté de médecine, dans la misère, se vit attribuer les anciennes Écoles de droit, rue Saint-Jean-de-Beauvais, pour remplacer ses locaux qui menaçaient ruine, et elle y déménagea en 1775. On sait par les Commentaires (ces registres manuscrits où les doyens de la Faculté de médecine ont tenu le journal de leurs décanats de 1395 à 1786) qu’en conséquence de ce déménagement l’ouverture de la bibliothèque ne se fit pas cette année-là à la date habituelle.
La bibliothèque s’est installée rue Saint-Jean-de-Beauvais dans les locaux du second étage en 1776. Y a-t-il eu un service provisoire entre septembre 1775 et cette date ? On l’ignore.
Après la Révolution et sa refondation, la bibliothèque a occupé l’actuelle salle Landouzy sans discontinuer depuis 1800, en servant dans des conditions de plus en plus difficiles un public de plus en plus nombreux. La Faculté, à l’étroit, ne parvint qu’après des décennies d’effort et d’attente à s’agrandir et, notamment, à mieux loger sa bibliothèque. Le projet retenu, celui de Léon Ginain, ne fut réalisé qu’avec beaucoup de délais. C’est le 4 décembre 1891 que, sans tambours ni trompettes, la grande salle que nous connaissons fut ouverte au public; apparemment cette ouverture ne fut pas précédée par une fermeture notable (il avait bien fallu pourtant déménager les collections?)
Mais ce nouvel aménagement ne fut pas longtemps suffisant: il fallut, en 1908, rehausser le plancher de la salle de trois mètres afin d’aménager, au-dessous, un vaste magasin capable, pour un moment plus court qu’on ne l’avait espéré, de stocker des collections dont l’accroissement se faisait avec une rapidité considérable. Et cette fois, pas moyen d’éviter une fermeture! Elle ne dura pourtant que du 1er juillet au mardi 3 novembre à 11 heures du matin. On peut juger ce délai court, vu l’ampleur des travaux qui furent effectués. C’est que la Faculté tournait à plein régime et que la bibliothèque recevait un public nombreux, à cette période où la médecine parisienne était au sommet de sa gloire.
La phase de grands travaux suivante eut lieu après la seconde guerre mondiale, de 1949 à 1952 pour l’essentiel: réalisation de la mezzanine où se trouve la “salle d’actualité” (qui fut d’abord la salle des périodiques), grands aménagements de magasins (côté Saint-Germain), réalisation du troisième étage de galeries aux murs de la salle de lecture. D’après Janine Samion-Contet (qui les a vu faire), ils furent réalisés “sans pour cela suspendre, dans la mesure du possible, l’activité de la Bibliothèque”.
Il n’y eut apparemment pas davantage de fermeture notable lorsque, en 1962, la bibliothèque put réaliser huit étages de magasins et une salle de réserve pour ses livres les plus rares et précieux, au bord de la rue Hautefeuille, grâce au départ de laboratoires vers la rue des Saints-Pères, et grâce à la démolition d’un immense amphithéâtre.
Les autres fermetures dont nous avons connaissance ont été brèves, et anecdotiques. En 1497, nous apprend Franklin, un vol de livres valut à son auteur trois mois de prison (c’était le bon temps) et à la bibliothèque une fermeture dont on ignore la durée. Un peu plus tard on acheta le nécessaire pour enchaîner les livres au bureau où on les consultait. (Par parenthèses, je ne crois pas avoir lu d’autres indications au sujet d’un local de bibliothèque médiéval, sinon un très étrange règlement en vers qui est édité par Sabatier dans ses Recherches historiques sur la Faculté de médecine de Paris (1837) et aventureusement daté par lui de 1395. Il y avait quelque chose comme une salle de bibliothèque en tout cas.) Telle inondation, ou très récemment telle manifestation commerciale, ou telle émotion politique, ont conduit à des fermetures ponctuelles dont, quelques années après, on peinerait à retrouver la trace.
Au fil des siècles, deux ou peut-être trois fermetures ont été aussi longues que celle que le SARS-CoV-2 nous inflige à tous: celle, de durée inconnue, qui a accompagné le déménagement de 1775; celle qui a suivi la suppression de la Faculté en 1792; et celle qu’a imposé le réaménagement complet de la grande salle de lecture en 1908. Peut-être 1870-1871 ont-elles aussi été perturbées, il faudrait trouver plus d’éléments.
Remarquons pour finir que cette fermeture est la première où la bibliothèque est capable d’offrir un service significatif en ayant portes closes, grâce à la documentation numérique et au télétravail. Profitez-en. Pendant la fermeture la bibliothèque reste à votre service.
Jean-François Vincent
16 avril 2020 (mis à jour le 7 mai 2020)
avec l’aide de Carine Fréard, BIU Santé,
et le précieux concours de Juliette Jestaz, conservatrice à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris
Références
Commentaires de la Faculté de médecine de Paris
Cotes: Ms 1 à Ms 24
En ligne pour une large part dans Medica: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?ms00001_00024
Bermingham, Michel.
Traduction des statuts des docteurs-régens de la faculté de médecine en l’université de Paris
Paris : Depoilly , 1754.
Cote : 90958 t. 62 n° 3.
Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?90958x62x03
Sabatier, J.C.
Recherches historiques sur la Faculté de médecine de Paris, depuis son origine jusqu’à nos jours. Paris, chez J.B. Baillière, 1837.
Cote : 39659.
Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?39659
Corlieu, Auguste.
L’ancienne faculté de médecine de Paris
Paris : V. Adrien Delahaye et Cie, 1877.
Cote : 34729.
Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?34729
Corlieu, Auguste.
Centenaire de la Faculté de médecine de Paris (1794-1894)
Paris : Imprimerie nationale, 1896.
Cote : 9858.
Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?09858×01
Franklin, Alfred.
« La Faculté de médecine »
In : Histoire générale de Paris : les anciennes bibliothèques de Paris, 1867-1873, pp. 13-65
Cote : 8880.
Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?08880
Franklin, Alfred.
Recherches sur la bibliothèque de la Faculté de médecine de Paris
Paris, Aubry, 1864.
Cote : 350508.
Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?350508
Hahn, André; Dumaître, Paule; Samion-Contet, Janine.
Histoire de la médecine et du livre médical à la lumière des collections de la Bibliothèque de la Faculté de médecine de Paris
Paris, Olivier Perrin, 1962
Samion-Contet, Janine.
La bibliothèque de la Faculté de médecine de Paris : 1733-1970
Paris, Biblitohèque interuniversitaire de santé, 2017
Cote: HM Bibl Med 8
Guides de l’étudiant dans Medica (20 titres numérisés)
https://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?intro=guideetu
Périodiques numérisés dans Medica
https://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/periodiques.php
En raison du confinement, je n’ai pas pu consulter la thèse d’André Hahn, La bibliothèque de la Faculté de médecine de Paris : aperçu historique de son développement et de son fonctionnement dans ses rapports avec l’évolution des sciences médicales et biologiques suivi d’un index complémentaire de bibliographie médicale (1929), mais le travail récent de Janine Samion-Contet y a largement recours. Je n’ai pu consulter aucun document d’archive non numérisé.