Je ne puis assez louer votre respect et votre culte de l’ancienne médecine, tels qu’ils m’apparaissent dans votre savant opuscule sur les veines lactées thoraciques, [2][3] où vous rendez au foie sa charge de fabriquer le sang, [4] mais que Pecquet [5] et deux médecins de Paris qui le soutiennent, Mentel et Mercenne [6][7] s’efforcent fort insolemment de lui arracher. Horrible attentat contre l’honneur de la Faculté de Paris, hélas pire encore que l’approbation de l’antimoine qui y provoque aujourd’hui de vaillants combats ! [1][8]Le foie a détenu cette prérogative depuis le commencement du monde et la création d’Adam, [9] il est inique, pour ne pas dire impie de lui contester aujourd’hui une propriété que tant de siècles lui ont confirmée. Des sanctions pontificales et impériales ont interdit qu’on s’empare de ce qui appartient depuis longtemps et indubitablement à autrui ; et ce qu’a dit Valentinien Auguste [10] est digne d’un prince : Quis ferat institui iurgia, quæ aui proauique nesciuerunt ? quænam alia improbum litigatorem tam valida [Page 31 | LAT | IMG] defensio submovebit, si neque sæcula in infinitum non defendunt ? [2][11] J’y ajouterais Sénèque : Id verum est, in quo plurimæ gentes consentiunt. [3] Vous avez pourtant rétabli le foie dans ses droit et fonction sur des arguments si solides et incontestables qu’il n’y a plus à mettre cela en doute. J’y ajouterai encore que le cœur ne peut être le premier de tous les organes du corps s’il ne s’acquitte que d’une seule fonction, puisqu’Aristote dit au premier livre des Politiques : « La nature ne fabrique rien qui ressemble au glaive que forgent les artisans de Delphes ; parcimonieuse, subtile et modeste, chaque chose qu’elle fait n’est destinée qu’à un unique usage ; tout instrument n’est absolument parfait et complet que s’il n’assure qu’une seule fonction, et non plusieurs à la fois. » [4][12] Je démontrerai cela avec les exemples du cœur et du foie : le cœur ne peut et ne doit être le premier organe du corps s’il n’est pas investi d’une fonction unique, qui est d’attirer sans relâche le sang venu du foie, son tout proche voisin, pour le rendre artériel en usant de sa propre chaleur innée, [13] laquelle est engendrée et nourrie par son mouvement perpétuel de dilatation et de contraction ; [14] le cœur attire ainsi le sang des veines et l’échauffe aussitôt, puis le chasse dans tout le corps par les artères, pour maintenir et alimenter la chaleur de sa périphérie ; et pour que le cœur batte sans relâche et accomplisse cette unique action, il est nécessaire que le sang y circule jour et nuit. La sanguification appartient exclusivement au foie. [15] Dans son vestibule, c’est-à-dire dans la veine porte, [16] s’opère manifestement la séparation de la bile [17] et de l’humeur mélancolique [18] fournies par les organes dont la fonction est d’attirer à eux les humeurs excrémentielles ; et c’est ainsi que seule la partie pure et louable du sang accède à la substance hépatique, qui la digère et [Page 32 | LAT | IMG] la prépare à l’intention du cœur. Il est donc inepte et ridicule de ne confier au foie que la charge d’extraire la bile du sang qui y pénètre, à laquelle Bartholin [19] a récemment ajouté, avec le soutien de Pecquet, [20] celle de recueillir des eaux pures et douces pour les déverser dans le réservoir lacté [21] qui les conduit dans le cœur ; en sorte que le foie attirera à lui et retiendra diverses substances, à la fois fort amères et douces, et les éliminera en empruntant diverses voies. Le cœur sera donc le chef cuisinier, et le foie son vivandier ou échanson, qui lui sert à boire pour vider les lactifères. [5][22][23]
Tout en écrivant ces lignes, un autre argument non négligeable me vient à l’esprit : le réservoir du chyle, [24] entouré de sa très fine membrane, est placé entre les deux reins ; or ceux-ci, en raison de l’abondance de la graisse qui les environne souvent, sont exposés à d’importants gonflements qui dégénèrent en abcès, [25] que l’on guérit en y appliquant un cautère [26] que l’on enfonce jusqu’au rein ; ledit réservoir du chyle devrait donc s’en trouver gravement affecté, rongé et contaminé par le pus qui se répand entre les deux reins ; et pourtant, après qu’on a ainsi détruit leur réservoir, les malades guérissent et demeurent longtemps en vie. Aristote a décrit cette maladie et lui a donné le nom de περινεφρια, [27][28][29][30] et j’en déduis que la totalité du chyle est quotidiennement transportée dans le foie, sans qu’une goutte ne s’en insinue jusqu’au cœur. [6][31]
Néanmoins, noble Monsieur, vous destinez ces veines lactées à un autre usage, qui est probable et convient à mes propres conjectures : à savoir que le chyle homogène et débarrassé de ses impuretés est incorporé au sang dans le foie ; tandis que les veines lactées emportent le chyle plus délié jusqu’au cœur, où il se mêle au sang artériel ; [32][33] en sorte que ces deux organes rendent le chyle [Page 33 | LAT | IMG] pituiteux, soit la substance que le sang doit contenir pour nourrir maintes parties spermatiques, qui sont avides d’un tel mélange. [7][34] Hippocrate, au livre i de la Nature de l’homme, [35] et Galien en divers endroits écrivent pourtant que le sang, après s’être débarrassé dans le foie de divers détritus fort épais, demeure hétérogène, c’est-à-dire composé des quatre humeurs, de manière que chacune des parties de notre corps, dont la substance et le tempérament sont variables, trouve l’aliment qui lui convient ; et selon que l’une ou l’autre des humeurs s’est détachée de ce mélange et a prévalu sur les autres, apparaît telle ou telle maladie. Je ne rejette pas votre hypothèse, mais ne renoncerai pas à mes conjectures. [8][36]
Pour en venir à l’observation que vous avez recueillie sur les cadavres d’hommes bien nourris, comme il se doit, cinq heures avant leur pendaison, puis disséqués sans délai pour démontrer publiquement ces veines lactées mésentériques et thoraciques, j’admire et loue votre curiosité, que vous a permis de satisfaire le très impartial parlement de Rouen, qui est très attaché au bien public. [37] Votre description diffère de celle qu’a donnée Pecquet chez les chiens, [38][39] et bien plus encore de celle de Bartholin chez l’homme. [9][40][41][42] J’ai toute confiance en votre relation car je reconnais en vous un très habile opérateur, puisque vous avez mené la dissection de votre propre main, et une connaissance approfondie de l’anatomie. Vos deux canaux ont un trajet sinueux et se réunissent pour ne plus en former qu’un, à gauche, lequel s’éparpille en fins rameaux qui s’insèrent dans les deux axillaires, alors qu’il devrait être large à son extrémité, comme il l’est à son origine ; étant donné l’absence de force qui attire ou pousse le chyle de bas en haut, je ne crois [rien de ce que vous avez écrit sur le mouvement péristaltique [Page 34 | LAT | IMG] propre à ces canaux, [43] car il ne s’observe que dans les intestins charnus] ; [44] je n’admets pas qu’une grande partie du chyle monte vers les subclavières. [10][45] Je conviens que votre perspicacité anatomique est admirable et m’agrée plus que celle des autres ; je la juge digne d’une publication, afin que tous ceux qui se régalent des nouveautés reconnaissent la vérité de ce que vous avez soigneusement décrit. J’en témoignerai dans mes écrits et serai pour toujours votre parfait allié, en raison de nos idées anatomiques communes, que je n’abandonnerai jamais, et aussi longtemps que l’esprit m’animera la main, je serai toujours favorable à ce que vous entreprendrez.
Nec Deus intersit, nisi nodus vindice dignus
Inciderit. [11][46][47]
L’« opuscule » de Charles Le Noble était sa longue lettre à Jean ii Riolan, dont les première et seconde parties surprennent par la nouveauté et la pertinence de ses raisonnements et observations sur le mouvement du chyle. Riolan approuvait ici explicitement ce texte (mais avec des réserves, v. infra notes [10] et [11]), dont il favorisait la publication.
Au sein de la Faculté de médecine de Paris, la tempête engendrée par les observations de Jean Pecquet est restée bien moins longue, célèbre et virulente que la guerre de l’antimoine (v. note [2], lettre de Jacques Mentel).
Code Théodosien, {a} Legum novellarum Divi Valentiniani A. Liber i [Un livre des lois récentes du divin empereur Valentinien], {b} titre viii, De triginta annorum præscriptione omnibus causis opponenda [Prescription de trente années qu’on doit opposer dans toutes les causes] (avec variantes) : {c}
Quis ferat institui iurgia, quæ aui proauique nesciuerunt ? quæ alia improbum litigatorem tam valida defensio submouebit, si possessorem nec sæcula in infinitum transacta defendunt ?[Qui tolère que soient engagées des disputes que ni nos aïeuls ni nos bisaïeuls n’ont connues ? quelle autre défense aussi valide déboutera le demandeur si l’infinité des siècles passés ne protège pas le défendeur ?]
- Rédigé sur ordre de Théodose ii, et prédécesseur du Code Justinien : v. note Patin 10/736.
- Valentinien ii, empereur romain de 375 à 392, prédécesseur de Théodose ier, dit le Grand.
- Livre i, Impp. Theodosius et Valentinianus AA. Firmino PF.P. [Des empereurs Théodose et Valentinien à Firminus, préfet du prétoire], édition de Lyon, 1593, page 556.
« Le vrai est ce dont beaucoup de nations conviennent. » Je n’ai pas trouvé cela dans Sénèque, père comme fils, mais Cicéron a fait un éloge posthume banal de la locution Hunc unum plurimæ consentiunt gentes populi primarium fuisse uirum [Plusieurs nations conviennent que cet homme fut le premier de son peuple] (De Senectute, chapitre xvii).
Aristote, Politiques, livre i, § 5 : {a}
« C’est que la nature n’est pas mesquine comme nos ouvriers. Elle ne fait rien qui ressemble à leurs couteaux {b} de Delphes. Chez elle, un être n’a qu’une destination, parce que les instruments sont d’autant plus parfaits, qu’ils servent non à plusieurs usages, mais à un seul. » {c}
- Dans un propos aujourd’hui inacceptable sur l’infériorité de l’esclave et de la femme, mais que Jean ii Riolan avait en tête, si on en juge par la suite de son propos (v. infra note [5]).
- Le couteau d’Aristote est mieux choisi que le glaive de Riolan, qui ne sert guère de multiples usages. Dans son édition des Politiques, Charles Thurot {i} a inséré cette érudite note d’Adamantios Coray : {ii}
« Il n’est pas facile de deviner ce que c’était que ce couteau delphien, dont Aristote ne parle que dans ce seul endroit de ses ouvrages, et si le Δελφικη μαχαιρα est la même chose que l’instrument appelé Ξιφομαχαιρα par le poète comique Théopompe, comme l’a conjecturé Schneider. Quoi qu’il en soit, notre philosophe veut dire ici que la nature ne fait point de productions qui soient à plusieurs fins, comme les couteaux qu’on fabriquait à Delphes, ou comme les οβελισκολυχνια, dont il est question l. iv, c. 12, § 5 ; » {iii}
- Paris, 1824, pages 6‑7.
- Philologue et médecin originaire de Smyrne (1748-1833).
- « Outils à deux fins », pour les magistrats assurant deux fonctions dans les petits états, Ibid. note 1, page 290.
- Traduction de Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, 1874.
Les Vasa lymphatica de Thomas Bartholin (Copenhague, 1653) avaient convaincu Jean Pecquet d’admettre le mélange de la lymphe au chyle (v. sa note [25] de sa Nova Dissertatio, 1654, expérience i, point vii), mais il n’était pas parvenu à mettre en évidence les canaux qui conduisent la lymphe dans le réservoir du chyle.
En exploitant la contestable sentence d’Aristote sur l’incapacité d’un organe à assurer plusieurs fonctions majeures (v. supra note [4]), Jean ii Riolan concluait très justement que le cœur ne peut pas assurer celles du foie, pour en faire son simple esclave, réduit à produire la bile amère et la lymphe aqueuse ; mais il aimait mieux gloser sur ces allégories que développer les brillantes intuitions que Charles Le Noble avait exposées dans sa lettre sur les deux chyles et sur la sanguification hépatique.
V. note Patin 3/375 pour l’emploi des cautères dans la cure des abcès profonds. L’argument de Jean ii Riolan ne tenait pas debout car ceux qui étaient employés pour les abcès périrénaux étaient insérés par voie postérieure et, sauf à tuer le patient, ne pouvaient pas atteindre le réservoir placé sur la ligne médiane, devant les premières vertèbres lombaires, entouré de l’aorte et de la veine cave inférieure.
Aristote a employé le mot περινεφρα (périnéphra, « périnéphrite », mais périnéphria dans le texte de Riolan) au livre iii des Parties des animaux, chapitre ix, § 10‑12 : {a}
« Tous les animaux en général se trouvent bien d’avoir des rognons gras, et parfois ils en ont qui tout entiers sont remplis de graisse. Mais quand les moutons ont des reins ainsi développés, ils en meurent. Leurs reins ont beau être gras, il y a toujours quelque défaut, si ce n’est dans les deux, au moins dans le rein de droite. Ce qui fait que cette affection ne se produit que chez les moutons, ou du moins qu’elle se produit davantage chez eux, c’est que, dans les animaux qui ont de la graisse, la graisse est liquide, et par suite l’air n’y étant pas partout également bien renfermé y cause la maladie. Voilà ce qui produit la crampe et la convulsion, et comment chez les hommes qui ont une maladie des reins, il survient des douleurs mortelles, quoiqu’il soit bon que les reins engraissent, sans pourtant engraisser par trop. Dans les autres animaux qui ont du suif, il y en a moins que chez les moutons, qui en ont une quantité extraordinaire. Les moutons acquièrent de très forts rognons plus vite que tout autre animal. {b} L’humidité s’y renfermant, ainsi que l’air, la crampe saisit les moutons, qui meurent en un instant. Par l’aorte et la veine, la maladie monte immédiatement jusqu’au cœur ; et il y a des canaux qui se continuent jusqu’aux reins à partir de ces veines. »
- Traduction de Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, 1885.
- γινεται γαρ περινεφρα ταχιστα των ζωων ταπροβατα παντων, où περινεφρα est traduit par « très fort rognons » et non par « graisse autour des reins ».
À ma connaissance, Riolan a été le seul à avoir fait de cette antique néphrose graisseuse du mouton {a} une maladie humaine fictive, dans le livre ii de son Anthroprographia (Paris, 1649) chapitre xxvi, De Renibus, pages 143‑144 :
Observabis diligenter adipem Renibus circumfusum, qui non tantum instar fomenti, sed etiam Emunctorij et Spongiæ modo comparatus est, ad excipiendas sordes Renum, inde Morbosa Græci περινεφρια vocant ; quoties Renes vndequaque pingunide obruuntur. Hoc malo magis afficiuntur animalia, quæ sero pinguescunt, maximè autem ouis, vt etiam intereat. In causa est pabuli vbertas, qualis in Leontino agro Siciliæ. Itaque nonnisi, vbi appetit serum diei, educunt pecudes in pascua, quo minùs capiant cibi, ex Aristotele, libro 3. de historia animalium, et libro 3. de partibus animal. cap. 9. addit, cum cæteris animalibus Renes habere pingues proficiat et plerumque totos obesos habeant, ouibus hoc lethale est, quamobrem hominibus etiam qui vitio Renum laborant, quamquam pinguescere iuuat, tamen si pingues admodum efficiantur, dolores profecto accidunt lethales. Itaque humore flatuque intercluso celeriter præ syderatione intereunt. Namque per Venam et Aortam, statim vitium ad Cordis sedem transuehitur : meatus ex iis Venis ad Renes continui pertendunt.[Vous observerez soigneusement la graisse siégeant autour des reins, qui leur sert non seulement d’aliment, mais aussi d’émonctoire et d’éponge pour extraire leurs déchets ; d’où vient, chaque fois que les reins sont étouffés par la graisse, la maladie que les Grecs appellent περινεφρια. {b} Ce mal affecte surtout les animaux qui engraissent trop vite, mais principalement le mouton, chez qui il est mortel. La cause en est la richesse de la nourriture, telle qu’on la rencontre dans la campagne de Lentini en Sicile : on ne mène les bêtes au pâturage qu’à la fin de la journée pour qu’elles s’alimentent moins, d’après Aristote, au livre iii de l’Histoire des animaux. {c} Au livre iii, chapitre ix, des Parties des animaux, {d} il ajoute qu’avoir des reins gras profite aux autres animaux et qu’ils les ont parfois obèses, mais est mortel pour les moutons ; cela explique aussi que chez les hommes qui souffrent d’une anomalie des reins, bien qu’il leur soit utile d’engraisser, surviennent assurément des douleurs létales s’ils deviennent trop gros. Ces morts sont dues à la nécrose que provoque une accumulation rapide d’humeur et d’air, laquelle se transporte au cœur par la veine et l’aorte, car les branches adjacentes issues de ces veines vont droit aux reins]. {e}
- Elle correspond probablement à la maladie ovine dite des reins pulpeux qu’on sait due à une infection bactérienne (clostridiose).
- Sic pour περινεφρα : v. note [31], Responsio ad Pecquetianos, 4e partie, pour une autre référence de Riolan à cette affection, avec la même variante orthographique.
- Traduction de Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, 1883 :
« Les viscères des animaux s’engraissent plus particulièrement dans la région des reins [περινεφρα] […]. Les animaux à suif sont toujours sujets à des maladies des reins, qui atteignent plus spécialement les moutons, qui meurent quand les reins sont absolument couverts de graisse. Ces maladies tiennent à un excès de nourriture, comme dans les pâturages de Sicile près de Léontium. Aussi ne lâche-t-on les troupeaux que très tard à la fin du jour, pour qu’ils prennent moins de nourriture. »- V. supra.
- Les veines qui concluent dans le flou cette singulière interprétation d’Aristote (que Riolan admirait aveuglément, v. note Patin 30/901) pourraient être la veine cave inférieure et les veines rénales.
Fidèle à ses convictions et comme Charles Le Noble le lui avait timidement concédé (v. notule {a}, note [3], seconde partie de sa lettre), Jean ii Riolan faisait directement passer le chyle de la veine cave supérieure au ventricule gauche, sans traverser les poumons.
Je ne suis cependant pas parvenu à comprendre pourquoi Riolan évoquait ensuite « maintes parties spermatiques » ; dans la première partie de sa lettre (v. sa note [7]), Le Noble avait simplement mentionné les testicules pour illustrer l’idée que des écoulements ralentis seraient utiles dans certaines transformations de substances corporelles.
Jean ii Riolan défendait énergiquement le fondement de la théorie humorale (humorisme) prônée par Hippocrate et amplifiée par Galien, dont le dogme principal établissait que la santé et les maladies dépendent du mélange équilibré ou perturbé des quatre humeurs corporelles, sang, bile, atrabile et pituite.
Le traité hippocratique sur la Nature de l’homme ne contient qu’un seul livre divisé en 15 chapitres. Le 2e me semble clairement exposer ce que Riolan voulait dire (Littré Hip, volume 6, pages 35‑37) :
« Quant aux médecins, suivant les uns l’homme n’est que sang, suivant les autres que bile, suivant d’autres que pituite ; et eux aussi tiennent tous le même raisonnement. Ils prétendent en effet qu’il y a une substance unique (choisie et dénommée arbitrairement par chacun d’eux), et que cette substance unique change d’apparence et de propriété sous l’influence du chaud et du froid, devenant de la sorte douce, amère, blanche, noire, et tout le reste. À mon avis, cela non plus n’est point ainsi. En opposition à ces opinions et à d’autres très voisines que la plupart soutiennent, moi je dis que si l’homme était un, jamais il ne souffrirait ; car où serait, pour cet être simple, la cause de souffrance ? Admettant même qu’il souffrît, il faudrait que le remède fût un aussi. Or, les remèdes sont multiples. Il y a en effet dans le corps beaucoup de substances qui, s’échauffant et se refroidissant, se desséchant et s’humectant l’une l’autre contre nature, produisent des maladies ; d’où il suit qu’il y a beaucoup de formes de maladies et en même temps beaucoup de traitements pour ces formes ; suivant moi, soutenir que l’homme n’est que sang et rien autre chose, oblige à montrer qu’il ne change pas de forme ni ne prend toutes sortes de qualités, et à signaler une époque, soit dans l’année, soit dans l’âge, où le sang seul paraisse existant ; car il faut bien qu’il y ait au moins une époque où cette humeur se fasse voir exclusivement. Mon objection est la même contre ceux qui prétendent que l’homme n’est que bile ou pituite. Quant à moi, les principes que je dirai constituer l’homme, et dans le langage habituel et dans la nature, je montrerai qu’ils sont constamment et identiquement les mêmes, et dans la jeunesse, et dans la vieillesse, et dans la saison froide, et dans la chaude ; je donnerai les signes et dévoilerai les nécessités de l’accroissement et de la diminution de chaque principe dans le corps. »
À mon sens, Riolan reprochait à Charles Le Noble d’avoir trop défendu, dans sa lettre, l’idée que tout le chyle se transformait en sang, sans garder son essence pituiteuse.
Jean ii Riolan était de mauvaise foi : dans la 3e partie de sa première Responsio à Jean Pecquet (1652, pages 153‑154), il avait exposé son vif désir d’obtenir à Paris la même autorisation de disséquer des condamnés pendus après avoir été copieusement nourris, mais il avait dû essuyer un refus ou changer d’idée ; peut-être par crainte de voir ce qu’il ne voulait pas croire, à savoir que des lactifères thoraciques sont présents et que leur disposition générale est identique chez tous les mammifères.
En somme, Jean ii Riolan admettait l’existence des lactifères thoraciques mais continuait à croire qu’ils ne servaient à rien.
J’ai mis entre crochets ma traduction de quicquid scipseris de peristaltico motu istis tubulis insito, qui tantum intestinis convenit carnosis, parce que ce passage a été rayé d’un épais trait de plume dans l’exemplaire numérisé qui sert à notre édition, issu de la Bibliotheca Colbertina [Bibliothèque de Jean-Baptiste Colbert], puis de la Bibliotheca Regia Monacensis [Bibliothèque royale de Munich]. Comme cela le rend difficilement lisible, j’ai consulté l’exemplaire conservé par la BIU Santé (cote 31610, sans aucune marque de provenance) : à ma grande surprise, on y voit la même biffure, mais l’encre en a heureusement pâli, ce qui m’a permis de garantir ma transcription. Il faudrait consulter d’autres exemplaires pour savoir si ce caviardage est une simple coïncidence ou s’il peut manifester un remords de Riolan. Son esprit pouvait être troublé car je remarque en outre que le latin de toute cette phrase de déni est inhabituellement embrouillé et n’est traduisible qu’en y posant des béquilles.
« Pas d’intervention d’un dieu, à moins que le dénouement ne l’exige », Horace sur la manière de composer une tragédie (L’Art poétique, vers 191‑192) : Jean ii Riolan ne s’avouait pas vaincu, mais ne semblait plus y croire ; il autorisait Charles Le Noble à publier sa lettre en le mettant sous son aile protectrice, tout en sachant qu’elle contenait de quoi apaiser la tempête du chyle, avec l’intuition de ses deux formes empruntant chacune sa voie (v. note [17] de sa première partie). Je me demande pourtant si Riolan s’est donné le mal de comprendre le terrible latin de Le Noble au delà de son affirmation que le cœur ne fabrique pas le sang.
Riolan a continué d’écrire, mais hormis l’Appendix à sa présente lettre (qui suit), seules ont paru ses Responsiones duæ et la réédition de son Encheiridium anatomicum et pathologicum (Paris, 1658), qui a été traduite en français en 1661, avec le Discours contre la nouvelle doctrine des veines lactées : il ne s’y est pas référé aux idées originales de Le Noble et a continué de nier fermement toute utilité à l’arrivée du chyle dans le cœur.
En revanche, le Clypeus de Guillaume de Hénaut (1655) a sans délai et copieusement critiqué la lettre de Le Noble, et pour cause puisqu’il a été à mon avis rédigé par Jean Pecquet, qui, lui, avait bien compris qu’elle menaçait très sérieusement sa théorie nouvelle de la sanguification cardiaque.
V. note Patin 5/1402 pour Le Cœur détrôné, Discours de l’usage du foie, où il est montré que le cœur ne fait pas le sang… de Pierre Vattier (Paris, 1660), prouvant que Riolan et Le Noble n’ont tout de même pas entièrement prêché dans le vide.
Page 30, observationes raræ et novæ de venis lacteis.
Præstantissimo viro,
d. Carolo Le Noble,
Doctori Medico Rothomagensi,
et Anatomico peritissimo
Ioannes Riolanus S.D.
Non possum satis laudare tuam vete-
ris Medicinæ obseruantiam, et cultu-
ram, vt animaduerto, ex tuo Opus-
culo erutito, de Venis Lacteis Thora-
cicis, in quo restituis Hepati suum officium san-
guificandi, quod insolenter admodum Pecque-
tus, eiúsque sectatores duo Medici Parisienses,
Mantellus et Mersennus ei præripere conantur.
Proh facinus horrendum, in decus Scholæ Pa-
risiensis, deterius ipsâ probatione Anatimonij, de
quo nunc animosè certatur.Ab initio Mundi et creato Adamo hanc præ-
rogativam Iecur obtinuit, tot sæculorum spatiis
confirmatam possessionem ei nunc denegare ini-
quum, ne dicam impium. Pontificiis Imperato-
riisque sanctionibus cautum est, ne cui longæva
et indubitata possessio auferatur ; atque Valen-
tiniani Augusti hæc Principe digna vox fuit ; Quis
ferat institui iurgia, quæ aui proauique nesciuerunt ?
quænam alia improbum litigatorem tam valida de-
Page 31, observationes raræ et novæ de venis lacteis.
fensio summouebit, si neque sæcula in infinitum non
defendunt ? Adiungam illud Senecæ ; Id verum
est, in quo plurimæ gentes consentiunt. Tu verò adeo
validis et inuictis rationibus Hepati ius et offi-
cium sanguificandi asseruisti, vt non sit amplius
ea de re dubitandum. Tuis adhuc hanc rationem
addam. Cor principale totius corporis mem-
brum non potest nisi quàm fungi officio, ex
Aristotele, primo Polit. Nihil tale efficit Natura,
quale fabri ferrarij Gladium Delphicum, parcè,
tenuiter et angustè, sed singula ad singulos vsus ;
sic enim absolutissimum et perfectissimum fuerit
vnumquodque instrumentum, si non multis ope-
ribus, sed vni seruiat. Id exemplis Cordis et He-
patis demonstrabo. Cor principale corporis
membrum non potest, nec debet nisi quàm vnico
fungi officio, quod est Sanguinem assiduè attra-
here, ex Hepate proximo, vt redat arteriosum.
Id præstat calore suo ; Calor ille insitus excitatur
et fouetur, eius motu perpetuo dilatationis et
constrictionis, vt attractum Sanguinem per Ve-
nas, mox in Corde excalefactum per arterias ex-
pellat, in vniuersum corpus, ad restaurandaum et
conseruandum calorem partium remotarum, at-
que vt indesinenter Cor moueatur, et vt istam vni-
cam actionem edat, Sanguinis Circulatio in Cor-
de diu noctúque necessaria est. Iecoris vnicum
est officium sanguificatio. In vestibulo Iecoris,
id est Vena Porta fit separatio excrementorum
manifesta, bilis, et humoris melancholici à parti-
bus attrahentibus istis humores excrementitios,
tumque remanet sanguis purus et sincerus, diffu-
sus per substantiam Hepatis, vbi excoquitur, et
Page 32, observationes raræ et novæ de venis lacteis.
præparatur Cordi. Propterea ineptum et ridi-
culum istud officium, bilem solam eliciendi ex
Sanguine ad eam partem refluo per Venas, et no-
uum istud officium nuper adnexum à Bartholi-
no, et à Pecqueto confirmatum, aquas puras dul-
ces colligendi et refundendi in receptaculum
Lacteum, vt deducantur ad Cor. Itaque Iecur
diuersas substantias trahet, et continebit, ama-
rissimas et dulces, atque per diuersos Canales ex-
purgabit. Ergo Cor erit Archimagirus, Iecur
lixa, siue Aquarius, suppeditans aquas, ad euer-
renda vasa Lactea.Dum hoc scribo, mihi succurrit altera ratio
non contemendenda ; si inter duos renes situm est
Chyli receptaculum, tenuissima membrana cin-
ctum, renes sæpe ratione copiosi adipis circum-
fusi, sunt obnoxij amplis tumoribus, qui in abs-
cessus degenerant, et sanantur Cauterio profun-
dè adacto, vsque ad renem : Tum necessum est
istud receptaculum Chyli grauiter affici, erodi
ac putrescere, ex fluitante pure inter duos renes.
Nihilominus consumpto receptaculo ægri, vi-
uunt, et post sanationem diu sunt superstites.
Inde colligo nullum Chylum ad Cor quotidie
repere, sed ad jecur totum deferri : hunc affectum
designavit Aristoteles, et περινεφρια vocauit.Tu vero, Vir Nobilis, istas Venas Lacteas
alteri vsui destinas, qui probabilis est, et ad meas
coniecturas accedit, scilicet sanguinem Chy-
lo conflatum in Hepate, vniformem esse, sordi-
bus suis defæcatum, tenuiorem vero Chylum per
Venas Lacteas ad Cor deductum, arterioso San-
guini permisceri, vt aliqua ex parte pituitosus
Page 33, observationes raræ et novæ de venis lacteis.
reddatur ; quæ substantia in sanguine necessaria
est, vt partes Spermaticas quam plures in corpo-
re nutriat, quæ talem sanguinem desiderant. Sed
Hippocrates lib. i de Natura humana, et Gale-
nus variis in locis scribunt, sanguinem in Hepate
crassioribus sordibus variis depuratum, remane-
re adhuc multiformem, ex quatuor humoribus
conflatum, vt partes nostri corporis variæ sub-
stantia et temperamento, inueniant alimentum
sibi analogum ; atque prout alteruter humor des-
ciscit ab ista vnione, et prædominatur aliis, inde
morbi varij in corpore generantur. Tuam con-
iecturam probabilem non repudio, neque meis
coniecturis renuntiabo.Quod spectat ad tuam Obseruationem factam
in corporibus humanis bene pastis vt decet,
quinque horis ante strangulationem, mox dis-
sectis : Miror et laudo tuam curiositatem, quæ id
impetrauit ab æquissimo Senatu Rothomagensi,
boni publici amantissimo, vbi publicè demonstra-
sti istas Venas Lacteas Mesentericas et Thoracicas.
Tua descriptio in homine discrepat ab ea quam
delineauit Pecquetus in Canibus, longè dissimi-
lis à Bartholini descriptione in Homine. Tuæ rela-
tioni magis fido, quum agnoscam te valde peri-
tum, et deditum rebus Anatomicis, atque manu
propriâ id opus agitâris. Verùm ratione itineris
flexuosi, et amborum canalium coïtus in vnum
ramum sinistrum, qui exilibus ramusculis in v-
tramque axillarem inseritur, cum deberent esse
ampli in fine, vt in exortu, deficiente susrum fa-
cultate attractrice, et infra impellente sursum,
quicquid scipseris de peristaltico motu istis tu-
Page 34, observationes raræ et novæ de venis lacteis.
bulis insito, qui tantum intestinis convenit car-
nosis ; Non credo magnam portionem Chyli as-
cendere ad subclauias. Fateor tuum scrutinum
Anatomicum admirabile præ cæteris mihi pla-
cere, et dignum iudico editione publica, vt om-
nes, qui nouitatibus delectantur, rei veritatem
à Te fideliter et accuratè descriptam agnoscant,
quam scriptis meis testabor, atque Tibi ero in
æternum deuinctissimus, propter studia nostra
Anatomica communia, quæ nunquam deseram
quamdiu spiritus hos reget artus, tuisque cœptis
semper fauebo.Nec Deus intersit, nisi nodus vindice dignus
Inciderit.
"Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la
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